Il semble que, par pure feignasserie intellectuelle, "on" sous-estime encore gravement aujourd'hui, disons "ici et là", la valeur artistique intrinsèque de la douzaine de romans "généralistes" et "réalistes", autrement dit non "s-f", de
Philip K. DICK (1928-1982), tous écrits dans les années cinquante jusqu'en 1960...
Un seul aura été publié de son vivant (tardivement : en 1975) : "Confessions of a Crap artist" / "Portrait de l'artiste en jeune fou" [... connement, putassièrement et — là encore — paresseusement re-titré en "
Confessions d'un barjo" [!!!] par les franchouilles, mais passons...].
Tous les autres l'auront été à titre posthume.
- (1°) "The Earthshaker" (["Le monde ébranlé"]) : écrit de 1948 à 1950, manuscrit inédit...
- (2°) "Gather Yourselves Together" (["Entraidez-vous"]) / "
Ô nation sans pudeur" : écrit en 1949-1950, publié pour la 1ère fois en 1994.
- (3°) "Mary and the Giant" (["Mary et le géant"]) / "Pacific Park" : écrit de 1953 à 1955, publié pour la 1ère fois en 1987.
- (4°) "A Time for George Stavros" (["Au tour de Georges Stavros"]) : écrit vers 1955, manuscrit perdu...
- (5°) "Pilgrim on the Hill" (["Le Pélerin sur la colline"]) : écrit en 1956, manuscrit perdu...
- (6°) "Nicholas and the Higs" (["Nicholas et les Higs"]) : écrit en 1957, remanié en 1958, manuscrit perdu...
- (7°) "Voices from the Street" / ("Les Voix de la rue"]) /"
Les Voix de l'asphalte" : écrit vers 1952-53, publié pour la 1ère fois en 2007.
- (8°) "The Broken Bubble" / "La Bulle cassée" : écrit en 1956, publié pour la 1ère fois en 1988.
- (9°) "Puttering about a Small Land" (["Une petite vie tranquille dans un petit coin tranquille")] / "
Mon royaume pour un mouchoir" / "
Bricoler dans un mouchoir de poche" : écrit en 1957, publié pour la 1ère fois en 1985.
- (10°) "In Milton Lumky Territory" / "
Aux Pays de Milton Lumky" / "
Sur le territoire de Milton Lumky" : écrit en 1958, remanié l'année suivante, publié pour la 1ère fois en 1985.
- (11°) "Confessions of a Crap artist" / "Portrait de l'artiste en jeune fou" : écrit en 1959, publié pour la 1ère fois en 1975.
- (12°) "The man Whose Teeth Were All Exactly Alike" / "
L'Homme dont les dents étaient toutes exactement semblables" : écrit en 1960, publié pour la 1ère fois en 1984.
- (13°) "Humpty Dumpty in Oakland" / "
Humpty Dumpty à Oakland" : commencé vers 1953, terminé en 1960, publié pour la 1ère fois en 1987.
Tiens, prenons... "In Milton Lumky Territory" "
Sur le territoire de Milton Lumky" / "
Aux Pays de Milton Lumky" : écrit en 1958, peaufiné l'année suivante puis ayant rejoint la pile des manuscrits refusés chez son auteur...
Imaginons le désespoir de notre encore juvénile "Crap artist" [textuellement : "artiste de merde"], confronté à ces retours incessants d'épais manuscrits, déjà coincé entre "ses" nouvelles de s-f. "payant" si faiblement (75 dollars l'unité, du moins pour sa première, "Beyond Lies the Wub" / "L'Heure du wub" en 1952) qu'il produira bientôt frénétiquement et ses désormais familières boîtes de métamphétamine & autres joyeusetés "speed" (disponibles "sur ordonnance" dans tous les bons drugstores) pour bien tenir la cadence infernale mais nourricière... puisqu'il venait de quitter son paternaliste employeur Hollis, et qu'il fallait manger !
