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Madame Diogène » est un roman assez court (140 pages) d'
Aurélien Delsaux. Edité en août 2014 chez Albin Michel Editions, cet ouvrage n'est pas une biographie de la vie de la femme de Diogène, ce philosophe grec de l'Antiquité, connu tantôt comme un débauché, tantôt comme un ascète sévère et volontaire. En fait,
Aurélien Delsaux a écrit ce livre en référence au syndrome de Diogène, syndrome caractérisé par une négligence extrême de sa propre hygiène corporelle, par une accumulation domestique d'objets hétéroclites ou par une relation inhabituelle aux objets, par l'absence de toute honte liée au déni de son propre état, par un fort isolement social (on parle de misanthropie de survie), par le refus de toute aide extérieure (aide vécue comme intrusive), et par une personnalité pré-morbide (source : Wikipédia). Bref, c'est du lourd !
Madame Diogène ne vit pas dans un tonneau mais dans un appartement transformé en terrier. Elle y a accumulé au fil du temps des tombereaux d'immondices dont les remugles ont alerté les voisins. Elle n'en a cure, elle règne sur son domaine, observe le monde de sa fenêtre, en guette l'effondrement et le chaos. Plongée vertigineuse dans la folie, analyse minutieuse de la solitude radicale, ce premier roman d'
Aurélien Delsaux explore avec une force et une maîtrise étonnantes un territoire aussi hallucinant qu'insoupçonné. L'héroïne de cet ouvrage est donc une vieille femme atteinte de ce syndrome ; elle a perdu le seul être qui lui était cher, à savoir Georges, son jeune frère. Les faits remontent à la petite enfance de
Madame Diogène ; dans son délire chronique, elle revoit son père, en monstre des marais, lui apportant le corps inerte du jeune noyé. Elle vit seule et elle est à la retraite (il n'est pas exclus qu'on l'est licenciée). En pleine détresse humaine, soixante ans après, ayant quasiment perdu l'usage de la parole, elle survit dans son cloaque, observant les individus, leurs bruits et leur vaine agitation. L'odeur épouvantable qui filtre de son appartement lui attire la haine et la colère de ses voisins : égoïstes, indifférents, ayant peur de leur propre vieillissement, ils sont insensibles au drame personnel qui se joue à leurs portes. Pour eux,
Madame Diogène n'est qu'une folle et ils n'ont de cesse de la faire expulser par la police, par les pompiers. L'enfer, c'est les autres !
Madame Diogène bouge, grignote, mâchonne, entrebâille son vasistas, observe le monde qui l'environne (des visages pâles, qui vont, qui viennent et ne s'arrêtent pas, des fantômes qui se trainent, des loques qui insultent les passants), et elle parle à son chat mort. Elle est à son poste de vigie, et ce n'est pas la vanité des journées ou le vide de sa vie qui l'étonne ; non, c'est qu'il y ait encore quelque chose au-dehors. Ce monde urbain l'écoeure avec ses bouches de métro qui ressemblent à des gueules édentées vomissant un flot d'êtres humains.
Madame Diogène se réfugie dans son tonneau, y enfouissant son passé, se composant son univers avec l'émerveillement d'un singe qui se prendrait pour Dieu, se refusant à trier, classer, nettoyer et obéir (son facteur est obligé de glisser le courrier sous sa porte ; sa nièce et son assistante sociale doivent montrer patte blanche pour lui rendre visite).
Madame Diogène a peur que ses voisins pénètrent dans son tonneau, qu'ils la démembrent et la décervellent. Sa vie est une suite hallucinée d'images et de souvenirs, réels ou inventés, et transformés. Un sentiment maternel l'habite vis-à-vis des petites bêtes qui grouillent dans son appartement.
Madame Diogène qui n'attend plus personne, plus rien, aimerait tant retourner en enfance mais le monde lui refuse cette possibilité. Alors, elle peut devenir violente, et cette violence elle l'exerce d'abord sur elle-même, avec son physique, toujours plus sale et repoussant.
Un roman superbe, percutant, déroutant, dérangeant, avec un humour froid, grinçant et corrosif. Un texte délicatement écrit, comportant ce qu'il faut d'invraisemblances et de maladresses pour nous montrer dans quel état psychologique et intellectuel se trouve notre héroïne. Une histoire qui ne met que peu de personnages en jeu : Mr Zaraoui (fils d'immigré, il se promet d'aider son voisin à foutre
Madame Diogène dehors), le voisin de Mr Zaraoui, la nièce et l'assistante sociale de
Madame Diogène, et quelques autres, à en juger par les bruits qui se propagent entre les appartements. L'auteur fait preuve de beaucoup de compassion pour son sujet, un sujet sur lequel il s'est manifestement beaucoup documenté, un sujet qu'il maîtrise et qu'il traite d'une plume habile et véloce. Au travers des yeux de
Madame Diogène, l'auteur porte un regard critique sur nos solitudes urbaines, sur la clochardisation progressive des SDF, sur le déni de réalité qui ronge les citadins, sur le musèlement des consciences, musèlement qui pousse à refuser l'aide réclamée ou attendue par notre prochain. Certains pourront s'étonner que les voisins n'aient pas réagi plus tôt aux puanteurs mais l'action semble se dérouler sur quelques mois ; certains pourront déplorer qu'il ne se passe pas grand-chose dans cet appartement parisien, mais ça n'est pas exact (cf. plus haut). Pour ce premier ouvrage atypique, concis et superbement traité, je mets 4 ½ étoiles, et je recommande !