Depuis leur fondation, les
Editions de Minuit se consacrent à la publication d'auteurs marginaux, expérimentaux, uniques en leur genre. C'est Minuit qui a diffusé les principaux néo-romanciers,
Alain Robbe-Grillet,
Claude Simon,
Robert Pinget. C'est aussi Minuit qui publia les premiers écrits d'
Hervé Guibert et d'autres auteurs que l'innovation formelle tentait moins que la marginalité des moeurs, et sa traduction littéraire. C'est ainsi que par hasard, je suis tombé sur le "
Journal d'un Innocent" de
Tony Duvert, paru en 1976, récit mené par un narrateur non seulement homosexuel comme beaucoup d'autres, mais aussi pédophile revendiqué, comme
Jean Genet, Picasso, ou
Daniel Cohn-Bendit et certains éditorialistes du journal Libération. Inutile d'ajouter que depuis 1976, les moeurs ont changé et qu'il est devenu impensable de publier pareil ouvrage aujourd'hui. Heureusement pour lui, l'auteur est mort en 2008.
L'intérêt de ce livre ne réside d'ailleurs pas dans le relent de scandale qu'il pourrait avoir acquis avec le temps. Notre narrateur y raconte ses séjours dans une ville innommée du Sud méditerranéen, peut-être au Maroc, et ses multiples rencontres amoureuses et sexuelles avec des garçons de tous âges auxquels il attribue des pseudonymes espagnols déformés tirés d'un livre
De Quevedo en sa possession. Autrement dit, ce que nous considérons comme la limite légale d'âge autorisé n'a absolument aucune pertinence pour lui, ni dans ce pays, ni à cette époque. On se souvient des échanges réels de jeunes garçons entre
Gide et
Montherlant et l'on aura une idée de la relativité des moeurs et des époques.
Le narrateur raconte d'une plume allègre ses bonheurs sensuels et ses relations avec une série de jeunes gens, sans jamais oublier que ce qui les attire vers lui, Européen, c'est son argent et les cadeaux qu'il leur fait. Pas plus que les questions d'âge, cette relation de prostitution ne semble entamer sa bonne humeur et son goût du plaisir sans le moindre remords. On pourrait penser au
Marquis de Sade, dont les récits sexuels sont très souvent étrangers à toute moralité, mais
Sade ne raconte ces choses que pour démontrer ses thèses philosophiques, et il y a une lourdeur, une espèce de pédagogie immorale, qui le différencie très nettement de
Tony Duvert.
Ces récits et cette chronique, drôles et bien écrits, passeraient presque, si, comme souvent, l'auteur ne se substituait au narrateur en seconde partie de volume et ne se mettait à prêcher ses vues sur la société, l'éducation des enfants, le sexe, etc, dans le plus pur esprit de 1968. On ne lui reprochera pas d'être de son temps, mais de laisser son temps, sa gravité enseignante, son idéologie libertaire et barbare, alourdir sa prose et la priver de sa grâce. Les auteurs de ce temps-là, tels
W. S. Burroughs (si l'on excepte les néo-romanciers dont les
oeuvres paraissaient chez Minuit) semblaient ne pouvoir s'abstenir d'injurier leurs lecteurs et le monde où ils tentaient de survivre : c'est déjà le cas, bien avant
Tony Duvert et 1968, de
Jean Genet dans son "
Miracle de la Rose", ou bien "
Notre-Dame des Fleurs", autres romans pédophiles. Ces auteurs semblaient penser que la déviance de leurs moeurs les autorisait à juger le monde de leur point de vue particulier, comme si la parole du déviant avait plus de valeur que celle des autres. Un des plus récents écrivains de ce genre, fort doué, fut
Guillaume Dustan, victime de cette illusion.
"
Journal d'un innocent" est donc un livre exotique à deux titres : l'un, parce qu'il dépeint une sexualité étrangère et contraire à nos principes et à nos lois ; l'autre, parce qu'il porte la marque d'idées mortes et d'un militantisme défunt qui furent dominants entre 1970 et 2010, au moment où la morale est enfin revenue investir le champ littéraire.