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Crime et châtiment tome 0 sur 3

Georges Nivat (Préfacier, etc.)Doussia Ergaz (Traducteur)Vladimir Pozner (Traducteur)
EAN : 9782070392537
728 pages
Gallimard (24/01/1995)
  Existe en édition audio
4.41/5   5412 notes
Résumé :
Seul l'être capable d'indépendance spirituelle est digne des grandes entreprises. Tel Napoléon qui n'hésita pas à ouvrir le feu sur une foule désarmée, Raskolnikov, qui admire le grand homme, se place au-dessus du commun des mortels. Les considérations théoriques qui le poussent à tuer une vieille usurière cohabitent en s'opposant dans l'esprit du héros et constituent l'essence même du roman. Pour Raskolnikov, le crime qu'il va commettre n'est que justice envers les... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (337) Voir plus Ajouter une critique
4,41

sur 5412 notes
Lorsque j'étais adolescente, il y avait un programme à la télévision qui réunissait assez facilement ma famille. de fait, parents et enfants trouvaient un égal plaisir à se repaître des enquêtes du lieutenant Columbo. C'était une série policière d'un genre assez nouveau pour l'époque. Contrairement à l'habitude, on savait dès le début qui était le coupable et quel était son mode opératoire.

Tout le génie de l'intrigue consistait donc, non pas à démasquer le coupable, mais à savoir comment ce diable d'inspecteur fouineur avec son air con-con inoffensif parviendrait à faire ployer le sang-froid du criminel qui semblait avoir réalisé le crime parfait.

Toujours avec ses airs de ne pas y toucher, par des maladresses calculées, par des questions anodines, par des détails apparemment sans lien avec l'affaire, par une rassurante bonhommie, par un art de faire croire qu'il tombe facilement dans le panneau, le roublard petit lieutenant de police jouait d'estoc et de taille dans la psychologie de son suspect jusqu'à l'excéder, jusqu'à l'exaspérer, jusqu'à lui faire cracher la boulette par inadvertance, jusqu'à le pousser dans ses derniers retranchements et le faire basculer de l'excès de confiance à l'angoisse de savoir son crime révélé au grand jour.

Eh bien cette série policière d'un genre nouveau (lors de sa création à la fin des années 1960), s'inspirait totalement de la technique narrative d'un roman cent ans plus âgé ; vous avez deviné je suppose : Crime Et Châtiment.

Effectivement, ici, Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski ne cherche à aucun moment à nous dissimuler l'identité du criminel. Il essaie même très patiemment de nous faire pénétrer dans l'intimité de sa psychologie, de son quotidien, de son environnement physique et social, de ses pensées et de ses motivations, dans ses doutes et ses frayeurs d'avant ou d'après crime.

Le lieutenant Columbo de Crime Et Châtiment s'appelle Porphyre Petrovitch. (Il ne me semble pas que l'on nous donne son nom de famille, seulement qu'il est un cousin de Razoumikhine, autre personnage important du roman. Peut-être l'auteur a-t-il jugé préférable de ne pas embrouiller son lecteur en désignant deux personnages clés sous un même patronyme. En ceci, Dostoïevski diffère de William Faulkner qui lui n'eût certainement pas reculé devant la jouissance de baptiser d'un même nom quatorze Razoumikhine et dix-sept Raskolnikov différents !)

Pas d'erreur possible, avec Crime Et Châtiment, vous êtes dans du Dostoïevski pur jus, première pression à froid. du Dostoïevski typique, torturé, illuminé, proche de la folie, entre mystique et politique, mais, ce qui en fait son grand succès auprès des lecteurs, son approche un peu plus aisée que pour ses quatre autres grands romans, c'est qu'il se double d'une enquête policière, qu'on pourrait même catégoriser de thriller psychologique, ce qui le rend plus prenant, plus captivant que d'autres titres comme L'Idiot ou Les Possédés pour le néophyte qui découvre les grandes tragédies romanesques russes du XIXe siècle.

S'il ne fait pas de doute qu'avec ce roman Dostoïevski signe un roman policier, il ne semble pas non plus faire beaucoup discussion sur le fait qu'il s'agisse également d'un roman social et, d'une certaine manière, politique et philosophique.

