LES ERISPAUDANTS
À LÉON COLMAR
extrait 2
Les Erispaudants sont fouisseurs : ils creusent
de grands trous dans le sol et ravages ainsi les
territoires qui leur furent concédés au début des
temps.
Leur langage, caractérisé par la répétition de
certaines syllabes, a, jusqu’ici, déconcerté les
philologues. Leur origine est mythique, leur
destinée vouée aux conjectures. Ils sont de
petites taille.
Avec les années, ils subissent diverses trans-
formations, perdent leur qualité d’ Erispaudants
et deviennent des Messieurs.
p.244
Et, tout à coup, venant des entrailles de la maison, une petite voix humaine, nette, mélodieuse, dansante, prononce des mots que l’on ne comprend pas. Une autre voix lui répond, aussi faible, aussi pure, aussi joyeuse. Les deux voix s’emmêlent, s’enroulent, s’enlacent, s’élancent. Cris, rires, chants !
Toute la maison s’étire, gronde et fait le gros dos. Les enfants sont réveillés. Les enfants ! Les enfants !
Victorieuse, la lumière se déverse dans l’âme, la lumière semblable aux eaux d’une cataracte.
Un jour à vivre !
LES ERISPAUDANTS
À LÉON COLMAR
extrait 1
À l’extrémité orientale du jardin, par delà les
pelouses, derrière les troènes toujours verts,
entre les framboisiers et la roseraie, habitent les
Erispaudants. C’est un peuple vindicatif, redouté
des explorateurs, peu connu des historiens. Les
coutumes des Erispaudants sont mystérieuses,
leurs exploits légendaires. Par des chants guer-
riers et d’incessantes rumeurs de querelles, ils
jettent le trouble chez les populations limitrophes.
Ils se nourrissent exclusivement de tout ; certains
d’entre eux, au dire des étrangers, ingurgitent
même des boutons de culotte, des crayons, des
billes d’agate ; d’autres absorbent des haricots par
la voie nasale ; d’autres encore, s’il faut en croire
l’éminent professeur Barnabé, semblent trouver
un principe alimentaire dans la succion prolongée
de leur pouce.
…
p.243-244
LES ERISPAUDANTS
À LÉON COLMAR
extrait 6
Quand il aperçut pour la première fois un melon, le grand
chef Baba déclara : « J’en veux, de la ronde boule ! » Et quand,
fermant à demi les yeux pour mieux savourer une volupté déli-
cate, le glorieux héros mange une fraise, au printemps, il s’ex-
clame, transporté : « Oh ! c’est la première fois de ma vie que
je mange une fraise cette année.
Le grand chef Zazou ― grand par le prestige plutôt que par
la taille ― fait un emploi capricieux des adverbes. Va-t-il au
cirque. Il estime : « C’est un beau très, très cirque. » S’il s’a-
muse du spectacle, il avoue : « C’est mieux drôle. » Comme
tous les grands chefs, il est arrogant ; lui fait-on remarquer
qu’il n’a pas réussi telle prouesse du premier coup, il répond
avec aigreur : « Si ! J’ai réussi du premier coup la troisième fois. »
p.247
LES ERISPAUDANTS
À LÉON COLMAR
extrait 3
[…]
les Erispaudants sont farouches ;
[…]
Les Erispaudants répugnent au régime monar-
chique, car grande est leur superbe et pointilleuse
leur indépendance. Ils revendiquent, tous à la fois,
les titres, les privilèges, les prérogatives de la
royauté. Ils forment une démocratie exception-
nelle dont chaque citoyen fait valoir plusieurs
fois par jour ses droits au trône. Ils n’échappent
cependant pas au principe d’autorité : ils obéissent,
bon gré, mal gré, à des chefs qui ne sont ni choisis
ni reconnus, mais que leur voix perçante signale
et qu’elle prédestine aux honneurs.
Les plus connus d’entre ces chefs s’appellent
Baba, Zino, Zazou, Poupi, Titi, Coco.
p.245-246
Première partie de la conférence sur Georges Duhamel donnée le 25 mai 2016 à l'Institut Henri Poincaré à l'occasion du Festival Quartier du Livre (Paris 5ème) par Philippe Castro.