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Paul Demiéville (Éditeur scientifique)
EAN : 9782070322190
613 pages
Gallimard (04/03/1982)
4.07/5   22 notes
Résumé :
Du XIe siècle avant notre ère à la dynastie des Ts'ing (1644-1911), toutes les variations sur les formes et les thèmes traditionnels de la poésie chinoise durant trente siècles sont illustrées dans ce recueil qui rassemble près de quatre cents textes.
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Critiques, Analyses et Avis (6) Voir plus Ajouter une critique
Ces, mettons, deux ou trois dernières années, j'ai été amené, à plusieurs reprises, à faire une chose autrefois impensable sur ce blog, en parlant de poésie – moi qui posais au couillon insensible aux pouètes (et le demeure sans doute pour l'essentiel, hein), je me faisais l'écho de lectures essentiellement nippones en la matière, et plus qu'à leur tour classiques ; à vrai dire, c'était souvent les oeuvres les plus « classiques » (au sens de « lointaines ») qui me saisissaient le plus – les tanka issus du Man'yôshû ou du Kokinshû avaient généralement ma préférence sur les poèmes plus raffinés/subtils/artificiels de Kamakura, sans même parler des haïkus, notamment ceux de Bashô, qui me sont demeurés largement hermétiques.



Cependant, il m'a paru utile de compléter ces quelques lectures… en allant voir un peu ailleurs ? Pas n'importe quel ailleurs, certes : l'ailleurs proche et hautement influant qu'était la Chine classique. Si la poésie japonaise a de très longue date développé des caractéristiques propres, qui la singularisent à vrai dire à un point peut-être inouï, il demeure que les érudits japonais maîtrisaient par définition les classiques chinois et la poésie chinoise – le modèle continental indépassable, même si le Japon n'a jamais été soumis à la Chine, et si, à vrai dire, l'histoire des relations entre les deux pays, sur plus de deux millénaires, alterne sans cesse entre périodes d'échanges intenses et fermetures propices à la fermentation, de part et d'autre, d'identités culturelles propres. Quoi qu'il en soit, avec des hauts et des bas, les thèmes, voire le lexique, de la poésie chinoise, pouvaient infuser dans la poésie japonaise. Une « influence » à ne pas trop exagérer non plus, car, j'y reviendrai très vite, l'extrême différence entre les deux langues, que tout oppose (sinon l'emploi au Japon des caractères chinois, avec cependant des évolutions marquées, la plus cruciale étant celle des syllabaires), cette différence plus que marquée donc prohibe les transpositions directes, et implique de se référer, dans les deux langues, à des procédés poétiques et prosodiques qui n'ont en fait absolument rien de commun. Les passerelles demeurent, mais les variations sont cruciales – et ce qui est tout d'abord « copié » au Japon cède somme toute assez rapidement la place, chez les meilleurs poètes nippons, à des équivalents nationaux autrement signifiants : les poèmes gagnent ainsi en authenticité, et donc en puissance d'évocation.



Ce qui ne changeait rien à ma curiosité pour la poésie chinoise classique – dont je ne connaissais bien sûr absolument rien. J'avais pu croiser, avant mes lectures japonaises, quelques noms çà et là, les plus fameux, Li Po, Tou Fou, peut-être même Po Kyu-yi, et il n'est pas totalement exclu que j'en ai lu (et oublié, hélas) quelques vers çà et là, mais c'était plus que flou. Et, depuis, la lecture de poèmes japonais classiques a biaisé mon intérêt pour leurs équivalents chinois en mettant l'accent sur les thèmes et – chose très naïve à écrire, mais qui a eu son importance, je suppose – sur la découverte, dans les deux cas, de procédés poétiques entièrement inconnus de la poésie française ou plus largement européenne, tenant à la différence marquée des langues, qui implique une dichotomie aussi profonde.



