Ce fut un grand soulagement pour moi de voir tomber les premières neiges et les bancs se remplir de nouveau. Les cris des enfants le matin, en entrant à la file et tirant leur petit bonnet de laine : « Bonjour, monsieur Florence », me réveillèrent de mes tristes pensées. On se remit à chanter ensemble le B A BA, d’autres idées remplacèrent les anciennes ; et, le soir seulement, en retrouvant ma femme toute rêveuse et les yeux rouges, assise près du berceau de l’enfant, je me rappelais le brave homme qui nous avait tant aimés.
Il fallut des mois pour adoucir notre douleur ; mais sur la terre rien n’est éternel, et le souvenir des honnêtes gens ne vous laisse à la fin que l’espérance de les revoir et de les aimer encore dans un séjour meilleur.
C’est au commencement de cet hiver que Jean et Jacques Rantzau m’envoyèrent leurs enfants : Georges et Louise. Ils avaient à peu près le même âge, de six à sept ans. Louise, la fille de Jean, venait de perdre sa mère, ce qui rendait ma tâche plus grave et plus touchante. Elle était grande, légère, avec de beaux yeux bleus et doux, et des cheveux blonds en abondance. Quand elle allait, dans son petit manteau toujours bien propre, la tête haute, regardant à droite et à gauche, on aurait dit un de ces jolis faons de biche qui traversent quelquefois la vallée aussi vite que le vent. Georges, son cousin, le fils de Jacques, avait le teint pâle et le grand nez crochu des Rantzau, leurs cheveux bruns crépus et leur large menton carré. L’obstination de la famille était peinte dans ses yeux : ce qu’il voulait, il le voulait bien ! mais l’esprit de la cousine lui manquait ; elle avait toujours avec lui le dernier mot, et le regardait par-dessus l’épaule, d’un petit air de hauteur.
M. Picot et moi, debout à côté d’eux, nous étions graves, recueillis, nous rappelant tous les deux des joies semblables dans le lointain de la vie ; de ces joies qui ressemblent, au milieu des douleurs sans fin de l’existence, des chagrins, des inquiétudes, à ces étoiles brillantes qu’on voit toujours luire derrière les nuages ; les nuages passent, sombres, tristes, ils vont, ils viennent, et l’on se dit : – l’étoile est là… toujours là ! – Aux moments les plus sombres, elle reparaît éclatante et limpide. Ainsi de l’amour et de son souvenir !…
Il m’écoutait tout rêveur. Nous avions repris notre route et je lui racontais la magnifique collection de pétrifications que j’étais en train de faire. Il ne répondait pas, et me dit seulement à la fin : « Vous êtes bien heureux, monsieur Florence, vous aimez toujours quelque chose. - Oui, j’ai d’abord eu mes fleurs, lui répandis-je, et puis mes insectes ; maintenant, j’ai mes fossiles. » Je souriais, réjoui par l’ombre et par le vin que je venais de boire. « Vous êtes heureux ! », reprit-il tout pensif.
Que voulez-vous, ça me suivait partout ; ça m’entrait tout doucement comme une vrille dans le cœur… Je n’en pouvais plus !… Je la voyais toujours : au bois, au village, derrière la haie de leur jardin, dans les blés, à sa fenêtre… À la fin j’ai vu qu’elle était comme moi, monsieur Florence ; sans nous chercher, sans nous dire un mot, sans nous regarder, sans avoir l’air de nous connaître, nous étions partout ensemble.
Je me disais que les lois de l’Éternel sont impénétrables ; je m’écriais en moi-même : « Que votre sainte volonté soit faite, ô Seigneur ! » sans pouvoir obtenir la résignation de mon cœur, car l’extinction de la beauté, de la jeunesse, de l’amour, de tout ce qui donne et fait aimer la vie, est en quelque sorte contre nature ; notre faible esprit ne peut le concevoir.
Erckmann et Chatrian :
Gens d'Alsace et de LorraineOlivier BARROT signale la publication aux Presses de la Cité (collection Omnibus) de "
Gens d'Alsace et de Lorraine" d'
ERCKMANN-CHATRIAN. Ce gros ouvrage rassemble six des Romans et Contes des deux célèbres Alsaciens.