Je pense qu'il serait une erreur que de s'attarder trop sur le protagoniste principal, Raskolnikov, pour comprendre l'essence et les motivations de l'auteur à s'embarquer dans un projet tel que Crime Et Châtiment. Je crois que le sujet principal est contenu dans le titre : le crime en général et le châtiment en général, pas l'histoire particulière d'un quelconque Raskolnikov, aussi intéressant et complexe soit-il.

Certes, le criminel, cela semble être lui et lui seul, mais quand j'y réfléchis plus attentivement, j'en vois au moins quatre des criminels — criminels à des degrés divers — quatre criminels, donc, et quatre châtiments distincts.

Le premier criminel auquel je pense, c'est l'ivrogne Marmeladov, coupable de faire sombrer sa famille dans la misère la plus noire, coupable de sucer comme un parasite le moindre rouble de ses proches pour s'aller mettre minable, pour se vautrer dans l'alcool, l'alcool, toujours l'alcool jusqu'à l'écoeurement, jusqu'à la déchéance, jusqu'à la honte.

La seconde criminelle, c'est sa femme, Catherine Ivanovna, elle qui utilise ses enfants pour les tâches les plus avilissantes et même, la plus avilissante de toutes, obliger la fille de son mari, Sophie, à se prostituer. le criminel, c'est aussi ce très trouble et très obscur Svidrigaïlov, dont on nous fait entendre qu'il n'est probablement pas pour rien dans le décès brutal de sa femme.

C'est trois-là, augmentés de Raskolnikov bien évidemment, représentent quatre facettes différentes du crime en général. On pourrait encore leur adjoindre les fourbes desseins de Loujine mais je n'insiste pas car ces quatre-là présentent de réelles similitudes.

La première d'entre-elles, c'est le sentiment de culpabilité. Il existe la loi, il existe le crime avéré ou la honte publique, mais il existe pire encore que tout ça, il existe le propre sentiment de culpabilité, un fardeau qui pèse des tonnes et qui vient de nous-même, une chape de plomb qui vous enfonce chaque jour un peu plus, jusqu'aux genoux, jusqu'au ventre, jusqu'au cou, un sentiment qui vous fait ployer mieux que n'importe quelle loi, mieux que n'importe quel doigt inquisiteur de la justice, mieux que l'oeil réprobateur de n'importe quelle divinité, jusqu'à vous aplatir, jusqu'à vous broyer de l'intérieur, jusqu'à vous faire rendre gorge, jusqu'à vous faire implorer grâce.

Marmeladov se fait honte au dernier degré d'avoir sombré si bas ; Catherine Ivanovna ne sait plus où se mettre quand elle pense à ce qu'endure Sophie ; Svidrigaïlov a l'argent qui lui brûle les doigts, cet argent qu'il détient de son épouse morte, Svidrigaïlov voudrait avoir l'air léger, détaché mais même en rêve la culpabilité le ronge, le corrode.

Raskolnikov est extraordinairement plus complexe. Il navigue entre remords et regrets, d'être allé si loin et d'être allé si peu loin, lui qui se voyait la carrure taillée pour les grandes oeuvres politiques, le voilà criminel aux abois, par manque de feu, par manque de force, par manque d'ambition réelle, mais surtout sous l'accablement exercé par le poids de la culpabilité, notamment vis-à-vis de sa mère et de sa soeur.

Dostoïevski nous entraine avec son Raskolnikov sur le terrain idéologique, le socialisme, le nihilisme, le progrès social, le projet révolutionnaire, des terrains sur lesquels il nous remmènera souvent, dans beaucoup de ses romans, un peu comme s'il devait régler des comptes avec le Dostoïevski qu'il a été, le jeune homme politiquement engagé qui fut déporté au bagne durant quatre années et qui, au moment où il écrit ses romans, ne croit probablement plus en grand-chose.

Ne subsiste que la culpabilité, l'impasse, comme dans Les Possédés, et la soif de rédemption qu'elle suscite. L'heure est alors venue de payer l'addition pour avoir cru pouvoir s'extraire de sa condition. L'heure est venue de subir le châtiment, ce qui me permet de trouver une transition commode pour aborder le second point commun des personnages sus-mentionnés, c'est qu'il ne semble exister que deux issues possibles, deux alternatives et deux seulement : le châtiment suprême, d'une certaine façon le soulagement le plus facile, le plus immédiat, et l'autre, le difficile, le dur à gagner, celui de s'humilier à la face du monde et de chercher son salut dans les canons de la religion, de faire sa conversion de Saul en Paul. Et au terme de ce châtiment, peut-être, une faible lueur : la rédemption...