J'y reviens tout de suite ; mais, pour en finir avec ces premiers développements, j'ai supposé que cette Anthologie de la poésie chinoise classique de la collection « Poésie » de Gallimard répondrait bien à mon goût, dans la même série, pour l'Anthologie de la poésie japonaise classique composée par Gaston Renondeau. le présent ouvrage a quelque chose d'assez monumental, ayant été composé par une quinzaine de personnes sous la direction de Paul Demiéville, professeur au Collège de France, dans les années 1950 : 600 pages compilant des dizaines et des dizaines d'auteurs et de poèmes, couvrant près de 3000 ans d'une tradition poétique peu ou prou ininterrompue.



Mais une introduction de Paul Demiéville s'impose, détaillée, par moments un peu ardue, cependant indispensable et très édifiante. En effet, exprimer l'essence de la poésie chinoise rend nécessaires des considérations techniques liées à la langue chinoise en elle-même. On connaît l'adage : traduire, c'est trahir. Tandis que j'évoquais sur ce blog la poésie japonaise classique, ou à vrai dire aussi contemporaine, il m'a fallu y revenir à plusieurs reprises, mais, dans le cas de la poésie chinoise classique, les difficultés sont telles qu'on est en droit de se demander si l'entreprise même de traduction est seulement possible, d'une certaine manière.



Plusieurs caractéristiques du chinois jouent en effet un rôle crucial dans cette expression poétique, qui ne connaissent pas d'équivalent en français (ou dans les autres langues européennes, ou en japonais, d'ailleurs). Il en va ainsi tout d'abord du caractère monosyllabique du chinois, qui a nécessairement des conséquences d'ordre rythmique – mais la rythmique est aussi affectée par un autre trait essentiel de cette langue, qui est son caractère tonal ; la où, mettons, la poésie française s'attacherait essentiellement aux rimes et aux pieds, deux dimensions par ailleurs également présentes dans la poésie chinoise classique (avec des évolutions historiques marquées – le nombre de pieds, notamment, et leur régularité, changent considérablement selon les époques), cette dernière, pas dès les origines semble-t-il mais de plus en plus à mesure que le temps passe, développe des structures plus ou moins rigides liées à la tonalité, où tons plans et obliques s'opposent, se répondent, etc., et il est absolument impossible de rendre cela en français.



Il en résulte d'ailleurs une autre conséquence notable, qui est le caractère essentiellement musical de la poésie chinoise classique, laquelle pouvait s'exprimer sous la forme de poèmes chantés, notamment ceux que l'on appellerait les ts'eu, et qui sont présents à chaque époque, en miroir d'une poésie plus libre sur le plan mélodique. Ces poèmes chantés ont pu participer à conserver à la poésie chinoise classique une dimension plus populaire que la prose, mais il faut rapidement relativiser cette assertion, car l'élite s'est volontiers exercée dans ces poèmes chantés, tandis que le passage des années amenuisait le substrat musical initial de ces pièces – les mélodies sombraient tout bonnement dans l'oubli, en même temps que la production poétique de l'élite tendait toujours plus à l'exercice de style. Ceci, pour le coup, a pu me rappeler des évolutions sommes toute assez proches dans la poésie japonaise classique – dont les sources pouvaient avoir ce caractère musical, et avaient en tout cas cette dimension originellement populaire.



Mais il faut hâtivement relever que d'autres traits de la langue chinoise compliquent au moins autant la tâche du traducteur, voire la rendent impossible à maints égards. L'un est valable d'ailleurs pour la poésie japonaise également, comme de juste : l'écriture même peut produire des effets poétiques – les caractères chinois, dans leur dessin ! Comment rendre ceci dans un alphabet ? C'est peine perdue… Mais les poètes chinois sont aussi calligraphes, et leurs poèmes égayent plus qu'à leur tour des dessins ou peintures : l'ensemble est à la fois graphique et poétique. D'aucuns, traitant de cette anthologie, ont du coup regretté qu'elle ne soit pas bilingue, plus exactement qu'elle ne comporte pas les caractères chinois – honnêtement, pour un béotien dans mon genre, cela n'aurait pas fait la moindre différence, mais je suppose qu'il peut être utile de relever ce point.



