Récit anecdotique et humoristique de 125 pages, ouvrage illustré de 500 dessins et préfacé par
Jean-François Revel, « L'
Histoire Pittoresque, dramatique et caricaturale de la Sainte Russie d'après les chroniqueurs et historiens Nestor, Nikan, Sylvestre, Karamsin, Ségur, etc. » est un livre de Gustave Doré, recomposé et réédité en 1996 par Hermann, Éditeurs des Sciences et des Arts.
De quoi s'agit-il ? D'une histoire très particulière de la Sainte Russie, qui interpellera le lecteur à plus d'un titre. D'abord, parce que l'auteur est un graveur talentueux qui utilise ici, avec la gravure sur bois, une des plus anciennes techniques de gravure de reproduction, ce qui n'est pas banal. Ensuite, parce que l'auteur en est, en 1854, à son quatrième ouvrage quand il croque ainsi ces scènes de la Sainte Russie, inscrivant son ouvrage dans une production qui dépasse le simple péché de jeunesse ou la création occasionnelle. Puis, parce le texte de l'auteur s'impose d'emblée par une violence continue et incompréhensible (les protagonistes n'ayant de cesse de trucider leurs semblables à qui mieux-mieux) mais aussi par son côté satirique, matérialiste, patriote en diable, radical, exubérant, caricatural de la société russe (depuis la supposée naissance du premier russe, issue de la rencontre fortuite d'un ours polaire et d'une marsouine, jusqu'à la guerre de Crimée -contemporaine de la composition de l'ouvrage- qui opposa les forces russes à une coalition turco-franco-anglaise). Enfin, par la relation toute spécifique des faits historiques, l'auteur ne se privant pas de prendre quelque liberté avec l'histoire en marche, mêlant aux évènements des légendes tantôt vraies ou tantôt imaginaires, insistant ici ou là sur des détails souvent sortis tout droit de son esprit débridé, et ajoutant à l'envi de pseudo-citations en latin, souvent de cuisine, imitant en cela
Rabelais et sa production littéraire. Et pour terminer, parce que le traitement des dessins fait penser, bien avant l'heure, à une bande dessinée : le lecteur y voit des dessins noir et blanc de toutes dimensions, un savant dosage des dégradés de gris, une illusion de mouvements, une grande variété dans les expressions des protagonistes, l'usage de formes soit très précises, soit estompées, parfois des rectangles complètement noirs ou entièrement blancs, des légendes parfois décalées par rapport aux dessins, tantôt ultra-courtes, tantôt tenant sur plus d'une page, le tout plus ou moins structuré et témoignant de l'inventivité de ce surdoué du crayon (Gustave Doré commença sa carrière de caricaturiste à l'âge de quinze ans).
Cette histoire, délibérément populaire, de la Sainte Russie plaira probablement à la majorité des lecteurs. Certains pourraient toutefois être gênés par l'anticléricalisme primaire de l'auteur (l'orthodoxie en prend pour son grade), par le déchainement tout à fait gratuit d'actes de violence et de barbarie, par l'usage immodéré de ce pseudo-latin, par des procédés comiques relevant de la « grosse ficelle », par de nombreuses répétitions (dessins, thèmes, situations) confinant à la saturation, et par une fin assez surprenante qui met en scène un soldat nommé Champavert.
Pour cet ouvrage singulier, corrosif, débridé voire outrancier mais assez peu lu, je mets quatre étoiles et recommande tout à la fois aux spécialistes de la gravure sur bois, aux historiens, aux admirateurs de Gustave Doré comme de
Rabelais, aux latinistes, aux civils comme aux militaires, aux étudiants en médecine (avec spécialité coliques néphrétiques) ainsi qu'aux caricaturistes et pamphlétaires en herbe ou confirmés.