On pourrait encore disserter durant bien des heures sur les motivations et les significations de cette oeuvre buissonnante, foisonnante mais remarquablement bien construite, où l'on retombe sur ses pieds, on l'on va là où l'auteur a décidé de nous conduire.

Sans être une fan absolue, j'avoue prendre beaucoup de plaisir à cette lecture (voir le P.S.) qui porte le sceau des grands chefs-d'oeuvres puisqu'elle ouvre plus de portes chez son lecteur à la clôture du roman qu'elle n'en a ouverte au départ par sa seule intrigue. Alors, une nouvelle fois, chapeau Dostoïevski.

Ceci dit, ce que j'exprime ici n'est qu'un avis, un misérable petit avis, qui ne représente pas grand-chose et qui ne prend de sens, si sens il y a, qu'en regard des autres, des très nombreux autres qui jalonnent les pourtours de Babelio.

P. S. : deux chapitres me paraissent particulièrement exceptionnels quant à leur intensité d'écriture. Il s'agit tout d'abord du double meurtre au chapitre VII de la première partie, et ensuite de la rencontre suffocante entre Dounia et Svidrigaïlov au chapitre V de la sixième partie. Assurément, deux morceaux d'anthologie.
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Epoustouflant !

Difficile de nier l'évidence : en lisant Dostoïevski on se trouve face à un maître de la littérature.
(Et très clairement, Crime et Châtiment fait partie des romans qu'il faut avoir lu dans sa vie)

Qui n'a jamais été si en colère qu'un jour il a été tenté de dire qu'il tuerai quelqu'un ? le thème du meurtre en soi n'est pas une nouveauté dans la littérature. Ce qui l'est en revanche, c'est la manière dont l'auteur a traité ce thème.

Dans un premier temps, c'est la rage de Raskolnikov qu'on voit, convaincu que sa logeuse, l'horrible Aliona Ivanova est non seulement cruelle mais (comme le disent les étudiants socialistes à la taverne) "inutile". Un jugement très lourd à porter sur un de ses semblables. Comment peut-on en arriver à une telle sentence ? Chacun d'entre nous n'est-il pas l' "inutile" (ou pire!) de quelqu'un d'autre ? Qui a raison ? Aliona Ivanovna est décrite de telle façon qu'il est impossible pour le lecteur d'éprouver une quelconque compassion à son égard. Petit tyran cynique de son immeuble, si tous se moquent d'elle, elle a tout de même son rôle dans cette communauté, rôle qu'elle exerce de manière très zélée d'ailleurs. Mais, au fond, qu'est-ce qui peut justifier q'un être humain prenne la vie d'un de ses semblables ? le geste de Rodia était-il vraiment nécessaire ?

De là s'en suivent de longues errances dans la démence pour notre personnage principal - le lecteur aussi peut se perdre entre rêve et réalité. D'abord opposé à l'idée de rédemption, que ce soit sur le plan judiciaire ou religieux, il finit bien sûr par faire pénitence pour racheter son âme.

J'ai été très admirative sur les questions philosophiques que pose cette oeuvre. le jeu du chat et la souris entre Porphiri et Rodia. La description de la vie quotidienne pour ces pauvres diables à Saint Pétersbourg faite de violence - pas nécessairement physique. Et surtout, j'ai été fascinée par la rage et la fougue qui anime chacun de ses personnages. Il y a énormément de tension dans ce récit, l'atmosphère est lourde et presque oppressante, et avec tout cela, Dostoïevski réussit à en sortir quelque chose de beau.

XIXème siècle oblige, les portraits féminins sont assez stéréotypés - alors que les personnages masculins sont bien plus complexes et plus travaillés. D'un côté, la mère effacée soucieuse du bien-être de ses enfants au point que cela la rend aveugle, la soeur virginale qui incarne avec Sonia l'abnégation de soi (sur le plan moral pour l'une et physique pour l'autre) et enfin, la catin au coeur pur et pieuse méprisée par les "bonnes gens". Mais c'est quelque chose que l'on pardonne assez aisément à l'auteur. Il était dans l'air de son temps ....