Et le chinois présente au moins une autre difficulté à cet égard : son caractère invariant, que Paul Demiéville exprime notamment en relevant qu'un même mot, en chinois, sans la moindre variance (de désinence, etc.), peut être aussi bien un nom qu'un verbe – la langue en elle-même ne spécifie pas ; et comme il en va de même pour ce qui est du genre, du nombre, etc., dans une langue essentiellement contextuelle (ceci pour le coup vaut également pour le japonais, qui connaît cependant des variations grammaticales dans d'autres registres, une différence fondamentale), la traduction devient d'autant plus périlleuse, et il serait peut-être plus juste, dans bien des cas, de parler d' « adaptation ». Or la langue chinoise peut de la sorte se montrer étonnamment souple et susciter des associations en elles-mêmes signifiantes, et en elles-mêmes poétiques, que le français ne peut en aucune façon rendre.



Mais la langue n'est bien sûr pas seule en cause, et la culture chinoise, comme de juste, s'exprime de mille et une manières dans cette abondante et très ancienne tradition poétique. le contrepoint sémantique peut se montrer aussi important que le contrepoint rythmique, et éventuellement tout aussi codifié. Il y a tout un lexique, aussi ample que précis, de connotations liées aux couleurs, aux saisons, aux lieux, etc. À vrai dire, j'ai tout particulièrement prêté attention aux très nombreux toponymes évoqués dans ces poèmes, propices à la métonymie. Pour le coup, j'avais quelques souvenirs un peu déconcertants d'une poésie japonaise classique recourant à l'évocation de paysages chinois inconnus des auteurs, mais suscitant des associations d'idées parlant à tout Japonais érudit – ceci étant, en Chine, ces évocations pouvaient tout autant parler au peuple, et s'immiscer dans la tradition poétique populaire, notamment des poèmes chantés.



À cet égard, les liens entre l'Empire du Milieu et celui du Soleil Levant vont peut-être au-delà ? Car un même phénomène semble s'y être produit : avec le temps, la référence aux anciens, notamment au travers de ces archétypes tendant à devenir autant de clichés, a débouché sur une poésie élitiste d'un extrême raffinement, d'une subtilité revendiquée, mais qui tendait à ressasser les mêmes thèmes sans plus de dimension proprement créative, au point parfois de la copie. Les poèmes des Han et des Tang, sauf erreur, sont particulièrement tenus en estime, et sans cesse évoqués par les poètes ultérieurs – comme au Japon la poésie de Kamakura se référait sans cesse à celle de Nara ou de Heian. Mais, si un lecteur occidental peut, probablement à bon droit, se sentir quelque peu assommé par ce ressassement perpétuel durant des siècles et des siècles, il est capital de relever qu'un Chinois (ou un Japonais, donc, pour le coup) pourra percevoir les choses différemment, en identifiant des évolutions marquées que la traduction dans un contexte culturel tout autre n'est pas en mesure de rendre – et ces évolutions sont aussi bien formelles que thématiques ; l'histoire des idées, tout particulièrement, semble avoir joué un grand rôle ici, notamment en matière spirituelle : selon les époques, ce sont des inspirations taoïstes, confucianistes ou bouddhistes qui dominent, et cela peut changer considérablement la donne.



Il va de soi que la simple lecture, en béotien, de cette anthologie, ne me qualifie absolument pas pour tenir un discours véritablement pertinent sur les thèmes traités par la poésie chinoise classique. Je vais tout de même essayer d'en relever quelques-uns, qui ont plus particulièrement éveillé mon attention – et citer quelques poèmes au passage, assez peu par rapport à mes chroniques nippones, pas nécessairement les meilleurs mais du moins quelques-uns qui m'ont séduit pour une raison ou une autre.



