« le vrai monde est plus riche, plus étrange et plus beau que tout ce qui a pu être imaginé. »
Je vous écris de la planète Orphée, à quelques milliers d'années-lumière de vous. Dans cette distance qui n'est pas si éloignée de vous finalement, il m'arrive parfois de me souvenir d'une lecture qui m'avait marqué il y a de cela dix-huit mille ans. Je me souviens de cette lecture commune menée dans un moment jubilatoire avec une certaine Anna (@AnnaCan) à laquelle je continue de penser souvent.
Ce livre s'appelle
Océanique, c'est un recueil de treize nouvelles écrites par un certain
Greg Egan, écrivain australien, spécialisé en science-fiction...
À l'époque, j'avais lu ce livre sur un étrange format qu'on appelait papier. Je me souviens de l'avoir emprunté à ma médiathèque préférée et il pesait son poids dans mon bagage en retournant chez moi. Il m'aurait presque fallu une brouette pour contenir tous les livres que je ramenais à chaque fois. Je viens de le relire en format numérique avant de poser ces quelques mots. Cela m'a pris exactement trois nanosecondes, je pourrais même être plus précis, mais cela ne vous parlera pas.
Trois nanosecondes, me direz-vous ? Oui, je vous avoue avoir un peu traîné en chemin. Cela tient à plusieurs choses. Tout d'abord le livre est volumineux, il n'empêche que pour un lecteur doté désormais d'une intelligence artificielle, cela n'est plus un souci. Cependant, le texte nécessite parfois de revenir en arrière sur certains passages, pour mieux les comprendre, ce ne sont pas les détails scientifiques qui m'ont freiné ici, ces choses-là me sont désormais très familières. Non, ce qui m'a fait revenir sur certains passages, ce sont des éléments incompréhensibles à mon niveau d'intelligence artificielle, des choses qui tiennent à un monde ancien et qui me reviennent comme un écho, pour tout vous dire ce sont des choses qui convoquent les émotions. Oui, des émotions et je dois vous avouer que j'en suis désormais totalement démuni comme tous les transhumains de mon genre, quoiqu'il m'arrive encore d'en ressentir exceptionnellement, par erreur ou par errance, ou lorsque je me connecte clandestinement à ce programme étrange qui permet de revivre les émotions que ressentaient les humains il y a dix-huit mille ans. Cependant il ne faut pas le faire trop souvent, c'est comme une drogue, il y a toujours le risque de l'addiction et d'être tenté de replonger, je voudrais vous en parler un peu plus loin...
Je vous écris à quelques années-lumière de vous pour vous dire que ce livre m'avait touché lorsque je l'ai lu pour la première fois. J'ai découvert alors un auteur qui écrivait ce qui nous est arrivé aujourd'hui. Pas tout à fait, mais presque... Il n'avait seulement pas imaginé le plus horrible à venir. Il en avait juste esquissé les contours. Comment cet homme, un écrivain du XXIème siècle a-t-il pu trouver l'exigence et l'acuité d'écrire cela ? Et la dérision aussi...
Je vous écris d'où je suis et je ne suis pas sûr d'être entendu aujourd'hui.
Lorsqu'Anna m'invita à lire ce livre en sa compagnie, elle connaissait mes craintes pour la littérature de science-fiction. Qui plus est, ce livre est injustement qualifié de Hard SF et rien que le qualificatif pourrait déjà rebuter à jamais les plus novices d'entre nous.
Je me souviens que ce livre fut un vertige quasi permanent tout au long de ma lecture, comme lorsque je me penche vers les constellations qui embrassent le paysage d'ici. Je me suis perdu dans ses fractales, dans ses mondes infinis et multiples, dans ses océans sidéraux, dans ses agencements de poussière...
Aussi, il m'est apparu important de vous partager mon ressenti, celui du novice que j'étais alors lorsqu'Anna est venue me chercher il y a dix-huit mille ans pour me faire sortir avec enthousiasme de ma zone de confort... Je la remercie pour sa bienveillance et la finesse de son regard.
