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sur 1091 notes
J'achève à l'instant ma lecture et je suis encore très émue.

Ce bref récit - qui m'a donné l'opportunité de découvrir son auteur - est un concentré de réalisme et d'émotion. Pourtant, il traite d'un sujet commun : la disparition de la mère. Comme nous sommes tous nés d'une mère (enfin, avant qu'on légalise le clonage mais patience, c'est pour bientôt, on est bien partis pour... no more comment), nous sommes tous condamnés à la perdre un jour et ce, selon toute logique et en l'absence d'impondérables, avant qu'elle nous perde elle-même.

De ce récit simple, hautement personnel et traité non comme une longue confidence dégoulinante de pathos mais comme une chronique factuelle, surgit le sentiment irréversible de notre impuissance devant la fatalité, de notre embarras devant la vieillesse, de notre désarmement devant le déclin et de notre totale inaptitude à anticiper ce qui est pourtant inévitable.

Ce paradoxe entre la maîtrise de nos existences et notre fragilité émotionnelle devant la mort est ici parfaitement mis en lumière par ce témoignage poignant d'une fille ni excessivement aimante ni excessivement indifférente, une fille comme... moi, et peut-être comme vous, qui sait ? Toutefois, peut-on réellement se dire "ni excessivement aimante ni excessivement indifférente" ? Cette situation unique dans notre existence de perdre celle qui nous a donné la vie, qui a normalement veillé à notre éducation et à notre évolution dans la société ne se représentera pas une seconde fois. Dans cette situation, disais-je, nous sont révélés des mécanismes émotionnels inconnus de nous-mêmes. Pendant qu'autour de nous la vie continue - ce monsieur-ci continue de marcher dans la rue, cette dame-là rit à une plaisanterie - c'est comme un gouffre qui s'ouvre devant nous et nous fait redevenir aussi nul et inefficace qu'un nourrisson. On aime quand on croyait ne plus aimer, on regrette quand on croyait assumer, on voudrait quand on ne peut plus vouloir...

L'auteur a voulu faire partager au lecteur cette dimension et je trouve qu'elle y parvient à la perfection. Nonobstant un style sur lequel j'ai ponctuellement dérapé - simple question de tournures de phrases - ce fut une belle lecture, une narration rythmée à travers laquelle, à maintes reprises et jusqu'à l'égarement, je me suis retrouvée et j'ai aussi retrouvé ma propre maman. J'ai beau ne pas me sentir proche d'elle, quand elle me quittera, je serai désemparée.

Annie Ernaux le dit elle-même à la fin de l'oeuvre, il lui aura fallu dix mois pour décrire une existence qui tient en cent pages, c'est vous dire l'intensité de chaque mot.


Challenge ABC 2014 - 2015
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Atteinte de la maladie d'Alzheimer, la mère d'Annie Ernaux vient de s'éteindre dans sa maison de retraite. Consciente dans son chagrin qu'avec cette mort disparaît « le dernier lien avec le monde dont elle est issue », l'écrivain revient sur la vie de celle qui, de modeste extraction, sut lui donner l'envie d'apprendre, et, par là-même, lui fournit la clé de son ascension sociale.


Née au début du XXe siècle en Normandie profonde, au coeur d'« une région entièrement agricole, aux mains de grands propriétaires », quatrième sur les six enfants d'un employé de ferme et d'une tisserande à domicile, qui, épuisés à la tâche, ne firent pas de vieux os, cette femme fut d'abord ouvrière, dès ses douze ans. Peu après son mariage, elle et son mari achetèrent à crédit un café-épicerie « dans la Vallée, zone des filatures datant du XIXe siècle, qui ordonnaient le temps et l'existence des gens de la naissance à la mort. Encore aujourd'hui, dire la Vallée d'avant-guerre, c'est tout dire, la plus forte concentration d'alcooliques et de filles mères, l'humidité ruisselant des murs et les nourrissons morts de diarrhée verte en deux heures. » Elle y subsista à grand-peine, mais, férue de lecture et soucieuse de « tenir son rang », elle ne cessa de pousser sa fille vers les études qui devaient la propulser dans la sphère de « la bonne éducation, l'élégance et la culture », la comblant de fierté par procuration tout en lui faisant prendre « toute la mesure de son sentiment d'indignité », indignité dont, écrit Annie Ernaux, « elle ne me dissociait pas (peut-être fallait-il encore une génération pour l'effacer), dans cette phrase qu'elle m'a dite, la veille de mon mariage : ‘'Tâche de bien tenir ton ménage, il ne faudrait pas qu'il te renvoie.'' »