Je relève par exemple qu'un certain nombre de ces poèmes traitent de sujets guerriers, ou peut-être plutôt militaires, mais d'une manière qui a pu m'étonner. de fait, ces poèmes font assez rarement dans la geste épique ou héroïque – même s'il y en a, et parfois un brin inattendus, je ne résiste pas à l'envie de vous citer, d'essence populaire, La Ballade de Mou-Lan, poème à chanter des dynasties du Nord, anonyme, entre le IVe et le VIe siècles :



Tsi-tsi et puis tsi-tsi :

Mou-lan tisse à sa porte.

Ce qu'on entend n'est plus le bruit de la navette ;

On entend seulement les soupirs de la fille.



La fille, qu'y a-t-il ? Est-ce pensée d'amour ?

La fille, qu'y a-t-il ? Quel souvenir d'amour ?

« Non, je n'ai rien, nulle pensée d'amour ;

Non, je n'ai rien, nul souvenir d'amour. »



Hier au soir, elle a vu la liste d'appel aux armes :

Le Khan fait grand recrutement de troupes.

Le texte de l'armée couvre douze rouleaux,

Et chacun des rouleaux porte le nom du père.



« Père n'a point de fils adulte,

Et je n'ai point de frère aîné.

Qu'on m'achète cheval et selle,

Et je pars en campagne à la place du père ! »



Elle achète au marché de l'Est un beau cheval ;

Elle achète au marché de l'Ouest selle feutrée.

Elle achète au marché du Sud rênes et mors ;

Elle achète au marché du Nord longue cravache.



Au matin prend congé du père et de la mère ;

Le soir s'en va camper au bord du Fleuve Jaune.

La fille n'entend plus l'appel de ses parents ;

Elle n'entend qu'un bruit : les eaux du Fleuve Jaune qui roulent et mugissent.



Au matin prend congé des eaux du Fleuve Jaune ;

Le soir parvient au pied de la Montagne Noire.

La fille n'entend plus l'appel de ses parents ;

Elle n'entend qu'un bruit : le cri sur les Monts Yen des escadrons barbares.



Elle a franchi dix mille stades, au gré des armes ;

Elle semble voler, par-delà monts et passes.

Le vent du Nord transmet le son des gongs d'airain ;

Un jour glacé reluit sur les cottes de fer.

Au bout de cent combats, le général est mort ;

Après dix ans, le preux soldat rentre chez lui.



À son retour, il se présente au Fils du Ciel.

Le Fils du Ciel, assis dans le Palais Sacré,

Consigne les hauts faits, élève aux douze grades,

Et distribue ses dons, par cent et mille et plus.



Le Khan parle à Mou-lan : quels sont ses voeux ?

Mou-lan n'a pas envie d'être ministre.

« Je voudrais un fameux coursier, courant mille stades d'une traite,

Et qui me reconduise à mon pays natal. »



Père et mère ont appris le retour de leur fille ;

Ils sortent des remparts, et vont lui faire escorte.

La fille aînée apprend le retour de sa soeur,

Et refait sur le seuil son maquillage rouge.

Le jeune frère apprend le retour de sa soeur ;

Aiguisant son couteau, il va quérir en hâte un porc et un mouton.



Mou-lan ouvre sa porte, au pavillon de l'Est,

Et s'assied sur son lit, au pavillon de l'Ouest.

Elle enlève son long manteau du temps de guerre,

Et revêt ses habits du temps jadis ;

À sa fenêtre, ajuste un nuage de boucles,

Et devant son miroir se colle au front une mouche jaune.



Mou-lan franchit le seuil, revoit ses compagnons,

Et tous ses compagnons sont frappés de stupeur :

Pendant douze ans ils ont fait route ensemble ;

Nul ne savait que Mou-lan était fille.



Lapin mâle sautille,

Et lapine voit trouble.

Lorsque les deux lapins courent à ras de terre,

Bien fin qui reconnaît le mâle et la femelle !