Et je pense qu'il va falloir que je m'arrête là, car ce livre m'a tellement passionnée que j'en parlerai volontiers pendant des heures. Et ça finirait par faire une critique vraiment très longue (et indigeste!). Juste une petite remarque : la note du traducteur (André Markowicz) de l'édition Babel est très intéressante et si vous en avez l'occasion, je vous encourage à la lire.
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Quelle belle claque littéraire !

Lecture achevée, je ne peux m'étonner d'apprendre que Victor Hugo comptait parmi les écrivains favoris de Dostoïevski. Il y a bien dans "Crime et Châtiment" une part de ses "Misérables", et dans la figure de Raskolnikov, quelques uns des traits de Jean Valjean.

Au cours de ma lecture, j'ai eu l'occasion de visiter à Saint-Pétersbourg le dernier appartement habité par Dostoïevski, et ce fut comme si je m'étais profondément imprégnée de sa personnalité, sentiment assez troublant je dois dire. Je peine à trouver les mots qui exprimeraient avec justesse la multitude d'émotions ressenties au fil des quelques 700 pages de ce roman finalement assez condensé, aux allures de huis-clos. Le sentiment d'oppression, la peur, le dégoût, la colère, l'affection, la pitié font quoi qu'il en soit partie du cortège.

Et que dire de la plume de l'auteur ? On comprend immédiatement à lire sa prose pourquoi les Russes sont aujourd'hui encore si attachés à son oeuvre qui dénote une compréhension profonde de l'ordre social et des misères humaines. Roman psychologique aux allures de polar, quête idéologique en butte avec une société qui tarde à s'émanciper et à se renouveler, "Crime et Châtiment" a connu un grand succès dès sa parution en 1866, malgré la noirceur de son thème, plutôt iconoclaste pour la période.

Un classique qui n'est pas prêt de sombrer dans l'oubli.


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« L'oeuvre de Dostoïevski a soumis l'intelligence française à une assez longue épreuve. Deux siècles d'ordre et de discipline classiques nous préparaient mal à la compréhension d'un auteur en révolte ouverte contre les règles d'unité et de composition qui nous sont familières. »
André Markowicz

Un siècle après la délicate réception de son oeuvre en France, il me paraît incontestable que le génial auteur russe continue à poser un défi à l'intelligence et à la rationalité occidentales. Alors que je n'ai jamais eu aucune difficulté à comprendre et à aimer Tolstoï, « le peintre de la vie dans ses formes et ses achèvements » selon la jolie formule de l'homme de lettres russe Vassili Rozanov, j'ai d'emblée éprouvé quelques difficultés à suivre Dostoïevski dans sa sinueuse description des tourments de l'âme, ou dans son rapport passionné au Christ. La composition, sursaturée d'idées et de motifs récurrents, noyant l'intrigue sous des digressions prenant la forme de confessions ou de dialogues interminables, a de quoi dérouter. Tel un kaléidoscope réfractant la réalité à l'infini où chaque élément, si minime soit-il, reflète l'idée maîtresse comme la goutte d'eau le soleil, elle parvient néanmoins à exercer un effet hypnotique sur le lecteur qui, de gré ou de force, finit par succomber au charme diabolique et enchanteur d'une prose qui déborde de toutes parts.
Pour être honnête, j'ai complètement raté ma première incursion dans l'oeuvre du grand maître russe. La lecture de l'Idiot à l'automne dernier fut pour moi une expérience ennuyeuse, pénible, assortie de la désavantageuse impression de n'y avoir à peu près rien compris. Désarçonnée par la forme qui, à mes yeux, ressortit davantage au théâtre qu'au roman, par la folie des personnages qui, en une fraction de seconde, passent du rire aux larmes, de l'amour à la haine, de la rage à la compassion, passablement hermétique à la dimension christique du héros, je pensais en avoir fini avec Dostoïevski… jusqu'à ce qu'une lecture récente, Offenses de Constance Debré, prolongée par celle de la chute d'Albert Camus, ne ravive ma curiosité. Ces deux livres questionnant le sens de la vie, plus particulièrement interrogeant le sens et la notion même de faute, engagent en effet, chacun à leur façon, un dialogue avec l'un de ses livres le plus célèbre : Crime et châtiment.