Comme dans ses fascinants romans de "s-f",
Philip K. Dick ne triche jamais : il met toute son coeur à créer pour nous le "décor" puis y faire évoluer ses personnages, lentement, comme dans l'aquarium géant d'un bar perdu au milieu du désert : tel ce Bruce ("Skip" car ex-rouquin) Stevens qui a grandi dans le bled perdu de Montario dans l'Idaho [Signalons ici que seule la bourgade d' "Ontario" existe pour-de-vrai : "ville du comté de Malheur en Oregon [...] située en bordure de la rivière Snake, à la frontière de l'Idaho"] ; gamin, il venait zyeuter les "pulps" —"Tip Top Comics" et autres King Comics" — avec ses copains de l'école, squattant le drugstore du vieux Hagopian sans évidemment jamais rien acheter, avant de se faire virer... Il pense d'ailleurs que "le vieux lui en veut" toujours quand il repasse dans sa bourgade natale au volant de sa Mercury qu'on imagine rutilante (sans doute semblable à la "Christine" [1983], cette Plymouth Fury du film de
John CARPENTER, adapté du roman de
Stephen KING) après avoir décroché un job de prospecteur pour chaines de magasins discount à Reno, toujours navigant entre Boise et Reno où il crèche enfin indépendamment de ses darons, en se baladant avec en poche une boîte de préservatifs de marque "Troyens", achetée au drugstore Hagopian (dûment enveloppée dans un exemplaire du magazine "Time")...
Luxe de détails, comme dans la prose de
Marcel PROUST dans "A la recherche du temps perdu" [1906-1922] : chaque "pixel" de réalité s'avère touchant et juste.
Nommons là notre ressenti : "grand art du récit".
On y découvre encore le goût inattendu de Dick pour le bric-à-brac foisonnant et poétique des magasins de détails, pouvoir d'évocation digne des pages prolixes de "La Peau de Chagrin" [1831] d'Honoré de
BALZAC, des odeurs régnant dans "
Les Boutiques de Cannelle" et dans "La rue des Crocodiles" [1933] du regretté
Bruno SCHULZ ou encore du fameux Bazar de Vouziers de ce merveilleux
André DHÔTEL dans "Un Jour viendra" [1970].
Le sens du paysage et la musique des noms de lieux qui fascinaient dans l' "On the Road" [1957] de l'ami
Jack KEROUAC... ou dans chacun des plans élargis ou des frémissements de la guitare de
Ry Cooder dans le "Paris, Texas" [1984] de
Wim WENDERS... Soit toute l'Amérique bouseuse du "Chuck's Cafe" du désert californien de "Duel" [1971] de
Steven SPIELBERG et
Richard MATHESON...
C'est qu'on s'attache immédiatement à chaque point focal du récit, interagissant immédiatement avec tous les autres. On s'intéresse donc simultanément aux lieux, aux gens, au vent, aux carrosseries de voitures, aux intérieurs, aux ambiances, à l'odeur de la peau de sa bien-aimée au petit matin, aux insectes qui constellent le pare-brise, aux animaux écrasés sur la route...
Comme cette "Peg" qui accueille ce revenant de Bruce "Skip" chez elle : décrite avec un luxe de détails vestimentaires, habillée comme les filles du génial "Walk the Line" [2005] de James MANGOLD, du temps de la splendeur sixties de
Johnny Cash et Jerry Lee Lewis, ou la petite femme de Tony Lipp dans le fascinant "Green Book. Sur les routes du Sud" [2018] de
Peter FARRELLY...
Puis la belle Susan Faine, son invitée d'un soir : cet oiseau de passage, mystérieuse trentenaire "qui arrive du Mexique où elle vient de divorcer", déjà deux mariages derrière elle... Elle se révèle l'ancienne institutrice de [l'équivalent de notre] CM2 de Bruce "Skip", immédiatement attiré par elle...
Enfin, l'homme énigmatique qu'est ce Milton Lumky, homme "d'âge mûr" (38 ans), voyageur de commerce, sorte de raté et frustré magnifique se révélant lui aussi amoureux de Susan... "Milt" parcourt donc SON territoire ("In Milton Lumky Territory") pour écouler ses ramettes de papier dans sa Mercedes désuète mais impeccable aux sièges cuir...
Et l'on repense à cet excellent film de NARUSE Mikio : "Une femme dans la tourmente" (乱れる, "Midareru"), film prophétique de 1964 (interprété par Takamine Hideko et Kazama Yûzô) annonçant l'arrivée tonitruante des supermarchés dans un quartier populaire de grande Cité (Tokyo ?) : invasion capitalistique massive qui finira par tuer tout un petit commerce se révélant très vite désemparé, "dépassé" avec son univers passéiste resté "à ras d'humains", s'accrochant à ses vieux jeux de rôles devenus soudain dérisoires...
