Bien avant l'effondrement des «Twin Towers», ou que la lutte contre le terrorisme soit devenue l'un des principaux enjeux de sécurité des Etats du XXIe siècle, l'imminence d'une attaque contre l'«Empire américain» et l'éventualité d'un probable choc civilisationnel entre Orient et Occident («
Les Noms», 1990), voire celle d'un attentat ayant pour cible le World Trade Center («
Joueurs», 1977), avaient déjà été détectées par les capteurs très sensibles d'un des auteurs actuels les plus doués à passer au crible la société moderne. Rien de surprenant, donc, que
Don DeLillo ait par la suite consacré un roman aux événements terribles, défiant toute imagination, survenus le 11 septembre 2001.
«Mes livres parlent de peur et de menace car, depuis l'assassinat de Kennedy, la culture américaine est entrée dans la tourmente», déclarera l'auteur dans une interview accordée en 2018, une dizaine d'années après la parution de son livre.
Don DeLillo s'attèle en effet, depuis une cinquantaine d'années, à circonscrire les impacts subjectifs de ce que l'italien
Claudio Magris avait défini comme «un processus planétaire de déracinement des individus de leurs attaches fondamentales» ; à inventorier les séquelles provoquées par l'avènement d'un néolibéralisme économique indifférent à toute considération humaine ou principes humanistes, par la standardisation atterrante de nos démocraties occidentales, par cette froideur croissante qui s'y installe insidieusement, souvent sous les traits aguicheurs d'un matérialisme narcissique effréné et d'une accélération technologique facilitatrice, addictive et dissolvante ; à illustrer les effets très paradoxaux d'insécurisation provoqués par une évaluation permanente des risques et dangers contre lesquels on nous invite sans cesse à nous protéger, par la polarisation croissante entre individus et groupes sociaux d'appartenances différentes aboutissant à une judiciarisation progressive des rapports humains ; ou encore, dit tout simplement, et ainsi que l'avait déjà prévu Heidegger, par le triomphe écrasant de la Technique au détriment de l'Être. Les personnages de
Don DeLillo ne cesseraient de l'exprimer à travers leurs sentiments diffus de vivre de manière incertaine, hasardeuse, fragmentaire, compartimentée.
Oracle de la postmodernité ? Fasciné par les langues anciennes et par les vestiges épigraphiques du passé (ici encore, l'un des personnages du roman, Lianne, assistante éditoriale, travaille au moment des attentats à la relecture d'un ouvrage portant sur les
alphabets antiques), l'aptitude de l'écrivain à scruter l'air du temps semble néanmoins relever davantage d'une observation fine et distancée de son époque, associée à cette faculté d'intuition indispensable au décodage de ces signes élémentaires qui font du langage humain un catalyseur potentiel de sens et un miroir des civilisations qui l'ont forgé, plutôt que d'un mécanisme quelconque de divination ou d'un exercice littéraire de libre-anticipation…
«Mais c'est bien pour ça que vous aviez construit les tours, non ? N'ont-elles pas été conçues comme des fantasmes de richesse et de puissance, destinés à devenir un jour des fantasmes de destruction? C'est pour la voir s'écrouler que l'on construit une chose pareille. La provocation est évidente. Quelle autre raison aurait-on de la dresser si haut puis de la faire en double, de la dupliquer ? Ce que vous dites, c'est : La voici, démolissez-la», lance, provocateur, un des personnages de
L'HOMME QUI TOMBE, Martin, Européen de passage à New York le lendemain des attentats.
Car chez DeLillo, tout est signe, et son écriture, pourrait-on dire, autant cursive et analytique que pictographique et condensée de sens possibles à décrypter par le lecteur… Dans
L'HOMME QUI TOMBE, plus que partout ailleurs dans l'oeuvre de l'écrivain, la narration s'appuie sur des paragraphes courts et des arrêts-sur-image. Chromos des débris matériels et immatériels de la catastrophe, épinglés par une sorte de scribe moderne muni d'un Polaroïd («C'est avec
Les Noms que j'ai compris à quel point le roman était une expérience visuelle. J'ai commencé à écrire en paragraphes plus brefs, en utilisant une feuille par paragraphe, ce qui m'a permis de mieux voir les mots, la forme des mots, la forme des lettres dans les mots. J'étais en Grèce, et l'idée m'est venue en contemplant les inscriptions en langues anciennes sur les monuments»).