L'argument du livre, dont le succès fut immédiat en Russie, dès sa publication en 1866, est connu même de ceux qui ne l'ont pas lu :
Raskolnikov, ancien étudiant en Droit de 23 ans, sans le sou et sans profession, assassine à coups de hache une vieille prêteuse sur gage et la soeur de celle-ci. La suite du roman s'attache à décrire les conséquences du meurtre sur la psyché du criminel, tandis que l'étau de la justice se resserre inexorablement sur lui.

Si la misère, la souffrance, l'injustice, le besoin éperdu d'argent figurent incontestablement au rang des mobiles du double meurtre, ils sont loin de rendre compte d'un acte qui reste largement inexpliqué et inexplicable aux yeux mêmes de son auteur. Bien qu'ayant longuement médité son crime, l'ayant même, à certains égards, prémédité, Raskolnikov apparaît bien plus comme le jouet d'un Destin implacable et indéchiffrable que comme l'acteur de sa propre vie. C'est ainsi qu'apprenant tout à fait fortuitement que le lendemain à sept heures, la vieille usurière sera seule chez elle, Raskolnikov comprend du même coup que son sort est scellé :
« Il ne lui restait plus que quelques pas à faire pour rentrer chez lui. Il arriva dans son réduit comme un condamné à mort. Il ne réfléchissait plus à rien ; il en était incapable. Il sentit, de tout son être, qu'il n'avait plus ni volonté ni raison et que tout était décidé sans appel. »
Pour autant, cette sorte de fatalité qui l'accable ne l'exonère ni des doutes qui le taraudent avant et après l'acte, ni de la culpabilité qui le ronge insidieusement et le rend à moitié fou, ni du châtiment, seul à même de le sauver, si tant est qu'il pût être sauvé. Mais si Raskolnikov est bien coupable, il l'est au même titre que tous les hommes, nés libres et par conséquent « coupables pour tout et pour tous ». Et s'il doit répondre de ses fautes et de ses crimes, c'est devant le tribunal de Dieu, seul à même, dans son omniscience, de le juger, non devant le tribunal des hommes, inapte, par nature, à rendre la justice.
Mais là encore, ramener Raskolnikov au statut de victime d'un Destin implacable est terriblement réducteur. En dernier ressort, le jeune homme a délibérément commis un crime, un crime de sang froid, même s'il était, au moment du passage à l'acte, dans un état de fièvre indescriptible. Pourquoi ? Par souci de justice ? Afin de rétablir en sa faveur un sort jugé inéquitable? Afin de débarrasser la surface du globe d'un être nuisible, d'un « pou inutile, mauvais, néfaste » ? Afin de se mettre à l'épreuve, de se mesurer aux « âmes supérieures » qui, à l'instar de Napoléon, ne s'embarrassent pas de scrupules lorsqu'il s'agit d'éliminer un ou plusieurs « poux » entravant l'accomplissement de leur destinée ?
André Markowicz fournit un début de réponse, me semble-t-il, lorsqu'il décrit les personnages de Dostoïevski comme des êtres impuissants à se définir qui, la conscience toujours en alerte, ont la passion de se « vérifier ». Est-ce pour se « vérifier » que Raskolnikov en vient, après moult hésitations et revirements, à commettre son crime? Markowicz évoque également le dédoublement, un trouble psychiatrique qui semble avoir particulièrement affecté Dostoiëvski, que l'on retrouve chez bon nombre de ses personnages :
« Il me semble que je me dédouble, dit Versilov dans Les frères Karamazov : je me partage par la pensée, et cette sensation me cause une peur affreuse. C'est comme si l'on avait son double à côté de soi : alors que l'on est sensé et raisonnable, ce double veut à tout prix faire quelque chose d'absurde. »
Est-ce son double maléfique qui pousse Raskolnikov à commettre un acte absurde, un crime sans mobile, sans désir, sans nécessité? Pourtant, à aucun moment, Raskolnikov ne renie son crime. Il l'assume jusqu'au bout. Ce qu'il semble ne pas assumer en revanche, c'est son attitude envers lui-même une fois l'acte commis. Il s'accuse non du crime, mais de sa lâcheté, de sa faiblesse, de l'enfer mental dans lequel il s'est enfermé.

