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Critique de YvesParis


L'Allemagne est un pays à l'égard duquel la France entretient une méfiance atavique. Sa réunification n'a fait qu'amplifier ces peurs. le départ du chancelier Kohl et l'arrivée au pouvoir d'une équipe manifestant moins de retenue sur la scène internationale, la controverse initiée par Martin Walser en octobre 1998 autour de la « routine de la culpabilisation » et le transfert de la capitale fédérale de Bonn à Berlin ont provoqué, de ce côté-ci du Rhin, des réactions étonnantes. Dans la veine d'un Jean-Pierre Chevènement qui, déjà, en 1994, dénonçait « le retour en force de la puissance allemande » ("France-Allemagne, parlons franc", Plon), Alain Griotteray et Jean de Larsan se sont récemment lancés dans une description paranoïaque d'une Allemagne en pleine « renaissance militaire », « détonnant mélange de Reich bismarckien et de bateau ivre wagnérien » ("Voyage au bout de l'Allemagne", Éd. du Rocher, 1999). Avant eux, Yvonne Bollmann n'avait, elle non plus, pas fait dans la demi-mesure ("La tentation allemande", Éd. Michalon, 1998) : l'Allemagne renouerait, à l'en croire, avec une politique impériale, en exaltant l'autonomie des minorités germanophones de ses voisins pour les déstabiliser.

Ces ouvrages parlent moins de l'Allemagne que de la France elle-même, de ses peurs irraisonnées à l'égard d'un voisin mal aimé et mal connu avec lequel pendant quatre siècles la guerre fut le mode usuel de contact et dont la mise sous tutelle au sein de l'ensemble européen n'est soudainement plus de mise, chute du Mur et réunification obligent. C'est à cette veine que puise le titre maladroit de l'ouvrage de Philippe Delmas. A-t-il été imposé par l'éditeur, qui n'ignore pas que la peur de l'Allemagne est décidément un argument de vente efficace en France ? Toujours est-il que ce titre ne reflète en rien le contenu de l'ouvrage. À rebours des procès d'intention communément instruits à l'égard de notre voisin germanique, Philippe Delmas nous dévoile une nation en crise d'identité, soudainement confrontée à l'exercice d'une puissance qu'elle ne souhaite pas vraiment.

Philippe Delmas n'est jamais autant captivant que lorsqu'il décrit l'histoire millénaire d'un pays à la recherche de son identité. Alors que l'identité française se territorialise très vite, l'Allemagne n'a longtemps été que « l'assemblée générale des Allemands », selon la formule trois fois répétée par l'auteur (p. 22, 30, 92). Faute de territoire et d'État où ancrer son identité, la nation allemande se définit par sa culture, par sa langue. Avec Fichte, puis Strauss et Mommsen, l'essentialisme allemand tourne le dos au constructivisme français d'un Renan : on naît allemand, on ne le devient pas. Cette conception risque d'être dévoyée en race élue. Elle le sera après que l'Allemagne eut enfin achevé son unité, en 1870, dans la galerie des Glaces à Versailles (ce qui montre, si besoin en était, que c'est dans l'adversité que l'Allemagne s'est construite). le projet nazi est le monstrueux dévoiement d'une quête identitaire toujours inassouvie : en exterminant le peuple juif, l'Allemagne hitlérienne détruit « le seul peuple au monde qui partageait l'impossible quête d'une nation mais qui avait trouvé le secret d'une indestructible unité » (p. 55).

La défaite de 1945 résout en la niant cette impasse identitaire. L'Allemagne vaincue se voit imposer son identité de l'extérieur. Elle sera ce que les vainqueurs voudront : pour les États-Unis une défense avancée contre la menace communiste ; pour la France un fidèle second dans la construction d'une Europe censée lui redonner la puissance qu'elle a définitivement perdue ; et pour le Royaume-Uni, un contrepoids utile aux prétentions excessives de l'orgueilleuse puissance gaulliste. C'est en acceptant de ne plus se chercher que l'identité allemande s'est ainsi trouvée, accomplissant, durant la guerre froide, et grâce à la construction européenne et à l'Alliance atlantique sa « rédemption », selon l'heureuse formule de Zbigniew Brzezinski.

Mais voilà qu'avec la réunification d'une part et la fin de la guerre froide d'autre part, l'Allemagne retrouve tout à la fois un territoire et un destin. Il n'est guère surprenant qu'elle connaisse quelques difficultés à gérer cette responsabilité nouvelle. Cela excuse ses maladresses : en reconnaissant prématurément l'indépendance de la Slovénie et de la Croatie en décembre 1991, elle a cru oeuvrer pour la paix. Aujourd'hui comme hier, la définition d'une identité allemande ne va pas de soi. L'Allemagne, c'est d'abord un territoire, amputé de la Silésie, de la Prusse orientale et de l'est du Brandebourg (la reconnaissance de la ligne Oder-Neisse fut le prix – cher ? – payé par Helmut Kohl pour arracher la réunification à ses voisins réticents).

L'Allemagne, c'est ensuite une population qu'unissent non seulement les liens du sang (le droit du sang conduit à reconnaître la nationalité allemande à des Roumains ou à des Ukrainiens dont la « germanité » est toute théorique) mais de plus en plus les liens du sol : la réforme du code de la nationalité, promise par le gouvernement Schröder, permettra de naturaliser des populations, notamment turques, souvent installées depuis des générations.

L'Allemagne, c'est enfin une mémoire. Et c'est là que les difficultés sont les plus grandes. D'une part, la mémoire allemande est douloureuse. Si Auschwitz constitue une tâche indélébile dans l'histoire du peuple allemand, le travail de mémoire conduit à réinterpréter l'Holocauste. La « querelle des historiens » (Historikerstreit) avait ouvert la voie qui, sans banaliser la Shoah, avait simplement tenté de l'historiciser. La controverse Walser-Bubis va plus loin et pose la question de l'oubli nécessaire : l'Allemagne peut-elle vivre indéfiniment dans la culpabilité des crimes commis, demande Walser ? Ne risque-t-elle pas d'hypothéquer son avenir sous prétexte de racheter son passé ? Non contente d'être douloureuse, cette mémoire est, d'autre part, divisée. À l'Est c'est moins la culpabilité nazie qui « ne passe pas » (l'expression est de Ernst Nolte) que celle plus récente du totalitarisme communiste. Comment peut-on vivre ensemble quand son propre voisin, son propre époux était hier informateur de la Stasi ?

Loin d'une Allemagne inquiétante, Philippe Delmas nous révèle une Allemagne inquiète. À rebours du « modèle » économique et social souvent envié, l'économie sociale de marché allemande est en crise. Des coûts salariaux prohibitifs et le conservatisme des syndicats sont autant de handicaps face à la mondialisation. La construction européenne coûte plus qu'elle ne rapporte. Elle a conduit à l'abandon du Deutschmark, lequel constituait peut-être la seule source de fierté nationale. Dénonçant un « moteur » franco-allemand privé de dessein, Philippe Delmas achève son ouvrage par un vibrant plaidoyer européen. À la fois pour calmer les peurs françaises et donner un sens à la quête identitaire de l'Allemagne, il n'appelle pas seulement à une relance de la construction communautaire, mais, avec plus d'ambition (plus d'irréalisme ?) à la constitution avec l'Allemagne d'une puissance commune. Car « l'une sans l'autre aujourd'hui, c'est l'une contre l'autre demain ».
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