Le titre original du roman, «Falling Man», reprend celui de la célèbre photographie de Richard Drew, censurée dans un premier temps par les médias américains (après avoir fait la couverture du «Times») et devenue depuis l'une des plus iconiques du 11 septembre. Figurant un homme en chute libre, tête la première, corps aligné en parfaite verticalité par rapport à la tour, une jambe légèrement fléchie sous l'autre, l'image inspire à l'un des personnages périphériques du roman, David Janiak, des performances qui diviseront l'opinion publique, la presse et les autorités new-yorkaises : à l'aide d'un harnais de sécurité, Janiak se laisse suspendre aux immeubles, ponts et monuments de la ville reprenant exactement la position du «Falling Man». L'acteur-performer transforme ainsi son corps en signe vivant, pré-écriture picturale d'un des nouveaux arcanes modernes de la terreur. Lianne le verrait bien, d'ailleurs, figurant sur une planche supplémentaire au Tarot de Marseille. (Et, pourrait-on peut-être rajouter, dont la ressemblance avec l'arcane déjà existant du «Pendu» ne serait qu'apparente et superficielle -même position, même verticalité, même jambe repliée-, car, en l'occurrence, «Falling Maun» incarne un archétype nouveau : celui de l'homme évoqué plus haut par Magris, arraché à toutes «attaches fondamentales»).
(Cette image de la chute de l'Etre, outre l'évocation du 11 septembre à travers le cliché de Richard Drew, ne pourrait-elle, à un autre niveau, devenir pour nous une sorte de Sphynx des temps modernes : «déchiffre-moi ou je te dévore" ? La date du 11 septembre 2001 ne serait-elle d'autre part susceptible de constituer, dans un futur lointain, à l'instar de celles de la chute de Constantinople ou de l'invention de la machine à vapeur, un marqueur temporel diviseur entre deux ères de l'histoire de l'humanité? – Je m'égare…)
Il suffit de fermer les yeux et revoir mentalement les avions percutants les tours pour se rappeler la sidération abyssale dans laquelle nous étions plongés à des milliers de kilomètres de là, assis devant nos écrans à les regarder tourner en boucle, comme au ralenti, sans pouvoir nous en détacher.
«Chaque fois qu'elle voyait la vidéo des avions, elle avançait un doigt vers la touche d'arrêt de la télécommande. Puis elle continuait à regarder. le second avion surgissant de ce ciel bleu glacier, c'était la séquence qui entrait dans le corps, qui semblait lui courir sous la peau, la course brève qui emportait des vies et des histoires, les leurs et la sienne, toutes, quelque part ailleurs, loin au-delà des tours».
Keith, rescapé des attentats -qu'on voit au début du roman émerger d'un «espace-temps de pluie de cendres et de presque nuit» tout en serrant étrangement dans ses mains une mallette qui ne lui appartient pas- rentre chez son ex-femme, Lianne, qui accepte comme une évidence qu'il s'y réinstalle. «La longue spirale descendante du temps» vécue par le couple reformé malgré eux et par leur environnement proche, sert de fil conducteur fragile au récit des jours de l'après-attentat, bâti à l'image des brisures qui ont pénétré les corps et les esprits de ses personnages -éclats de verre et d'acier, lambeaux de chair, «shrapnel organique». Âpre et désaffectée, envahie régulièrement par ces mêmes «pensées surgies de nulle part» qui les hantent, la narration, par moments erratique et morcelée, frôle ainsi de très près les contours même de l'expérience que traversent ces derniers.
L'HOMME QUI TOMBE : dépourvu pourtant de tout effet spectaculaire, de tout pathos inutile..!Le seul pathos qu'on pourrait légitimement lui attribuer serait justement ce «pathos en négatif» qui menace la conscience moderne –poussé ici, par la force des choses, à ses derniers retranchements- à savoir, cette technique de survie (à laquelle on semblerait de plus en plus prêts à recourir par les temps qui courent…), élevant la volatilité, les hésitations et les contradictions de ses personnages au rang de système de conduite.
La lecture de ce livre pourrait résulter une épreuve difficile pour le lecteur qui s'attendrait à une mimésis classique, «romancée» des évènements : en réussissant à insuffler à l'écriture de son roman les effets du traumatisme qu'elle cherche à retranscrire, DeLillo instille chez le lecteur aussi des états proches de l'hébétude dans laquelle évoluent ses principaux protagonistes (y compris les terroristes, Mohammed Atta et «Ahmad», personnages eux-aussi du roman, suivis jusque dans leurs derniers instants de déréliction avant le choc contre la tour nord).
L'HOMME QUI TOMBE ne se résume pas pour autant à une vision hasardeuse et déroutante des incidences subjectives des attentats du 11 septembre sur quelques-uns de leurs protagonistes. Invitant, grâce au génie caractéristique d'une des plumes les plus ambitieusement chirurgicales de toute la littérature contemporaine, à les sortir définitivement des raisonnements réducteurs autour d'un supposé «axe du Mal» à combattre, pour les replacer dans un contexte plus large, multifactoriel et multilatéral, et notamment comme une conséquence inévitable du déséquilibre à échelle planétaire provoqué par un nouvel ordre mondial dont, hélas, d'autres catastrophes terribles sont à craindre dans un avenir plus ou moins rapproché… -
Don DeLillo aura, à mon sens, signé l'ouvrage le plus complet, pur chef-d'oeuvre de toute la littérature engendrée par les attentats du 11 septembre jusqu'à ce jour.