Malgré l'émotion que l'on devine à travers les lignes et que sa discrétion rend encore plus bouleversante, la narration s'en tient à une sobriété presque clinique, qui, bannissant introspection et effet de style au profit d'une concision lucide et objective, fait de cet intime portrait maternel et de tout ce qu'il représente pour l'auteur comme socle de son élévation sociale, une véritable analyse sociologique. Cette femme n'est pas ici seulement la mère d'Annie Ernaux, elle incarne et représente un milieu et une époque, elle est le trait d'union entre deux mondes et deux conditions : un lien qui disparaît avec elle et que ce livre entreprend en quelque sorte de préserver, devenant à la fois témoignage et fixation de ses racines dans la mémoire de la narratrice.


D'une grande finesse d'observation et d'une parfaite justesse, ce texte impressionne par sa sincérité sans artifice et par sa manière, si simple en apparence, de mettre en mots la vérité. Chez Annie Ernaux, nul n'est besoin de discours ni d'analyse : il lui suffit de montrer pour asseoir magistralement son propos.

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" Je n'entendrai plus sa voix, C'est elle, et ses paroles, ses mains, ses gestes, sa manière de rire et de marcher, qui unissaient la femme que je suis à l'enfant que j'ai été. J'ai perdu le dernier lien avec le monde dont je suis issu"

Avec, ces quelques phrases, Annie Ernaux nous bouleverse, elle a écrit un livre puissant et fort sur les liens entre une mère et sa fille.
Je n'ai ressenti ce sentiment, qu'une fois, il y très longtemps en lisant : Une mort très douce de Simone de Beauvoir qui raconte la maladie et la mort de sa mère. C'est d'ailleurs, étrange, les " hasards" de la vie, Annie Ernaux précise que sa mère est morte huit jours avant Simone de Beauvoir.
Tant de phrases dans le récit d'Annie Ernaux nous interpellent, nous cajolent et nous peinent
Comme celle-ci : " Il y avait entre nous une connivence autour de la lecture, des poésies que je lui récitais.." Et, d'autres si dures et pourtant réelles " À l'adolescence, je me suis détachée d'elle et il n'y a plus eu de que la lutte entre nous deux"
Annie Ernaux, avec une écriture simple qu'elle qualifie elle-même " en dessous-de la littérature" nous fait revivre la vie d'une femme, de sa mère, dans une vie totalement différente d'elle. Une autre époque, celle de la fin de la guerre, la province, la pauvreté, l'usine qui était déjà une étape de réussite en espérant devenir " une demoiselle de magasin"
L'empathie est là, mais ce n'est pas l'essentiel, l'essentiel est de restituer une vie telle que sa mère l'a vécue sans cacher les mauvais côtés.
Pendant longtemps, j'ai pensé sans la lire que les livres d'Annie Ernaux étaient insipides, fades.
Je la découvre pour la deuxième fois, après : Les années et je prends conscience de mes préjugés stupides, inconséquents.
Je conseille à tous ce récit exceptionnel qui vaut bien un détour.
Je dédie cette lecture à ma mère dont mon seul lien avec elle est l'incompréhension, la non communication. J'aurais tant aimé que les choses soient tout autres.
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Je viens de terminer L'homme de ma vie de Yann Queffélec et enchaîne avec ce court livre d'Annie Ernaux. D'elle, je ne connais rien. Elle écrit bien. Le sujet m'intéresse. Comme le père de Queffélec, la mère d'Annie est la femme de sa vie. Une femme d'un milieu simple dont la volonté d'évoluer a permis à sa fille d'être ce qu'elle est, une intellectuelle ; une réussite qui la rend fière mais creuse un fossé infranchissable entre elles.

Le récit d'Annie Ernaux est authentique, courageux, et pudique. C'est un très beau témoignage, sans fioritures, qui ne cache rien de l'ambivalence des sentiments de l'auteure envers sa mère, celle dont elle a dit après sa mort : " je n'entendrai plus sa voix. C'est elle, et ses paroles, ses mains, ses gestes, sa manière de rire et de marcher, qui unissaient la femme que je suis à l'enfant que j'ai été. J'ai perdu le dernier lien avec le monde dont je suis issue. " Tout est dit.



