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Critique de Malaura


Il y a un peu plus de 20 ans, un pays s'embrasait sous le feu de la haine et du ressentiment, s'enflammait dans le brasier d'un nationalisme aveugle, brûlait des années de fraternité et d'entente dans un conflit d'une insoutenable violence et se consumait dans la fournaise de la barbarie génocidaire.
Nous étions dans les années 1990, des affrontements inconcevables s'amorçaient en Ex-Yougoslavie et les militaires serbes sombraient au fil des jours dans la plus terrible inhumanité. Massacres de Srebrenica et de Markale, siège de Sarajevo, exécutions sommaires, tueries, assassinats de civils, exterminations de masses, crimes contre l'humanité…les territoires bosniaques et croates étaient devenus le théâtre d'une incommensurable tragédie orchestrée par les dirigeants serbes Slobodan Milosevìc et Radovan Karadžić et par le chef des armées Ratko Mladìc, dont le surnom de « boucher des Balkans » laisse peu de doutes quant à la cruauté des exactions commises.

En 2010, vingt ans après un premier voyage dans les territoires serbes, Marc, écrivain, retourne en Serbie avec la volonté d'écrire sur les enfants des criminels de guerre et sur les serbes qui, volontairement ou non, ont pris part au conflit les opposant aux catholiques et aux musulmans.
A l'origine du livre, le suicide, en 1994, d'Ana, la fille du général Mladìc. Malgré tout l'amour qu'elle vouait à son géniteur, ne supportant vraisemblablement plus toutes les horreurs qu'on lui imputait, Anna avait fini par se tirer une balle dans la tête avec l'arme préférée de son père.

S'intéressant depuis des années aux rejetons des dignitaires nazis, qu'ils défendent leurs pères avec une forme de fanatisme ou qu'ils les abominent avec la plus vive virulence, Marc s'interroge sur le geste lourd de signification et de symboles d'Ana et tente de sonder le regard que portent aujourd'hui sur leurs parents ces enfants soumis au poids d'un héritage filial aussi pesant. Comment parvient-on à se construire contre les siens, à grandir, à s'inventer une vie en portant comme une fatalité les conséquences des agissements de ses proches ?
Plus généralement, comment compose-t-on avec l'horreur ? Comment arrive-t-on à vivre avec le poids de l'Histoire dans sa mémoire, dans ses gènes, dans sa conscience ?

Quittant Paris et une situation familiale difficile, Marc gagne alors la république serbe où sont réfugiés les hommes qui ont combattu au côté du général Mladìc.
En plein coeur de l'hiver, accompagné de Boris, un jeune interprète de Belgrade, il sillonne les villes et villages enclavés de la Serbie, recueillant les confessions et les témoignages des anciens militaires, des amis et des proches de Mladìc, de ceux enfin qui, sous les ordres de leur chef et avec le sentiment de défendre une cause juste, sont devenus d'impitoyables bourreaux.

Vingt ans plus tard, le feu de la guerre a déversé le grand souffle glacial de l'amertume et du chagrin. Et il fait bien froid dans cet « Hiver des hommes ».
Il fait froid dans ce pays de neige visité au plus gros des mois hivernaux. Il fait froid dans ces villages figés, désertiques, ou l'aiguille de l'horloge du temps semble s'être arrêtée pour toujours sur l'heure de la guerre et de sa cohorte d'horreurs.
Mais il fait froid surtout dans le coeur des hommes, pétrifiés dans le souvenir d'un conflit qui n'a laissé que honte, déshonneur et tristesse.

Marc, c'est bien sûr Lionel Duroy lui-même ; le récit de son narrateur est l'histoire de son propre voyage en Serbie et il n'a pas son pareil pour recueillir les confessions et les aveux. Sans jugement critique, avec impartialité et mesure, il écoute et entend, rapportant fidèlement les témoignages souvent accablés de ces hommes qui ont perdu leur âme il y a 20 ans et qui, parce qu'ils n'ont plus que cette solution pour continuer à vivre, s'évertuent à légitimer les massacres de leurs anciens amis et voisins, croates ou musulmans, en ressassant inlassablement le même discours paranoïaque, celui d'être le rempart de l'islamisation contre l'Occident et celui de n'avoir fait que défendre leurs familles, leur terre et leur pays contre l'intégrisme.
Mais lorsqu'on tue son voisin, l'on se tue aussi soi-même…Enfermés dans une haine qui les dépasse, ces hommes portent à jamais le poids de l'Histoire comme une fatalité.

Interrogeant le collectif pour mieux questionner sa propre existence, l'auteur fait penser à Emmanuel Carrère; même ton à la fois journalistique et lumineux, même justesse, même sens de la retenue, même façon pudique et réfléchie de créer de l'intime avec de l'universel.
« L'hiver des hommes » révèle le dramatique destin d'un peuple qui a su s'aimer mais a fini par s'entretuer comme une famille qui se déchire après avoir partagée le même toit dans l'amour et la fraternité.
Une enquête triste et admirable, profondément touchante, un docu-fiction superbe de sobriété et d'empathie.

« Avant la guerre, je n'avais pas conscience d'être serbe, ni que les militaires avec lesquels je déjeunais tous les jours pouvaient être croates ou musulmans. Avant la guerre, nous étions tous yougoslaves. »
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