Histoire d'un échec flamboyant, patiemment et âprement construit... Tout à fait l'esprit grandiose du chef d'oeuvre de
John HUSTON [1948] "The Treasure of the Sierra Madre"... mais ne puis vous en dire beaucoup plus !
Comme ce couple aurait dû se méfier de batifoler "sur les terres de Milt" : ce si vaste territoire que ce jeune-vieux frustré de Milton Lumky, supposé "brave" VRP de la paperasserie, parcourt depuis toujours en sa vénérable "Oldsmobile/Mercedes" de cartoon... et voici Bruce et Susan piétinant allègrement et impunément ses plates bandes ! Ce Territoire-là n'inclurait-il pas cette femme de 34 ans vivant à Boise (Idaho) et qu'il convoite depuis toujours ?
Et je constate qu'on fait la fine bouche [comme lire ci-dessous : "Globalement, l'ambiance est un peu glauque, le rythme est assez lent et les personnages manquent cruellement de personnalité." (!!!) Tu parles, Charles...], qu'on ignore (par formatage de cervelles-toujours-pressées) ce type de productions intellectuelles et sensorielles restées sagement à la marge, toujours invisibles, "grands crus" d'entre Rocky Mountains et California ayant déjà pourtant leurs soixante années d'âge, en robe pourpre & goûtue...
Revenons, par exemple, à cette entière page que "Le Monde des Livres" consacre ces jours-ci au "Pas dormir", le nouveau "roman" d'une agrégée de Lettres nommée
Marie Darrieussecq... Voilà un ouvrage centré sur le brillant sujet des troubles du sommeil d'une Auteure auxquels se mêle la découverte de la très consécutive (méchante et imprévue) perte de contrôle de sa (charmante) consommation d'alcool : passionnantes et complaisantes tribulations de son nombril, évidemment détaillées quasi-heure par heure (pour le voyeurisme du lecteur ?) jusqu'à la nausée... Et tout ce foin pour éviter d'aller ENFIN consulter un bon addictologue et nous f...tre ENFIN une paix des plus royales ! Avoir vidé de sa délicate substance l'étrange nouvelle "La Truie" (1970) de
Thomas OWEN pour la recycler et la délayer en vulgaires "Truismes" n'aura donc pas suffi... :-)
Et allez, la pauvre Marie (contre le Géant Dick) en prend pour son grade et paye pour tous les autres !!! Bref, je fais un exemple, mais j'aurais pu vous en trouver 100.000 autres... L'oeil du cyclone de cette mauvaise humeur ? Nous râlons furieusement de nous apercevoir que depuis sa première traduction en 1992 (coll. 10/18) puis sa réédition en 2012 aux éditions J'ai Lu, "In Milton Lumky Territory" n'a eu droit (sous ses deux titres français successifs) qu'à TROIS critiques ici (Notre soi-disant Territoire des Super-Z-intellos) : exténuant constat et énervante anomalie à corriger d'urgence, selon nous !!!
APPEL à court-circuiter (un peu ou intégralement) la prose narcissique de tous ces blaireaux/blairottes (évidemment soutenue à bout de bras par des critiques & médias aux conflits d'intérêts voyants comme l'Everest par temps clair) pour aller explorer toutes les galeries du Terrier aux Merveilles de l'humble
Philip K. DICK "qui y croyait", lui : même s'il n'est pas un chef d'oeuvre, ce roman-là est un monde heureusement VIVANT merveilleusement authentique, altruiste et enchanteur... Et comme on dit : "Ne boudons pas notre plaisir" (clicheton, mais bon !).
Bref, découvrons très vite ce passionnant et incroyable "
Sur le territoire de Milton Lumky", encore tout frais de ses soixante-deux années de maturation et accessible à nous du haut de son prix dérisoire de... 6,20 € !
[NOTE ultime : le même roman était paru en France en 1992 sous le titre "
Aux pays de Milton Lumky" : on peut aussi le chercher à ce titre... et y retrouver notamment la critique si documentée et, à vrai dire, fabuleuse de notre ami SZRAMOWO du 24 septembre 2015 sur cet ouvrage réellement indispensable à notre connaissance de l'Oeuvre "dickienne" ET cet excellent roman tout court...]