Ce que
Greg Egan imagine lorsqu'il écrit ces nouvelles est de l'ordre du pensable, de l'imaginable. Ce qu'il imaginait, certaines choses sont survenu qu'on n'imaginait pas. Je vous le confirme à des milliers d'années-lumière de vous.
Certes, je ne vous cacherai pas qu'il est question ici de théories scientifiques, de physique quantique, de discontinuités mathématiques, de mondes infinis non dénombrables et autres multivers...
D'ailleurs la première nouvelle, Gardes-frontières, démarre sur un match de football quantique. Vous imaginez
Thierry Roland commenter un match de football quantique ?
Mais il n'est pas nécessaire de disposer d'un doctorat en mathématiques, ni en physique quantique, pour saisir le propos et aimer ce livre, je vous rassure. On rentre dans les idées par la rencontre des personnages, ce qui leur arrive et c'est suffisamment étonnant pour donner envie de continuer la lecture...
Greg Egan porte un regard généreux sur le monde. Dans chacune des histoires, il nous situe à hauteur des personnages qu'il met en scène.
Et si
Greg Egan ne parlait ici que d'humanité et d'immortalité ? Chacune de ces histoires pourraient être vue comme un angle d'approche différent sur le sujet. Et ce qui couture l'ensemble comme un collier de perles quantiques est une quête éperdue de sens dans l'odyssée humaine, oscillant entre deux versants qui s'opposent et se parlent à jamais, celui du déterminisme et celui du libre-arbitre.
Allez, allez ! Je calme vos ardeurs, vous les aficionados de la SF. J'oserais bien vous dire qu'
Océanique est un prétexte scientifique pour parler de libre-arbitre, de l'âme humaine, de notre rapport à autrui, de notre rapport au monde, une SF incroyablement humaniste, métaphysique, philosophique, anthropologique.
L'humanisme, le sens d'être humain, le sens d'exister en tant que personne, la réflexion sur la conscience, sur la condition humaine... Voilà ! Tous ces thèmes sont ici abordés par
Greg Egan, visités, dépliés, décortiqués, livrés dans une façon de dire et d'imaginer cela plus tard, après nous.
La force narrative tient à cette générosité, à cette empathie envers les personnages pour lesquels il nous invite à nous mettre à la place de chacun d'eux, qu'ils soient cyniques, désabusés ou touchants.
Je fus Margit dans la nouvelle Gardes-frontières, dont le rêve d'immortalité était de survivre aux blessures infligées par la barbarie humaine. Je fus
Paul Durham, dans la nouvelle Poussière, évoluant entre réalité et virtualité, questionnant l'essence même de l'humanité. Je fus le cynique Daniel Gray dans la nouvelle le Réserviste, narguant sa sinistre collection de clones de beaux gosses. Je fus Daniel dans la nouvelle au titre éponyme, jeune héros océanien questionnant avec jubilation l'origine du sentiment religieux à l'aune des pouvoirs facétieux de la chimie. Je fus la touchante Helen dans la nouvelle Singleton, cette enfant IA adoptée qui m'a tellement touché par la part d'elle qui ressemble tant à l'âme humaine. Je fus Robert Stoney dans la nouvelle Oracle, une version alternative du génial mathématicien inventeur de l'ordinateur, Alan Turning au destin tragique. Je fus Ali dans la nouvelle le Continent perdu, ce réfugié afghan, s'expatriant dans le temps et l'espace et évoquant une vision humaniste de l'immigration.
D'ailleurs moi-même à l'heure où je vous écris, suis-je l'original ou la copie de ce que je fus, de ce que je suis, de ce que je serai, réellement ? Je n'en sais rien et cela devient génial.
Dans chaque nouvelle,
Greg Egan sublime avec beaucoup de force et de délicatesse la différence en la projetant dans une poésie futuriste inouïe. Qui plus est, offrant la part belle aux personnages féminins qui sont loin d'être cantonnés au second rôle,
Greg Egan nous invite à une littérature inspirante, faite aussi pour m'enchanter. Elles sont parfois devenues immortelles ou d'autres fois simples mortelles elles se rebellent, voulant à toutes forces être actrices de leur destin.