« Il avait honte précisément de ce que lui, Raskolnikov, s'était perdu, si aveuglément, avec une aussi totale absence d'espoir, si obscurément et si stupidement, suivant quelque arrêt d'une aveugle destinée et qu'il devait s'humilier, se soumettre à « l'absurdité » d'une quelconque condamnation, s'il voulait trouver enfin un peu de repos. »

Dès lors, pourquoi vivre? s'interroge-t-il à plusieurs reprises. Vivre pour exister?
« La satisfaction d'exister ne lui suffisait pas ; il avait toujours voulu davantage. » 
Maintes fois tenté par le suicide, il y a finalement renoncé. Pourquoi? Par lâcheté? Ou bien parce que gisait au fond de lui une mince, mais tenace, espérance? L'espérance en un amour qui, seul, peut donner un sens à une vie absurde dépourvue de sens?

« Il ne sut pas comment cela se passa, mais il se sentit soulevé par une force inconnue et jeté aux pieds de Sonia. Il pleurait et il étreignait ses genoux. (…)Elle avait compris, elle n'avait plus de doute maintenant, il l'aimait, il l'aimait d'un amour sans limite et son heure était enfin venue… »

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Raskolnikov, ancien étudiant, vit pauvrement dans une chambre misérable. Dans sa terrible solitude et son accablement, il va inventer une théorie selon laquelle la société est composée de deux catégories d'individus. La catégorie inférieure; composée d'hommes soumis, posés, conservateurs et ayant pour seul but de perpétrer le monde. Et la catégorie de « vrais hommes » qui ont le talent et le don de dire une parole nouvelle, de mener l'humanité vers un but, vers une nouvelle organisation. Cette seconde catégorie de surhommes aurait alors tous les droits pour mener à bien leur mission ; même celui de tuer. Si l'idée est grandiose, le crime est permis et même nécessaire.

Raskolnikov se sent investi d'une mission, il se sent trop intelligent pour rester dans l'ornière. Il veut devenir un « Napoléon ». Il ne sera peut-être pas maitre du monde dans le présent, il sera sans doute d'abord supplicié. Mais plus tard, comme beaucoup de ces grands hommes destructeurs, il sera mis sur un piédestal et adulé.

Raskolnikov a tout pour réaliser ce projet fou. Il est intelligent, hautain, insensible, vaniteux, orgueilleux, audacieux, arrogant. Mais il est aussi mélancolique, généreux. Sa faille : il se pose des questions qu'un « Napoléon » ne se poserait pas. « L'homme est-il un pou ? », « Ai-je le droit de prendre ce pouvoir ? ». En lui, se confrontent deux personnages.

Son action manque de décorum, elle n'est pas glorieuse, elle n'est pas grandiose. On ne pourra que se moquer de lui et considérer qu'il a pêché comme le plus ordinaire des hommes, le plus vil. Il en a honte et n'assume pas le poids de ce fardeau. Il est trop fier pour reconnaitre son échec.
Le chemin est encore long, pour lui, pour accéder à la réalité de ce monde.

Raskolnikov est odieux et détestable dans sa conception d'un monde nihiliste, où l'homme devient un tout puissant, un surhomme qui a sa propre loi. le pouvoir appartient, pour lui, à ceux qui osent s'en emparer sans s'embarrasser de scrupules moraux.

J'ai aimé l'univers de Dostoïevski qui a su explorer l'âme humaine. Dans cette oeuvre, il nous démontre admirablement la bassesse de cet homme vaniteux et méchamment intelligent. Un monde sans valeur, ignorant le bien et le mal, sans moralité est un monde du néant. Raskolnikov ne pourra se sauver que par la mort ou la résurrection de l'homme qui est en lui. Un homme de foi, un homme ordinaire.



