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Critique de colimasson


Ubik –le livre- s'est engagé vers le futur dès lors qu'il fut publié… Pas besoin d'Ubik –le remède miracle multiforme, qui s'adapte aux évolutions de la société au cours des décennies qu'elle traverse- pour le préserver de cette forme de régression inéluctable qui s'attaque à ses personnages.


Ubik est intemporel. Publié en 1966, il invente le monde de 1992, tel que l'imaginait Philip K. Dick, et tel que nous l'attribuerions nous, plutôt, à un monde futuriste qui correspondrait mieux aux siècles à venir. Après une explosion survenue sur la Lune, les rescapés de la mission expérimentent encore un nouveau rapport au temps… Autour d'eux, des éléments infimes semblent se recourber dans un mouvement involutif –une dégénérescence ? une régression ?- et le passé redevient présent. Les personnages découvrent progressivement les années passées ; puis le mouvement s'accélère…de 1969, voici que les dates de publication des journaux indiquent 1939… le temps semble s'effriter entre les doigts des personnages, et si l'expression peut nous sembler seulement métaphorique, elle représente pour eux une vérité bien tangible. Il suffit de cesser un instant de fixer un objet pour que, la seconde suivante, il n'existe plus sous la même forme ; il suffit de se laisser distraire par une parole pour que l'objet qu'on tenait en main ait régressé vers son niveau inférieur –ainsi passerait-on aujourd'hui de nos tablettes tactiles aux premiers calculateurs. Les bâtiments disparaissent, les routes se perdent, tout est sans cesse reconfiguré. Se posent alors de nombreuses questions : que va devenir le corps, lui aussi pris au piège de ce jeu de la régression ? puisque tout semble cesser d'exister dès lors que je détourne le regard, qu'est-ce que la réalité ? existe-t-elle hors de moi, ou est-elle contenue en moi ? Ce retour en l'an de grâce de 1939 peut-il s'apparenter à un voyage dans le temps ? Ou s'agit-il du déroulement d'un jour de 1939 qui n'a jamais existé, et qui découle seulement de l'aspect régressif de la journée de 1992 qui aurait normalement dû se dérouler ?


« Ce n'est pas l'univers qui est enseveli sous des linceuls de vent, de froid, de ténèbres et de glace ; tout se passe à l'intérieur de moi, et pourtant il me semble que je le vois de l'extérieur. […] le monde entier est-il contenu en moi ? Est-il englobé par mon corps ? Quand cela s'est-il produit ? Ce doit être le signe que je vais mourir, se dit-il. Cette sensation d'incertitude, ce ralentissement dû à l'entropie… »


Devant toutes ces incertitudes, face à ce flot de questions qui embourbent les personnages en même temps qu'ils essaient de répondre aux sollicitations contradictoires des hommes et des objets qui les entourent, ne demeure plus qu'une seule constante : le remède Ubik :


« Ubik instantané possède tout l'arôme du café filtre fraîchement moulu.
Votre mari vous dira :
« Chérie, je trouvais ton café comme ci comme ça ; mais maintenant… miam, quel régal ! »
Sans danger si l'on se conforme au mode d'emploi. »


Ubik dans chaque publicité, sur chaque affiche, dans la bouche de chaque commerçant… Ubik revient sans cesse et l'on se demande pourquoi. Menaçant, il donne l'impression de vouloir s'imposer à des personnages déjà sérieusement atteints par la régression temporelle qu'ils connaissent par ailleurs. Surtout, à travers Ubik, Glen Runciter, le chef de mission qui a trouvé la mort lors de l'exploration lunaire, semble vouloir adresser un message à ses anciens sous-fifres. le message, monstrueux, déformé, prend des allures de cauchemar à travers les expériences que vivent les « rescapés ». Ici, l'écriture de Philip K. Dick se montre magistrale à décrire les intempéries corporelles comme autant de ballets organiques incontrôlables, soumis à un mécanisme qui laisse la part belle à l'improvisation, et qui est d'autant plus effrayant qu'il peut provoquer la mort d'un instant à l'autre. Mais ces sensations excèdent le corps humain et s'ouvrent sur les espaces infinis de l'Univers –un paysage qui, sur le plan macroscopique, est aussi effrayant que la carte microscopique de nos êtres cellulaires :


« Il prenait maintenant conscience d'une sensation de froid insidieuse, suintante, qui avait commencé à l'envahir auparavant sans qu'il se souvienne à quel moment –à le submerger en même temps que le monde alentour. Cela lui rappelait leurs dernières minutes sur la Lune. le froid altérait la surface des objets ; il les déformait, s'amoncelait sur eux en provoquant une explosion de bulles qui chuintaient avant d'éclater. Et, aspiré à travers les trous béants de ces crevaisons, il s'insinuait jusqu'au coeur des choses, jusqu'au noyau qui leur donnait la vie. al avait maintenant sous les yeux un désert de glace hérissé de roches dénudées. Un vent soufflait sur cette plaine gelée en quoi s'était transformée la réalité ; le vent accentuait la glaciation, et la plupart des roches se mettaient à disparaître. »


S'il n'est pas toujours facile de suivre Philip K. Dick parce que son imagination très personnelle, proche du délire et du mécanisme onirique, risque de perdre le lecteur trop peu attentif au détour d'une contorsion narrative, la récompense pour s'être accroché, pour avoir voulu comprendre, avec ses personnages, quelles explications appliquer à un monde douloureux et absurde, vaudra toutes les incertitudes précédemment infligées. Philip K. Dick n'épargne pas ses personnages ; il n'épargne pas non plus ses lecteurs, et lorsque les premiers semblent tanguer le long d'un gouffre abyssal, les seconds se battent aussi pour ne pas perdre pied dans un univers fascinant qui amène à se poser sans cesse de nouvelles questions… Et quand bien même on croirait s'être enfin sorti de la menace de l'incertitude, se mettant d'accord sur un consensus explicatif qui semble rationnel, jetant les armes et voulant dire à Philip K. Dick : « Fous-nous la paix avec ta paranoïa ! », l'écrivain, plus fourbe que jamais, s'amuse une dernière fois à ébranler tout l'édifice explicatif qu'il venait pourtant consciencieusement de construire…

Lien : http://colimasson.over-blog...
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