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Lorsque j'appris tout récemment qu'Annie Ernaux venait de se voir décerner le prix Nobel de littérature 2022, je fus tout d'abord étonné. N'ayant encore rien lu d'elle il me fallait faire le choix idéal d'une lecture pour entrer dans son univers. J'annonçai un matin sur le fil du challenge Prix Nobel de Babelio que je venais d'emprunter Une femme auprès de ma médiathèque préférée. Je n'avais pas pris conscience de la portée ambiguë et cocasse d'une telle phrase. C'est mon amie Isacom qui me l'a fait remarquer tout-à-l'heure, évoquant les commentaires bon train que je n'avais pas vus.
Elle fut une femme tout d'abord, elle fut une mère plus tard. Annie Ernaux donne ici naissance à cette femme ordinaire, qui s'est éteinte un lundi sept avril dans une maison de retraite de province.
« Il me semble maintenant que j'écris sur ma mère pour la mettre au monde. »
Comme j'ai aimé cette image inversée convoquant le seul pouvoir des mots et leur magie. Annie Ernaux en effet met au monde sa mère à travers ce texte simple et beau, pour lui redonner vie le temps de quelques pages, refaire le chemin en sens inverse vers elle.
Combien de temps faut-il attendre avant de saisir une feuille blanche, commencer à écrire quelque chose, une esquisse tout d'abord, une première phrase peut-être, par quels mots commencerait-elle ? J'imagine ainsi l'écrivaine devant un bureau, peut-être une fenêtre offre un paysage, une perspective lointaine, un horizon. Peut-être y-a-t-il une photo de sa mère tout près d'elle ? Une photo d'elle jeune, vieille ? Peut-être au contraire cela l'aurait-elle gênée dans son inspiration ? Je me suis posé toutes ces questions.
Annie Ernaux visite ce chemin d'avant comme une chronique d'autrefois et en même temps actuelle, avec parfois moultes détails qui nous donnent à percevoir des bruits, des images qui nous deviennent familiers...
Elle fouille dans sa mémoire, comme cela, pêlemêle, et viennent alors en désordre des scènes où apparaît cette femme active, vive, orgueilleuse, parfois violente.
Elle semble avoir toujours été là, mais comment séparer le réel de l'imaginaire lorsqu'on convoque nos proches dans les souvenirs des jours passés. Et comment les faire vivre aussi, avec cette part de vécu qu'ils ont sans nous ?
Elle nous parle de celle qui fut belle pendant les années de la guerre...
Elle nous parle des étés au bord de la mer...
Elle nous parle de celle qui chantait à pleine voix à l'église.
Elle nous parle de celle qui avait aussi un rapport presque sacré avec les livres.
S'élever, pour sa mère, c'était d'abord apprendre, sortir ainsi de sa condition misérable.
« Elle a poursuivi son désir d'apprendre à travers moi. »
Annie Ernaux a cette envie d'ancrer son histoire dans sa condition sociale et qui, si j'ai bien compris, fait le sel de ses livres.
Elle nous évoque les débordements de tendresse, les reproches, les disputes de sa mère avec son père, la violence des mots...
En écrivant ce récit, Annie Ernaux oscille entre la « bonne » mère et la « mauvaise » mère, dans cette ambivalence qui sans doute parle à certains d'entre nous. Regard sombre, regard affectueux, regard faseyant, parfois empathique, parfois sans concession, livrant les qualités et les défauts d'une personne au caractère fort, entier, exigeante avec les autres autant qu'avec elle-même.