Mais ce qui m'a le plus frappé, dans ces poèmes traitant de guerres et de batailles, c'est justement que nombre d'entre eux ne sont absolument pas héroïques – au point même parfois de faire l'apologie de la désertion, voire du pacifisme, d'une certaine manière ? Voyez par exemple le Vieillard manchot de Sin-fong, poème de Po Kyu-yi (772-846) :



Le vieillard de Sin-fong a quatre-vingt-huit ans ;

Tête et tempes, sourcils et barbe, il est blanc comme neige.

Soutenu par un fils de son arrière-petit-fils, il se rend à l'auberge.

Son bras gauche s'appuie sur la jeune épaule ; le bras droit est brisé.

« Depuis quand votre bras est-il ainsi brisé ?

Et dites-moi comment cela est arrivé ? Quelle en est la raison ? »



« Je suis inscrit à la sous-préfecture de Sin-fong.

Né dans une période sainte, sans expédition ni guerre,

Je fus élevé au son des chants et flûtes du Jardin des Poiriers.

Je ne connaissais bannières ni lances, arcs ni flèches.

Mais bientôt ce fut la grande levée de l'ère T'ien-Pao ;

Dans chaque famille on pointa le nom d'un adulte sur trois.

Et tous ces recrutés, où les a-t-on conduits ?

En plein cinquième mois, et à dix mille lieues, ils partirent vers le Yun-nan.

On disait qu'au Yun-nan était la rivière Lou,

D'où montent des miasmes malsains quand tombent les fleurs de poivrier.

Quand les soldats de la grande armée passent le gué, les eaux sont comme de l'eau bouillante ;

Sur dix hommes, il en est deux ou trois qui périssent…

Au Sud et au Nord du village, ce n'étaient que lamentations et plaintes ;

Les fils quittaient leurs parents, les maris quittaient leurs épouses,

Et tous disaient : Depuis toujours, de ceux qu'on envoie contre les Barbares,

Mille, dix mille partent, aucun n'est revenu. »



« En ce temps-là, le vieillard que je suis avait vingt-quatre ans ;

Sur la liste du Ministère de la Guerre, il y avait mon nom.

Au plus profond de la nuit, sans rien dire à personne,

Furtivement, avec un gros caillou, je martelai mon bras et le brisai.

Je ne pouvais plus tendre l'arc ni brandir les bannières ;

Et ainsi je fus exempté de l'expédition au Yun-nan.

La rupture de mes os, la blessure de mes muscles, n'allèrent pas sans douleur ;

Mais je ne pensais qu'à être renvoyé dans mon village.

Depuis que mon bras est brisé, soixante ans ont passé ;

Si l'un de mes membres est infirme, au moins mon corps subsiste.

Aujourd'hui encore, par les nuits de vent et de pluie, quand le temps est humide et froid,

Jusqu'au lever du soleil la douleur m'empêche de dormir.

La douleur m'empêche de dormir ;

Mais, après tout, je ne regrette rien !

Je me félicite au contraire d'être seul à rester en vie !

Sinon, je serais alors resté sur les bords de la rivière Lou.

Corps mort, âme esseulée, mes os non recueillis,

Il m'aurait fallu devenir au Yun-nan un esprit qui de loin regarde vers le pays natal ;

Et sur le tumulus des dix mille soldats, je crierais yeou-yeou ! »



Ces paroles du vieillard,

Écoutez-les, retenez-les !

Ne savez-vous pas que Song K'ai-fou, le Grand Ministre de l'ère K'ai-yuan,

Pour ne pas galvauder la gloire militaire, ne récompensait pas les exploits aux frontières ?

Et ne savez-vous pas aussi que Yang Kouo-tchong, le Grand Ministre de l'ère T'ien-pao,

Pour gagner la faveur impériale, recherchait ces mêmes exploits ?

Avant d'avoir réussi, il suscita le courroux du peuple.