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Raskolnikov était assis à regarder fixement, sans se détacher du spectacle ; sa pensée se perdait en songes, en contemplation ; il ne pensait à rien, mais une sorte de regret le troublait et le faisait souffrir.
Soudain, à son côté se trouva Sonia. Elle s'était approchée sans bruit et s'était assise près de lui. Il était encore très tôt, la fraîcheur matinale ne s'était pas encore adoucie. Elle avait son pauvre vieux burnous et son fichu vert. Son visage portait encore des marques de maladie, amaigri, pâli, affaissé. Elle lui adressa un sourire affable et joyeux, mais, comme à l'habitude, ce fut timidement qu'elle lui tendit la main.
C'était toujours ainsi qu'elle lui tendait la main, timidement, parfois même elle ne la lui tendait pas du tout, comme si elle avait craint qu'il ne la refusât. Il avait toujours une sorte de répulsion à prendre sa main, une sorte de dépit à l'accueillir, et parfois, il gardait un silence opiniâtre pendant toute l'entrevue. Il lui arrivait, à elle, de trembler devant lui et de se réfugier dans une tristesse profonde. Mais cette fois-ci leurs mains ne se séparaient point ; il la regarda à la dérobée et rapidement, ne dit rien et baissa les yeux jusqu'à terre. Ils étaient seuls, personne ne les voyait. Le soldat de garde s'était justement détourné.
Comment cela s'était-il fait, il n'en savait rien lui-même, mais soudain quelque chose sembla le soulever et le jeter à ses pieds. Il pleurait, il lui embrassait les genoux. Au premier instant, elle eut une peur terrible et tout son visage se glaça. Elle bondit et toute tremblante le regarda. Mais au même instant, tout de suite, elle comprit tout. Un bonheur infini brilla dans ses yeux ; elle avait compris, il ne pouvait plus y avoir de doute pour elle : il l'aimait, il l'aimait sans bornes, enfin était arrivée cette minute...
Ils auraient voulu parler, mais ne le pouvaient point. Des larmes brillaient dans leurs yeux. Ils étaient tous deux pâles et maigres ; mais dans ces visages pâles et malades rayonnait déjà l'aube d'un avenir rénové, d'une résurrection totale à une nouvelle vie. L'amour les avait ressuscités. Le cœur de l'un renfermait des sources infinies de vie pour le cœur de l'autre.

Épilogue, Chapitre II.
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- Fainéante, lui crie-t-elle, tu habites chez nous, tu manges, tu bois, tu profites de la chaleur. Tu bois et tu manges, alors que depuis trois jours les enfants n'ont pas vu un croûton !
[...]
- Alors, Catherine Ivanovna, je dois vraiment consentir à cette chose ?
En effet Daria Frantzovna, une mauvaise femme et qui a eu maintes fois affaire à la police, lui avait fait des propositions déjà à trois reprises par l'entremise de la logeuse.
- Eh bien, quoi, répond Catherine Ivanovna avec moquerie, qu'est-ce que tu as à ménager ? Voyez-moi ce trésor !
[...]
Alors je vois, comme ça, entre cinq heures et six heures, ma Sonia qui se lève, se coiffe de son fichu, met son burnous, et quitte la maison. Elle est revenue à huit heures passées. Elle est revenue, et la voilà qui va droit à Catherine Ivanovna et qui pose devant elle sur la table trente pièces d'un rouble, sans dire un mot. Elle n'a pas prononcé une seule parole, elle n'a pas jeté un regard, seulement elle a pris notre grand fichu vert en drap de dames (nous n'en avons qu'un, qui est commun à tous, en drap de dames), elle y a caché complètement sa tête et son visage et elle s'est couchée sur le lit, tournée vars le mur, il n'y avait que ses petites épaules et tout son corps qui tremblait tout le temps... Et moi, j'étais toujours étendu dans le même état qu'avant... Et je vis alors [...] un moment plus tard Catherine Ivanovna, sans prononcer un mot elle non plus, s'approcher du lit de ma Sonia, et toute la soirée elle resta à genoux à ses pieds, elle lui baisait les pieds, elle ne voulait pas se relever, et ensuite elles s'endormirent ainsi toutes les deux en se tenant embrassées... toutes les deux... oui... toutes les deux... Et moi... j'étais ivre mort.

