Robert Crumb, figure de proue de la bande dessinée underground américaine, revient dans les bacs avec «Genèse», un ouvrage épais (200 pages) où il se borne à interpréter le premier livre de la Bible sans chercher à y insérer ni sa satire habituelle, ni ses obsessions sexuelles ni sa subversion. Déclin me direz-vous ? Pas du tout ! Parti à l'origine pour faire grincer les dents de ses contemporains, il s'est rapidement rendu compte, en (re)lisant le texte, de la nécessité d'une retranscription visuelle fidèle : «À l'origine, je voulais faire une adaptation satirique d'Adam et Ève. Mais en relisant
la Genèse, je me suis dit que c'était un texte d'une puissance si grande, qu'il n'était aucunement besoin d'en faire une adaptation."
Cette fidélité volontaire à l'oeuvre initiale invite le lecteur à se plonger dans un texte difficile, repoussant, et, par voie de fait, à le saisir non plus comme un objet intouchable, sacré, mais comme un objet historique : la matérialisation, par le dessin, de la situation banalisée de l'esclavage, la description des mariages, la mise en perspective d'un Dieu paternaliste, etc. : le dessin de Crumb, par son goût prononcé du détail, dépouille le texte de sa sacralité pour mieux le réintroduire dans le giron des affaires humaines.
Il révèle, matérialise une société holiste, où la subjectivité n'a pas sa place : les expressions sont figées, la parole est monopolisée, la sphère publique absente. Rien qui fasse penser aux moeurs démocratiques en somme ! C'est précisément en cet endroit, en cette volonté de fidélité au texte, que l'auteur réintroduit finalement son goût immodéré pour la satire : «je ne crois pas que la Bible soit la parole de Dieu. Je crois que c'est la parole des Hommes. Néanmoins, c'est un texte puissant avec plusieurs strates de sens qui plongent profondémment dans notre conscience collective, notre conscience historique si vous voulez» nous dit-il.
Ainsi, pas besoin de sortir du texte pour ironiser. Il suffit de le mettre en image pour y parvenir : la sacralité du texte ne résiste en effet pas une seconde face au pouvoir historicisant du dessin réaliste. «Pas besoin d'en faire une satyre, c'est déjà de la folie furieuse» nous rappelle Crumb, signifiant par là l'absurdité des partisans d'une interprétation littérale des Livres des grandes religions, partisans en fait d'un monde déterminé, totalitaire.
Pari réussit donc pour un auteur qui n'a eu de cesse de rappeler - je pense aux multiples facettes que Crumb donne à voir de lui même dans des oeuvres telles que «Mr.
Snoïd» ou «
Mes problèmes avec les femmes» -, combien l'Homme est enclin à l'aliénation, à la soumission et aux illusions rassurantes induite par tout manichéisme.