6. « Des "jeunes", chevaliers et clercs, rivalisant, chacun brûlant d'éclipser les autres, d'attirer sur sa personne les faveurs du patron par la démonstration de son excellence dans les armes ou dans les lettres, vient l'animation de la vie courtoise. Mais elle vient aussi des femmes. Ne les oublions pas. Tout donne à penser en effet que leur participation à la culture savante fut plus précoce et plus étendue que celle des mâles de l'aristocratie laïque. Il existait, adjointe à la demeure noble, une sorte de couvent où les filles du maître étaient éduquées. Celles qui n'y demeuraient pas toute leur vie en condition quasi monastique, ou faute d'avoir pu être mariées, en sortaient sans doute moins superficiellement 'litteratae' que les chevaliers, leurs frères. Elles jouaient un rôle central dans la compétition culturelle dont la cour était le théâtre. Cette compétition se déroulait devant elles ; c'était à leurs yeux que les garçons voulaient briller ; il leur appartenait d'attribuer le "prix". Ne constituèrent-elles pas l'un des relais essentiels entre la "Renaissance" et la haute société laïque ? » (pp. 195-196)
Tout hérétique le devient par une décision des autorités orthodoxes.
3. « [Autour de l'an 1100] Les évêques entreprennent de remodeler la morale sociale, tablant sur cette institution majeure qu'est la conjugalité. Ils interdisent le mariage aux ecclésiastiques puisque l'abstinence sexuelle peut leur sembler le gage d'une supériorité qui doit placer les clercs au sommet de la hiérarchie des conditions terrestres. Inversement, les évêques prescrivent aux laïcs de se marier, ceci pour mieux les tenir, les encadrer, endiguer leur débordement. Mais ils leur enjoignent de former des couples selon des principes et des règles que l'évolution du rituel et de la réflexion religieuse sacralisent progressivement. Ils affirment l'indissolubilité du lien conjugal ; ils imposent l'exogamie au nom d'une conception démesurée de l'inceste ; ils répètent que la procréation est la seule justification de l'accouplement ; ils rêvent d'expulser de celui-ci tout plaisir.
[…]
Face aux admonestations des évêques, les nobles et les chevaliers par conséquent regimbent. Ce n'est pas seulement qu'ils veulent jouir de la vie. Lorsqu'ils sont chefs de maison, responsables du destin d'un lignage, ils entendent répudier librement leurs femmes si elles ne leur donnent pas des héritiers mâles, épouser leurs cousines si cette union permet de remembrer l'héritage. Lorsqu'ils sont célibataires, ils entendent pratiquer librement les rites érotiques propres à la "jeunesse". » (pp. 50-51)
1. « Disposons donc en premier lieu, face à face, les deux systèmes d'encadrement, qui par leurs desseins sont presque entièrement étrangers l'un à l'autre : un modèle laïque, chargé, dans cette société ruralisée, dont chaque cellule prend racine dans un patrimoine foncier, de préserver, au fil des générations, la permanence d'un mode de production ; un modèle ecclésiastique dont le but, intemporel, est de refréner les pulsions de la chair, c'est-à-dire de refouler le mal, en endiguant dans de strictes retenues les débordements de la sexualité.
[…]
[Dans la stratégie laïque] il semble bien que trois attitudes orientent principalement les négociations qui se développent alors en préambule à tout mariage : une propension, consciente ou non, à l'endogamie, à trouver des épouses dans le cousinage, parmi la descendance d'un même ancêtre, parmi les héritiers du même patrimoine, dont l'union matrimoniale tend ainsi à rassembler les fragments épars plutôt que de les dissocier davantage ; la prudence, qui engage à ne pas multiplier outre mesure les rejetons, donc à limiter le nombre de nouveaux ménages, à maintenir par conséquent dans le célibat une part notable de la progéniture ; la méfiance enfin, la cautèle dans les détours du marchandage, la précaution de se garantir, le souci de part et d'autre d'équilibrer les cessions consenties et les avantages attendus. » (pp. 16-18)
2. « Des obstacles d'un autre genre étaient dressés, et par les moralistes de l'Église eux-mêmes, innocemment, par tant de prêtres qu'obsédait la peur de la féminité. Dans l'essor de la pastorale, ils s'efforçaient de réconforter les femmes victimes de la conjugalité que nous devinons si nombreuses en ce temps, dans ce milieu social, meurtries, délaissées, répudiées, bafouées, battues.
[…]
[D'après une lettre de direction spirituelle de la fin du XIIe s.] Entendons bien : l'injustice, le déni de justice serait que, trop profondément blessée, incapable de vaincre ses répugnances, l'épouse se dérobât, refusât son corps à son mari, n'acquittât pas sa dette. (Remarquons qu'Adam de Perseigne n'envisage à aucun moment que la femme puisse être elle-même demanderesse, qu'elle soit, elle aussi – et c'est pourtant ce que dit le droit canon – en saisine du corps de son mari, en position de réclamer son dû.) Mais l'injustice serait aussi qu'elle livrât à son époux, en même temps que son corps, son âme. Et voici la conclusion de ce petit traité moral : certes tu n'as pas le droit de te refuser. Toutefois, "quand l'époux de chair s'unit à toi, mets, toi, ta joie […] à demeurer fixée, spirituellement, à ton époux céleste". De marbre, donc. Sans aucun frémissement de l'âme. » (pp. 40-41)
A l'occasion de la publication de l'ouvrage : Martine Reid, Félicité de Genlis. La pédagogue des Lumières, Tallandier
Avec Gilles HEURÉ, Michelle PERROT, Martine REID
Michelle Perrot, historienne pionnière de l'histoire des femmes (Histoire des femmes en Occident, avec Georges Duby, 1991 ; Les Femmes ou les silences de l'histoire, 1998 ; George Sand à Nohant : une maison d'artiste, 2018) et Martine Reid, spécialiste de la littérature du XIXe siècle et notamment des femmes en littérature (George Sand, 2013 ; Félicité de Genlis. La pédagogue des Lumières, 2022), vont revenir sur ce champ de recherche qui ne cesse de s'enrichir et questionne de plus en plus la place des femmes dans la société d'aujourd'hui.
Gilles Heuré
+ Lire la suite