Interrogez là-dessus, je vous prie, le vieillard manchot de Sin-fong !



Cela dit, le thème presque sempiternellement associé à ces poèmes traitant de la guerre, c'est l'éloignement considérable, du fait des dimensions intimidantes d'un immense empire impliquant des campagnes à l'autre bout du monde. Et c'est là semble-t-il quelque chose que l'on peut faire remonter à très loin – voyez Les Soldats, issu du Canon des poèmes, le plus vieux monument de la poésie chinoise, compilant des oeuvres composées entre le XIe et le VIe siècles avant J.-C. :



Quelle plante n'est déjà jaunie ?

Quel jour n'avons-nous à marcher ?

Quel homme qui ne soit appelé

Pour défendre les quatre frontières ?



Quelle plante n'est déjà noircie ?

Quel homme qui ne soit pitoyable ?

Hélas sur nous, pauvres soldats,

Qui ne sommes plus traités en hommes !
Lien : http://nebalestuncon.over-bl..
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Une très belle anthologie parue chez nrf Gallimard en 1962, qui est devenue elle-même un véritable classique. le directeur de publication Paul Demiéville s'est entouré d'une quinzaine de spécialistes et de traducteurs pour tenter de rapporter le plus finement possible ces textes qui sont l'essence même de la pensée chinoise depuis trois millénaires. D'après lui, dans une introduction sans doute un peu trop technique, les caractéristiques de la langue chinoise se prêtent mieux à l'art poétique qu'à la prose (peut-être par un certain flou naturel inhérent à l'absence de conjugaison des verbes, de précision des temps, des genres…).

L'ordonnancement est d'une grande rigueur. Les poèmes sont sélectionnés et classés par dynasties impériales. Chacun d'eux est expliqué en quelques lignes précises, et souvent précieuses, immédiatement à l'issue de sa lecture.
Selon les époques, certains sont proches de la prose, d'autres s'apparentent aux haïkus japonais, beaucoup sont faits pour être chantés (souvent ils ont été mes préférés, voir mes multiples citations).

