Cette «
Lettre sur le commerce de la librairie » est une commande que la corporation des libraires parisiens fit à
Diderot en vue défendre les intérêts de leur commerce. En tant qu'auteur mais aussi en tant que promoteur de l'Encyclopédie,
Diderot se réclame d'une expertise dans le domaine et, au regard de cette mission, il semble que cette expertise lui ait été reconnue. En 1763, le droit d'auteur tel que nous le connaissons n'existe pas encore et la publication d'un imprimé est soumise au régime des privilèges ; tout livre est soumis à l'approbation de la Chancellerie royale (où sont scellés les actes royaux) au sein de laquelle une administration, appelée la Librairie, est chargée de recruter les censeurs habilités à approuver avant publication les livres dont les imprimeurs veulent faire commerce. Un livre imprimé qui n'aurait pas cette approbation officielle, appelée privilège, est un objet illégal dont le commerce constitue un délit passible d'emprisonnement.
Par ailleurs, le droit des auteurs se réduit à la cession de la propriété de leurs textes aux libraires imprimeurs (à cette époque les deux métiers se conjuguent largement dans la même entreprise). Un auteur vend à l'imprimeur le droit de disposer de son ouvrage à sa guise. Lorsqu'un auteur aliène son texte, il ne peut donc espérer en tirer d'autre bénéfice que la somme d'agent empochée une fois pour toutes. Ce que de nos jours on appelle un droit moral de l'auteur ne pèse guère en ce temps là ; il se réduit à l'honneur (quand ce n'est pas l'infamie) de voir son nom sur la page de titre (cette exposition du nom de l'auteur, à l'instar de l'exposition de votre page Facebook, est à ses risques et périls ; auteur, cela signifie d'abord, autorité responsable).
L'essentiel de cette Lettre de
Diderot est une défense et illustration du régime des privilèges. Il en raconte l'histoire depuis deux siècles et en vente les vertus. Il considère le privilège comme le garant des droits commerciaux du libraire et du droit moral de l'auteur contre la contrefaçon. Celle-ci constitue une concurrence déloyale et illégale au détriment de l'ayant droit. Lorsque le marché est inondé de contrefaçons à bas prix et souvent médiocre, le propriétaire du privilège est généralement réduit à l'incapacité d'écouler ses propres stocks. En effet, les ouvrages contrefaits (généralement imprimés à l'étranger ; Pays bas, Suisse) sont si peu onéreux (ils n'ont pas eu à supporter les investissements faits par le propriétaire légal) que le public les achète plus volontiers (souvent malgré une qualité d'impression déplorable selon
Diderot). L'imprimerie illégale ruine donc l'imprimerie légale.
La dernière partie du propos est certainement la plus intéressante ; elle touche à la liberté d'expression qui n'existe pas encore à en ce temps là. Car après avoir défendu le régime des privilèges, après avoir décrit l'organisation de la censure au sein de l'administration de la Librairie, il défend la notion de permission tacite ; cette sorte pirouette juridique consiste à laisser publier des textes que la Chancellerie aurait autrement censuré : à savoir tous les ouvrages contrevenant aux bonnes moeurs, attentatoires à la religion ou à la royauté. Pour
Diderot, une permission tacite (qui n'est au fond qu'une tolérance plus ou moins officieuse) a (ou devrait avoir?) valeur de privilège garantissant l'imprimeur contre la contrefaçon, cette plaie dans l'art d'imprimer. On sait que le chancelier Malesherbes, directeur de la Librairie depuis 1750 avait rendue courante cette pratique des permissions tacites qui présentaient l'avantage de tuer dans l'oeuf la publicité de l'interdit : "Quand on crie la sentence d'un livre, les ouvriers de l'imprimerie disent : 'bon, encore une édition!' " (p. 83). Or Malesherbes, homme des Lumières, ami des encyclopédistes, tomba en disgrâce en 1763, année même où
Diderot fut chargé d'écrire cette Lettre destinée à soutenir leurs intérêts devant le nouveau chancelier Sartine.
Ce texte de
Diderot est longtemps resté confidentiel et les arguments qu'il développe n'ont pas alimenté le débat attendu par les commanditaires. D'ailleurs ces arguments ne devaient pas tous plaire aux libraires car si
Diderot ne semble pas gêné par la totale aliénation contre finance du fruit de son travail aux éditeurs, il n'en rappelle pas moins les droits moraux de l'auteur et défend aussi le caractère temporaire de cette cession avec la possibilité de la récupérer ces droits. Il évoque aussi la transmissibilité de ces droits à la descendance de l'auteur, en s'appuyant plusieurs fois sur l'exemple des demoiselles
La Fontaine qui bénéficièrent d'une rente sur les oeuvres de notre Grand Fabuliste national.
Il se trouve que ce texte connut la notoriété un siècle plus tard, en 1861, à une époque où le capitalisme arrivé à sa pleine maturité avait fait du livre une marchandise très rentable sur laquelle les auteurs étaient désormais en mesure de revendiquer leur part de bénéfice. le droit d'auteur à la française était alors en train de s'élaborer. Mais ceci est une autre histoire.