Caracalla, empereur dégénéré, monument à la fois ridicule et effroyable de la décadence, se rend lui aussi au cap Sigée où se trouve la cendre d’Achille. Par politique, par bêtise, par mégalomanie, il voudrait être Achille, il veut faire comme lui – croyant qu’on peut reproduire des gestes à l’identique, croyant que cette reproduction confère mécaniquement ou magiquement la gloire et la grandeur qui leur étaient attachées. Parmi ces gestes, il y a, sublime, celui de pleurer la mort de l’ami, Caracalla veut faire de même. Fâché de n’avoir pas d’ami mort à disposition, il s’en trouve un et le fait égorger proprement, pour le pleurer à son aise comme Achille pleura Patrocle. Cette sinistre comédie s’achève par une image dont on ne sait s’il faut en rire ou en être accablé. Achille avait coupé sa chevelure et jeté les mèches dans le bûcher de Patrocle, Caracalla s’en avise. Mais il est très dégarni. Et les soldats qui l’entourent de regarder alors, narquois, pleins d’un insurmontable et dangereux mépris, cet histrion féroce suer sang et eau pour s’arracher une maigre et galeuse touffe de cheveux. A voir agir certains, il arrive parfois que l’on se sente soldat de Caracalla.
Mais c’est aussi cela qu’il chasse : sa propre mort, comme le terme de la course. Il va si vite qu’il franchit le monde et entre en courant, tout armé, chez les morts, bousculant même les dieux. Achille est pressé de mourir, il court vers l’immortalité et il n’a pas le temps. Le choix qu’il fit d’une vie courte, ardente et glorieuse, plutôt que d’une existence longue et obscure, l’a jeté dans la course, en a fait le prompt Achille et sa beauté est celle de la flamme vive et destructrice, pour laquelle toute étape, tout repos, tout arrêt est un sursis.
Il arrive que cette vie indéfinie, que soutiennent seules la mémoire et la parole et qui est la seule, mais réelle, immortalité que les Grecs reconnaissaient aux hommes, connaisse de long assoupissements. On peut même la croire éteinte, cette vie, car la parole s’est éteinte qui prononçait leurs noms, la lecture s’est tue qui chaque jour leur redonnait un peu de sang, un peu de souffle. Elle est parfois moribonde, car il y a des époques qui ânonnent et qui balbutient, des saisons de l’oubli, de l’obscur, des temps où le monde a de petits yeux plissés qui rapidement s’offusquent d’un éclat trop étincelant, où il est fatigué de grandeur et rêve de minuscule, où il a d’autres soucis ou d’autres amours, où sa bouche édentée ne sait tout simplement plus épeler un mot grec, où ses doigts gourds ne peuvent saisir sans abîmer. Cataleptiques alors, ces héros s’enfoncent dans un sommeil de marbre, ils se laissent couler dans une mer atone, ils meurent pour longtemps, leur corps est la proie de l’archéologie. Et s’ils se réveillent, si on les réveille, il arrive qu’ils portent au visage des marques irréversibles de ce mauvais sommeil. Et il arrive qu’on les pousse, encore ensommeillés ou même mourants, sur une scène qu’ils ne reconnaissent pas et sur laquelle leurs gestes sont comme de plomb, leur bouche empâtée et grimaçante et ils ne comprennent pas ce qu’ils disent, ni ce qui leur arrive, et l’on bâille ou l’on rit, sans voir que c’est de soi que l’on rit. Parfois, ils étouffent sous un amas de feuilles qui leur fait comme une tombe, ils étouffent tant on met de papier dans leur bouche et si certains héros sont chroniquement fatigués, c’est qu’ils portent à longueur de journée des bibliothèques sur les épaules. Mais il arrive aussi qu’un coup de hache dans le bavardage, une voix forte dans le murmure exténué et radotant brise le tombeau et délie leurs membres, il arrive qu’un œil sache regarder les étoiles, qu’une main ferme prenne en frère leur main gantée de soleil.
Si je reviens à la lumière, c’est pour voir Achille, pour toute la suite des temps, en haut d’un promontoire, dansant et chantant. Même sur la mer du Nord, même dans l’Atlantique, je verrai une île grecque. Il y aura au sommet un jeune dieu éternel, un éternel jeune homme, que je fixerai. Je le vois, il danse, son corps se confond avec le soleil.
CONVERSATION
Présentée par Raphael Zagury-Orly
Avec
Vincent Delecroix, philosophe
Camille Riquier, philosophe
Corine Pelluchon, philosophe
Ce n'est jamais l'espoir qui fait vivre: ce sont les aléas de la vie qui donnent à l'espoir ses ailes ou, au contraire, les lui coupent. On le sait bien d'ailleurs: l'espoir, on le «nourrit», on le «caresse», on le «fait naître», on le «soulève», on le «suscite» - comme si, en lui-même, il n'était qu'immobile attente, tantôt confiante, tantôt naïve, de l'avènement d'un Bien, d'un événement favorable, gratifiant, bénéfique. D'ailleurs, une langue telle que l'espagnol, n'a qu'un seul verbe pour dire attendre et espérer. Aussi une vie qui ne se s'alimenterait que d'espoirs serait-elle aussi anémique qu'un amour qui ne vivrait que d'eau fraîche - car bien tenue est la limite qui les sépare des illusions, des douces tromperies (ameni inganni) dont parlait Leopardi. Certes, dans l'Ancien Testament, Dieu lui-même est nommé Espoir ou Confiance, les Pères de l'Eglise en ont fait une vertu théologale, et du «principe espérance» de Ernst Bloch la philosophie contemporaine s'est nourrie. Mais lorsqu'on dit que l'espoir fait vivre - ou que l'espoir est toujours le dernier à mourir - il faudrait entendre que pour faire vivre l'espoir, il faut d'abord commencer soi-même, autrement dit «faire le premier pas» de l'action, le mettre en mouvement en faisant «un pas en avant», en s'engageant, en allant si l'on veut vers Dieu, par la foi, en allant vers l'autre, par l'amour et l'amitié, en allant vers autrui, par la bienveillance, l'hospitalité, la solidarité.
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