Première partie, Chapitre II.
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Ces derniers mots, après tout ce qui venait d'être dit et ressemblait si bien à une rétractation, étaient décidément trop inattendus. Raskolnikov se mit à trembler tout entier, comme transpercé.
- Alors... qui donc... a tué ? demanda-t-il, n'y tenant plus, d'une voix qui s'étouffait. Porphyre Petrovitch se laissa même retomber sur le dossier de sa chaise, comme s'il avait été stupéfié, lui aussi, d'une question aussi inattendue.
- Comment, qui a tué ?... reprit-il, comme s'il n'en croyait pas ses oreilles. Mais c'est VOUS qui avez tué, Rodion Romanytch ! Vous avez bel et bien tué... ajouta-t-il dans un quasi-chuchotement, d'une voix absolument convaincue.
[...]
- Ce n'est pas moi qui ai tué, chuchota Raskolnikov, comme font les petits enfants effrayés quand on les surprend sur le lieu du crime.
- Si, c'est bien vous, Rodion Romanytch, c'est vous, et personne d'autre, chuchota Porphyre avec conviction et sévérité.
Tous deux gardèrent le silence, et ce silence dura étrangement longtemps, une dizaine de minutes. Raskolnikov s'était accoudé sur la table et sans mot dire fourrageait de la main dans ses cheveux. Porphyre Petrovitch était assis calmement et attendait. Soudain Raskolnikov regarda Porphyre avec mépris.
- De nouveau les vieilles histoires, Porphyre Petrovitch ! Toujours vos m^mes procédés : comment n'en êtes-vous pas dégoûté, vraiment ?
- Hé ! laissez-donc. Qu'ai-je besoin, maintenant, de procédés ! Ce serait différent, s'il se trouvait ici des témoins : mais nous voilà en tête à tête à chuchoter. Vous le voyez vous-même, je ne suis pas venu pour vous chasser et vous courir comme un lièvre. Que vous avouiez ou non, en ce moment cela m'est égal. J'ai ma conviction faite, sans vous.
- S'il en est ainsi, pourquoi êtes-vous venu ? demanda Raskolnikov d'un air irrité. Je vous pose ma question de l'autre jour : si vous me jugez coupable, pourquoi ne me jetez-vous pas en prison ?

Sixième partie, Chapitre II.
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Il n'y avait plus un instant à perdre. Il tira la hache complètement, la brandit des deux mains, en se sentant à peine agir, et presque sans effort, presque machinalement, il la laissa retomber sur la tête, du côté opposé au tranchant. À ce moment toute force chez lui semblait absente. Mais, dès qu'il eut laissé retomber la hache, la force naquit en lui.
La vieille, comme toujours, était tête nue. Ses rares cheveux châtain clair avec des fils blancs, comme d'habitude abondamment graissés, étaient tressés en queues de rat et ramenés sous un morceau de peigne de corne qui pointait sur sa nuque. Le coup avait porté justement sur cette nuque, ce qui venait de sa faible taille. Elle poussa un cri, mais très faiblement, et soudain elle pencha tout entière vers le plancher, bien qu'elle eût encore pu lever les deux bras vers sa tête. Dans une main, elle continuait à tenir " le gage ". Alors, de toute sa force, il frappa encore une fois, puis une troisième, toujours avec le dos de la hache et toujours sur la nuque. Le sang jaillit comme d'un verre renversé, et le corps s'écroula sur le dos. Il recula, le laissa tomber, et aussitôt se pencha sur son visage : elle était déjà morte.

Première partie, Chapitre VII.
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C'était une femme honnête, très loin d'être sotte (quoique absolument sans instruction). Eh bien, figurez-vous que cette femme, honnête et jalouse, décida, après nombre de scènes effroyables et de reproches, de s'abaisser jusqu'à une espèce de contrat avec moi, qu'elle a exécuté pendant toute la durée de notre union. Le fait est qu'elle était sensiblement plus âgée que moi, en outre elle gardait constamment dans la bouche une espèce de clou de girofle. J'ai eu assez de cochonnerie dans l'âme et en même temps de loyauté d'un certain genre pour lui déclarer franchement que je ne pourrais pas lui être absolument fidèle. Cet aveu l'a mise hors d'elle. [...] Après bien des larmes, s'établit entre nous un contrat verbal de ce genre : premièrement, je n'abandonnerai jamais Marthe Petrovna, et je resterai toujours son mari ; deuxièmement, je ne m'absenterai jamais sans sa permission ; troisièmement, je n'aurai jamais de maîtresse attitrée ; quatrièmement, en échange Marthe Petrovna me permet de porter mon choix de temps en temps sur ses femmes de chambre, mais toujours avec son consentement secret ; cinquièmement, Dieu me préserve d'aimer jamais une femme de notre condition ; sixièmement, si par hasard, ce dont Dieu me préserve, il me vient quelque passion grande et sérieuse, je dois m'en ouvrir à Marthe Petrovna. Quant à ce dernier point, Marthe Petrovna a toujours été assez tranquille ; c'était une femme intelligente, et par conséquent elle ne pouvait me considérer autrement que comme un débauché et un coureur, hors d'état d'aimer sérieusement.

Sixième Partie, Chapitre IV.
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