Annie Ernaux nous évoque l'adolescence, où l'on se détache parfois de ses parents, ici celle-ci évoque son éloignement de sa mère, le thème de la liberté féminine, les combats qui vont donner sens à son itinéraire d'écrivaine tandis que pour sa mère, la liberté des femmes n'était que perdition... Comment alors dans ces cas-là, ne pas rompre les amarres ?
D'une écriture sobre, pudique, loin des effets de style, Annie Ernaux rend hommage à celle qui n'avait pas d'histoire, ou peut-être ne semblait pas en avoir, mêlant l'intime à ce paysage social qui lui tient aussi à coeur.
Annie Ernaux a cette envie d'ancrer son histoire dans sa condition sociale et qui, si j'ai bien compris, fait le sel de ses livres.
Elle sent parfois que quelque chose en elle lui résiste dans cette écriture, ce cheminement, l'envie de ne conserver de sa mère que des images purement affectives, joie, tristesse ou colère, sans leur donner un sens... Mais le cheminement d'Annie Ernaux est d'aller toujours plus loin... Sinon, ce serait quoi écrire ?
Elle a le pouvoir de nous faire reconnaître dans ces pages nos mères, celles qui sont uniques, qui nous manquent lorsqu'elles ne sont plus là, qui nous manquent malgré leurs secrets, leurs erreurs, leurs errances,
« Est-ce qu'écrire n'est pas une façon de donner ? »
À la fin de ce long travail d'écriture, Annie Ernaux s'aperçoit que l'image qu'elle a de sa mère est redevenue peu à peu celle qu'elle s'imaginait avoir eue d'elle dans sa petite enfance, « une ombre large et blanche au-dessus de moi. »
Dix mois à écrire ce livre qui pourtant ne compte qu'une centaine de pages. Cela montre l'intensité de chaque mot. Dix mois où son héroïne s'est invitée sans relâche dans les rêves de l'écrivaine. Qu'ont-elles pu se dire dans ces instants-là ?
À l'évocation de nos chères mères disparues, il sera sans doute difficile ce soir d'avoir pour certains d'entre nous l'humeur primesautière, quoique, de cet adjectif au ton presque innocent, j'en ferais bien la première touche du portrait de celle qui me manquera à jamais... Je crois qu'elle aurait voulu que je retienne ce trait de caractère d'elle.
Le dernier paragraphe résonne en moi comme un écho et sa douleur, un dédale pour ne pas dire un labyrinthe où je me perds souvent. Une émotion souterraine qui vient ce soir se glisser dans les mots que je vous écris.
« Je n'entendrai plus sa voix. C'est elle, et ses paroles, ses mains, ses gestes, sa manière de rire et de marcher, qui unissaient la femme que je suis à l'enfant que j'ai été. J'ai perdu le dernier lien avec le monde dont je suis issue. »
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Annie Ernaux écrit sur sa mère pour " la mettre au monde" : retracer les différentes étapes de la vie de cette femme, issue d'un milieu modeste et qui a toujours voulu s'en sortir, s'élever, apprendre.
Elle essaie de donner un sens aux traits de caractère de sa mère, à ses comportements, en la resituant dans son histoire, sa condition sociale. Grâce aux sacrifices et à la volonté de sa mère, Annie Ernaux a évolué socialement , elle est arrivé dans le monde dominant des mots et des idées, si cher à sa mère. Sa mère est devenue ainsi "histoire",et accompagne sa fille dans son nouveau milieu.