Même si l'on peut regretter l'absence de caractères chinois dans cet ouvrage, qui ont à mon avis en soi une essence poétique, cet ouvrage est une petite bible hautement recommandable pour les amateurs de poésie. Et même tout simplement pour les passionnés de Chine, ces textes constituant une somme remarquable pour s'imprégner de culture et mentalité chinoises.
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Dans les anthologies de la collection Poésie/Gallimard, voilà la série chinoise. Cette dernière, assez épaisse, bénéficie d'une introduction utile voire nécessaire pour appréhender du mieux possible les poèmes proposés. Sans pour autant être difficile d'accès ou dense au point de risquer de perdre son lecteur, cette introduction apporte des informations sur la conception chinoise de la poésie, sa place dans son contexte culturel, etc. On est aussi renseigné sur les formes et structures poétiques courantes, appuyées par des exemples de traductions. Ces extraits ont d'ailleurs l'avantage de présenter le texte original, la traduction «mot à mot» et la traduction «adaptée».
Autre élément abordé: l'aspect tonal. On pourra donc découvrir des petits schémas recadrant la rythmique de l'un ou l'autre poème illustrant le problème (et, là encore, traduit en plusieurs étapes). Bref aussi peu motivante que puisse parfois être la lecture d'une introduction, dans ce cas-ci elle s'impose.
Une fois armé de toutes ces nouvelles connaissances, le lecteur s'engage alors dans la découverte du recueil à proprement parler… pour se rendre compte avec bonheur qu'il n'est, en réalité, toujours pas laissé tout seul à devoir se battre avec les textes qu'il a sous les yeux. En effet, une série de notes de bas de page l'accompagnera dans sa lecture. Pas de manière intrusive ou étouffante, brisant l'ambiance poétique tous les trois vers mais, à nouveau, juste de façon à permettre une appréciation maximale de chaque poème. Cela va de l'évocation, en quelques mots, de qui était le poète, au signalement d'éléments d'origine que la traduction n'aurait pas su rendre, en passant par l'explication d'allusions dont on n'a pas les clés en mains pour les comprendre autrement.
Tout cet encadrement, bien présent mais sachant servir les textes sans les écraser, permet de plonger dans toute la douceur de ces poèmes où la place de la nature est omniprésente.
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Excellente anthologie de la poésie chinoise ancienne. C'est avec délectation que j'ai savouré certains de ces courts poèmes, toutes époques confondues. Peut-être une légère préférence pour les Tang et les Song. On y retrouve tout ce que j'aime dans l'Asie, la contemplation, la nature, le taoïsme, le Bouddhisme, le regret du passage du temps...
Autant de thèmes que j'ai vainement cherché dans la Chine d'aujourd'hui.
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Ce gros volume donne un aperçu sur la production poétique chinoise. Elle concerne un territoire immense et s'étale sur trois millénaires: c'est énorme ! Il est difficile d'apprécier à sa juste valeur de la poésie écrite dans une quelconque langue étrangère, puis traduite en français. Dans le cas de la Chine, c'est encore plus évident: la préface de cette anthologie est particulièrement instructive à ce sujet. Bien entendu, la culture chinoise est très différente de la nôtre et les Occidentaux ne parviennent pas à saisir toutes les allusions littéraires qui ont été familières aux autochtones. Mais le préfacier insiste aussi sur les différences entre les deux langues chinoise et française. D'abord, le chinois s'écrit avec des idéogrammes monosyllabiques; il ignore un certain nombre de complications lexicales et grammaticales, auxquelles nous sommes accoutumés: ceci induit des imprécisions, mais en même temps une souplesse sémantique qui nous échappe. Voici un exemple de traduction mot à mot:
- Bleu bleu votre collet
Troublé troublé mon coeur
Si moi pas aller
Vous pourquoi pas continuer sons
Et voici maintenant l'interprétation que l'on peut en proposer:
- Votre collet est bien bleu
Et mon coeur est bien troublé
Si vers vous je ne vais pas
Faut-il que vous ne chantiez ?
Plus important: à l'oral, le chinois est une langue très particulière, où coexistent des tons plats et "obliques", ce qui conditionne évidemment la "musique" de la poésie. Enfin, ces poèmes devaient, pour la plupart, être dits avec un accompagnement musical (qui a souvent été perdu au fil des siècles). Dernière difficulté - et non la moindre - l'esprit chinois est très concret, détestant l'abstraction et peu porté sur le lyrisme. Et dans ces conditions, la lecture de ce type de poésie peut être un défi pour certains lecteurs occidentaux. J'avouerai que je n'ai pas vraiment eu le coup de foudre… Toutefois, je mets en citation quelques poésies choisies parmi beaucoup d'autres; pour les apprécier pleinement, il faudrait lire les notes éclairant chacun de ces textes.
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Citations et extraits (66) Voir plus Ajouter une citation
L'esprit de la montagne
(poème de K'iu Yuan, époque des Royaumes Combattants, IVè-IIIè siècle av.J-C)

Il semble qu'il y ait quelqu'un au creux du mont,
Vêtu de lierre, ceinturé de cuscute.
Un léger sourire en son regard éloquent...
"Comme vous m'aimez pour être aussi gracieux !"
Il conduit un léopard écarlate, qu'escortent des renards mouchetés.
Son char est de magnolia, le drapeau, de cannelier tressé ;
L'habit est de dendrobies, et l'asaret fait sa ceinture.
Pour mon bien-aimé j'ai cueilli tous les parfums.
J'habite en un noir bosquet de bambous, où jamais je n'ai vu le ciel ;
Solitaire je me dresse au sommet du mont ;
Les nuages sous moi glissent avec lenteur.
Le soleil s'est caché : il fait noir en plein jour.
Dans les rafales du vent d'Est, les dieux envoient la pluie.
J'attends l'ami lointain, sans songer au retour.
L'année touche à sa fin, qui donc me fleurira ?
Au Mont des Devins, j'ai cueilli l'amadouvier,
Dans les éboulis de rocs où grimpent les lierres.
Je hais cet homme...et, peinée, j'oublie le retour...
Vous m'aimez, mais voici que l'heure s'est enfuie...
L'hôte des montagnes, fleurant bon l'alpinie,
Boit à la source des rochers, à l'abri sous pins et cyprès.
Vous m'aimez, je le sais, mais un doute en vous subsiste.
Le tonnerre roule et gronde, noire est la pluie.
Les singes gémissent, puis hurlent à la nuit.
Le vent souffle fort et siffle dans les ramures.
Je pense à vous et ne connais que la tristesse.
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Sur l'air "Le printemps au pavillon de Jade"
(de Tcheou Pang-yen, poèmes à chanter des Song, 960-1279)

Au ruisseau des pêchers, je ne m'arrête plus selon ma fantaisie ;
Quand les fils de lotus se brisent en automne, ils ne se relient plus.
En ce temps-là, je t'attendais, sur le pont au parapet rouge ;
J'erre aujourd'hui tout seul, sur le sentier jonché de feuilles jaunes.

Dans le brouillard, la ligne bleue des montagnes sans nombre ;
Au dos des oies, les rayons rougeoyants du soir, près de s'éteindre...
L'homme est pareil au nuage, qu'un coup de vent rabat sur l'eau ;
Son coeur semble un chaton de saule, collé à terre après l'orage.
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SUR L'AIR « LE FILS DE L'IMMORTEL CÉLESTE »



Je lève ma coupe en écoutant la mélodie de l'onde,
                  qui m'arrive par fragments.
Mon ivresse de midi s'est évanouie, mais non pas
                         ma mélancolie.
Mes adieux au printemps sont déjà faits : à quand
                              son retour ?
 Au crépuscule, dans mon miroir,
     J'ai vu que ma jeunesse n'est plus.
Je sais qu'il est vain de laisser ma pensée
     s'appesantir sur les tristes choses du passé.

Les ombres de la nuit descendent sur l'eau ; sur le
     sable, les oiseaux se groupent pour le repos.
A travers les déchirures des nuées, les rayons de
  lune essaient de s'infiltrer, pour permettre aux
           fleurs de jouer avec leurs ombres.
Derrière le double obstacle des stores et des
              rideaux, la lampe est invisible.
    Le vent ne cesse.
    Les hommes reposent.
Demain, les allées seront couvertes de pétales
                              de roses.


//Tchang Sien
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En passant le lac de l'ouest à l'aube
(de Fan-k'i, époque des Ming, 1368-1643)

De ma barque, la lune semble à portée de voix,
Si aimable qu'on voudrait la retenir un instant.
L'image des montagnes bleues se renverse dans l'eau qui baigne l'enceinte de la ville ;
Les lotus blancs en fleur embaument le lac tout entier.

Au loin sonne déjà la cloche du monastère de la Forêt des Immortels ;
Les hautes lanternes vont s'éteindre sur la pagode de la Retraite spirituelle.
Caressé par le vent d'Ouest, je n'arrive pas à dormir ;
Je reste assis, à écouter poissons et crabes s'ébattre parmi les joncs.
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Yen Ts'an (Plaisirs champêtres)

Je reste oisif ; de m'en retourner peu me chaut.
Jour après jour grandit mon goût pour la vie champêtre.
Plus d'agent qui vienne m'apporter des rapports !
Ici, tel un immortel vagabond, je cours après la poésie.

Tenant ma coupe plus brillante que le croissant de lune entre les pins,
Je m'assieds pour boire à la source au pied du rocher.
Avec un hôte qui connait ma pensée,
Je confie à la brise quelques arpèges de cithare.
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