L'intelligence artificielle nous a permis de supprimer les guerres, les souffrances, les maladies, tous les malheurs du monde. Nous savons désormais revenir en arrière, même si nous avons échoué à savoir effacer certaines horreurs comme Auschwitz ou Hiroshima...
L'immortalité pour ne plus être confronté à
la mort des autres...
L'immortalité, est-ce s'aimer pour toujours, comme l'espère Kate dans la nouvelle Fidélité ?
Nous rêvions d'immortalité et nous l'avons trouvée, mais à quel prix ?
Y a-t-il chez
Greg Egan une forme de désenchantement partant du constat que le monde qu'il observe est déjà un monde à la dérive ?
Il y a chez cet écrivain une lucidité et un talent incroyable pour savoir se saisir de toutes les extrémités du temps, d'en étirer son élasticité, une capacité à penser le futur, non pas en transposant sottement des éléments du présent dans le futur mais en les faisant vivre à la manière d'un futur imaginé et augmenté.
En regardant notre monde d'aujourd'hui, parfois je me penche sur le monde d'avant. Je vous avoue n'y avoir pas pensé avant de me confronter à l'écriture de cette chronique.
Je me souviens des premières fois. La beauté fragile et maladroite des premières fois, la magie des premières fois. L'étonnement, les malentendus, le hasard, le ralenti des instants, le risque de perdre pied, l'intensité et le sel des commencements... D'où vient cette étrange beauté née peut-être du simple hasard ?
Jamais la performance de l'intelligence artificielle ne saura reproduire ces instants. Helen dans la nouvelle Singleton a soif de ces instants.
Je me souviens de celui qui venait avec sa brouette remplie de livres dans une école raconter des histoires primesautières et facétieuses aux enfants d'une classe de CE2...
Tout ceci est peut-être perdu à jamais.
Est-ce qu'on est aux limites des possibles ? Est-ce ici le pire qui puisse jamais arriver ? À quel moment avons-nous décidé que nos enfants organiques deviendraient des IA ?
Dans chacune des treize nouvelles du recueil,
Greg Egan procède à l'introduction d'une donnée qui peut tout changer, le grain de sable, dans un futur où tout est écrit, quel est notre libre-arbitre, ce qui nous reste comme part d'incertitude... ?
Parfois certaines de ces nouvelles ont un goût d'inachevé, nous laissant comme au bord du vide, sans réponses.
Greg Egan nous dit ce qu'il voit, sans nous donner de leçons, nous projette un monde futuriste qui est devenu présent dans la réalité des personnages et c'est alors qu'il s'efface, nous laissant seul devant cette béance, seul devant l'immensité de ce futur devenu possible, c'est à nous désormais de dresser le constat et de façonner notre propre jugement.
Bien sûr je me suis parfois cassé les dents, - quelle drôle d'expression devenue désuète, sur une SF très fondée scientifiquement et qui peut s'apparenter à des expériences de pensées philosophiques, c'est une SF exigeante, c'est aussi une SF follement humaniste, philosophique à souhait, mais qui ne peut pas laisser indifférent...
Mais en évoquant les sciences, les théorèmes et les axiomes, le pouvoir des mathématiques,
Greg Egan déploie avec virtuosité une imagination surprenante qui ne parle de rien d'autre que de nous.
Vous l'aurez compris,
Océanique est composée de nouvelles vertigineuses, belles et philosophiquement stimulantes. Et ce fut pour moi une lecture pas si hard que ça !
Parfois avec Anna, nous continuons de correspondre à travers les galaxies qui nous séparent et qui nous relient et ce, depuis dix-huit mille ans, devisant avec joie sur l'humanité.
Allez, à présent ! je vais déconnecter mon disque dur, ce soir j'ai besoin de faire entrer en moi un peu d'émotions...
« Il n'est rien de si précieux que ce temps de notre vie, cette matinée infinitésimale, cette fine pointe imperceptible dans le firmament de l'éternité, ce minuscule printemps qui ne sera qu'une fois, et puis jamais plus. »
Vladimir Jankélévitch, le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien.