A la surface de la Lune Alphane vivent des individus séparés à l'intérieur de différents clans : il peut s'agir du clan Manse, Heeb, Pare ou Dep. Si la mention de ces catégories ne vous évoque rien, c'est parce que ces dénominations ont justement été choisies afin de dissimuler une certaine vérité. Que diriez-vous si je vous apprenais qu'aujourd'hui même, sur notre planète Terre, de tels individus vivent –librement ou sous contrôle des hôpitaux psychiatrique- et font partie intégrante de notre quotidien ? Peut-être êtes-vous d'ailleurs l'un des leurs… En tout cas, certains d'entre eux ont laissé une trace historique sur le parcours de l'humanité :
Adolf Hitler était un Pare –paranoïaque dépassé par des visions de destruction le visant en premier lieu- ;
Léonard de Vinci était un Manse –maniaque à l'intellect et à la perversité débordants- ; et combien compte-t-on de Dep –dépressifs- et de Heebs –psychotiques aux visions hallucinées ?
Les terriens imaginés par
Philip K. Dick dans ce roman ont trouvé un bon moyen de se débarrasser du poids morts de ces individus. Profitant de l'acquisition de la Lune Alphane, ils décident d'en faire un gigantesque hôpital psychiatrique et d'y déporter tous les malades mentaux diagnostiqués par l'institution médicale. le système fonctionne quelque temps mais, suite à une guerre qui oppose les terriens aux insectoïdes d'Alpha, le personnel se fait la malle et laisse les déments livrés à eux-mêmes. Une nouvelle société s'organise. Les terriens, un peu dépassés, regrettent d'avoir filé si vite de cette Lune finalement pas si inintéressante qu'elle ne le paraissait… et ils organisent une nouvelle mission pour en reprendre possession.
Expliquer l'intrigue des Clans de la Lune Alphane dans ses moindres détails relèverait de la gageure.
Philip K. Dick est un Manse, qu'on n'en doute pas. Et sans doute partage-t-il également des traits communs avec les Heebs. Son écriture traduit un monde fantasmagorique qui se déroule certainement sans anicroche dans son esprit. En tout cas, il ne lui semble pas utile d'approfondir et de définir la quasi-totalité des néologismes qui parsèment le texte. Et si les difficultés ne relevaient que du vocabulaire… mais
Philip K. Dick nous laisse également nous débrouiller pour comprendre sur quelle planète Terre nous avons malencontreusement atterri, et tant pis pour nous si nous loupons l'unique indice qui permettra peut-être de débroussailler la jungle luxuriante dans laquelle nous nous empêtrons en ouvrant son roman.
Toutefois, même si le fonctionnement de cet univers nous échappe souvent dans ses détails, le génie Manse de
Philip K. Dick se révèle dans l'entremêlement d'intrigues qui peuvent se comprendre indépendamment les unes des autres –ou presque. Chaque lecteur peut y trouver son compte, et le plus assidu se passionnera peut-être triplement pour
les Clans de la Lune Alphane, qu'il s'agisse de mener à bien cette nouvelle mission de reconquête de la Lune, de résoudre le jeu des complots entre la C.I.A. et l'organisation du comique Bunny Hentman, ou d'étudier l'évolution des relations entre Chuck et Mary Rittersdorf à travers le diagnostic de leurs propres déficits ou incompatibilités psychologiques. D'ailleurs, cette dernière intrigue semble être celle autour de laquelle sont bâties les intrigues secondaires des luttes cosmologique et policière. Autour de ces deux atomes instables que sont Mary et Chuck –tantôt anions, tantôt cations, se rejetant ou s'attirant en toute imprévisibilité- se joue un conflit interplanétaire qui n'a d'autre but, semble-t-il, de mettre à jour les fondements psychologiques de l'ambivalence de leurs sentiments. Si les Manses, les Pares, les Deps et les Heebs forment des coalitions, si la C.I.A et Bunny Hentman s'affrontent à coups de lasers, si les fongus meurent sous forme de spores puis régénèrent sur une autre planète, si les télépathes ne laissent passer aucune des pensées les plus secrètes, c'est, ne semble-t-il, que pour mieux cerner et conduire le parcours de maturité affective de Chuck et de Mary. En tout cas la psychologie ni l'étude de la complexité des tourments de l'âme n'échappent à l'oeil quasi-télépathe de
Philip K. Dick. Lui aussi semble lire dans les pensées de ses semblables…
C'est ici que la présence de cet univers dégénéré et morcelé prend tout son intérêt. Il permet à un discours psychologique qui n'a finalement rien d'exceptionnel en soi de se renouveler et de s'exprimer à travers des concepts qui trouvent toute leur pertinence dans ce conflit d'intérêts entre la Terre et la Lune Alpha ; entre les terriens et les membres des castes Manse, Heeb, Dep et Pare.
« - Ne vous tuez pas parce que vous l'avez quittée […]. Dans quelques mois, ou même dans quelques semaines, vous vous sentirez entier à nouveau. En ce moment, vous vous sentez comme la moitié d'un organisme qui vient de se séparer en deux ; la scission est toujours douloureuse ; je le sais à cause d'un protoplasme qui a vécu ici quelque temps… il souffrait à chaque fois qu'il devait se scinder, mais cette scission était nécessaire, il devait croître. »
Philip K. Dick est un auteur frémissant parce qu'il donne ses règles universelles à ce qui aurait pu n'être qu'une histoire réduite à sa sphère individuelle. Même s'il l'exprime avec des termes et des notions qui nous sont inconnus, elle entre en résonnance avec notre propre expérience et la transcende en nous permettant de l'observer presque objectivement –en tout cas en modifiant radicalement notre référentiel d'observation. Tout cela sur la pointe des pieds, sans jamais envahir le texte de développements alambiqués. Un peu comme ce fongus qui s'excusait en ces termes devant Chuck : « J'avais projeté de vous emprunter un pot de culture de yogourt, mais en regard de vos préoccupations, cela me semble être une requête outrageante »,
Philip K. Dick laisse son imagination se délier pleinement, mais se repent finalement devant son lecteur en lui donnant la possibilité de trouver son propre intérêt à cette écriture fondamentalement individuelle.
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