C'est une histoire d'amour entre une mère et une fille, des sentiments ambivalents qu'elles partagent, de leur attachement viscéral.

On reconnait et on ressent à travers ces mots, la douleur de la séparation. L'évolution sociale d'une génération à l'autre y est aussi bien décrite, entrainant agacement et incompréhension et en même temps reconnaissance et fierté.
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Annie Ernaux écrit un livre qui fait le portrait de sa mère et de sa relation avec elle.
Elle ressent beaucoup d'empathie et de compréhension pour le personnage qui a fait sa révolution, à sa façon, contre la pauvreté et a voulu amener sa fille à vivre mieux qu'elle.
Elle vit une relation conflictuelle avec elle qui est sans cesse coincée dans les convenances et pourtant, mère et fille s'aiment se protègent l'une l'autre.
C'est une très belle histoire, et Annie Ernaux est très humaine dans sa façon de percevoir sa mère qu'elle fait revivre à travers ce livre.

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«J'écris sur ma mère pour, à mon tour, la mettre au monde.» Annie Ernaux trouve la force d'écrire sur sa mère trois semaines après son enterrement. Le projet de l'auteure est dans le titre : ‘'une femme''. Elle souhaite retracer l'existence et décrire la condition sociale d'une femme avec objectivité. Il ne s'agit ni d'un roman, ni d'une biographie mais de «quelque chose entre la littérature, la sociologie et l'histoire.» Le texte éclaire celui consacré à son père circonscrit sèchement à son niveau social : « la place ». L'auteure semble éprouver un amour exclusif pour sa mère. Papa lit le quotidien local, aime les fêtes foraines et les films de Fernandel. Au contraire, Maman est plus ouverte à la culture et tient l'école en estime. Dans le couple, elle est la figure dominante, au caractère affirmé, celle qui souhaite s'élever, «elle était la volonté sociale du couple». Tout se compliquera à l'adolescence quand la fille deviendra femme (nous sommes à la fin des années cinquante) et parviendra par sa réussite scolaire à accéder à la bourgeoisie. L'émancipation sexuelle et sociale sectionne définitivement le cordon. La transfuge de classe est honteuse de ses origines populaires ; la mère se sent méprisée dans le nouveau milieu de sa fille. Chez Ernaux, dominants et dominés semblent inconciliables. Le texte se termine sur un récit qui échappe au canevas initial : l'auteure décrit les dernières années de vie de sa mère, des premières pertes de mémoire à l'enlisement dans une démence sénile irréversible. Un témoignage poignant qui touche le lecteur par son universalité.
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« Aujourd'hui, maman est morte »  dit Camus dans l'Étranger.
« Ma mère est morte le lundi 7 avril » répète Annie Ernaux dans Une femme.
Les phrases sont semblables, et les récits sont différents.

Elle a offert des forsythias aux petites fleurs jaunes, elle veut mettre des lys blancs sur le cercueil, et finalement elle lui apporte des cognassiers (ou fleurs de coings, offerts par les grecs aux mariés), deux symboles de la jeunesse de sa mère.
Après la sécheresse de la Place, Annie Ernaux se lance dans le sentiment, celui vis-à-vis de sa mère, qu'elle pleure, dont elle déplore la disparition, dont elle ne peut reconnaitre la mort, puisqu'elle ne peut écrire «  maman est morte » sur la feuille qui reste blanche, dont elle avait eu l'intuition, brutalement, qu'elle pouvait mourir, avec la conclusion définitive : «  je ne voulais pas qu'elle meure ». Il s'agit pour elle de chercher une vérité difficile à mettre en mots, son projet se situe à la jointure entre social et littéraire bien que voulant rester, « d'une certaine façon, au-dessous de la littérature. »
Parce que, bien entendu, le projet principal, c'est d'écrire, et d'écrire sur le fait d'écrire.
L'amour d'une fille pour sa mère, « la seule femme qui ait compté pour moi », me touche cependant d'autant plus qu'il semble oublier le mépris qu'elle a pour son milieu social en général.
Voilà, on avance.

Bien sûr, on ne coupe pas à l'énumération de l'ascension de sa génitrice, depuis la ferme, jusqu'à l'échoppe commerçante, en passant par l'usine. : bien sûr, cette dernière a conscience d'être inférieure, mais refuse d'être jugée comme telle.
Bien sûr, dans ce monde-là on ne jette rien (encore une fois, dans le monde bourgeois d'après-guerre, on gardait tout aussi : la peau du lait que l'on faisait bouillir, le pain rassis, que l'on mouillait avant de le faire rôtir, etc. Ceci n'est pas la marque de la pauvreté, c'est le vécu d'avant le capitalisme).
Bien sûr elle compare les conseils maternels de ne pas faire de folies de son corps (au moment où la contraception et l'avortement n'existaient pas, le meilleur moyen était de garder sa virginité) à « ces mères africaines serrant les bras de leur petite fille derrière son dos, pendant que la matrone exciseuse coupe le clitoris » !
J'ai relu, de peur de n'avoir pas compris !
Bien sûr aussi, le spectre de l'alcoolisme, marque de l'indigence pour Ernaux. Je la cite, à la vue de sa tante portant ses bouteilles vides (geste plutôt écolo et moderne) : « Je crois que je ne pourrai jamais écrire comme si je n'avais pas rencontré ma tante, ce jour-là ».

Suivent des détails Ernaux aussi inutiles qu'incroyables : la mère a gardé sa culotte en entrant dans le lit le jour de sa nuit de noce. Ben, vlà aut' chose. Et elle garde « ses serviettes avec du sang dans un coin du grenier, jusqu'au mardi de la lessive. » On est mis au courant de l'arrêt de ses règles, de sa honte quand elle devient incontinente.
La maladie d'Alzheimer, en plus de la rendre colérique, lui fait perdre la place qu'elle avait conquis, la place qu'elle tenait à payer par son travail. le père ne se sent pas à sa place, comme le gendre dans La place. Et justement, parlons-en, c'est bien la veuve qui dort dans le lit de son mari mort, et pas le gendre et sa femme.

« A nouveau, nous nous adressions la parole sur ce ton particulier, fait d'agacement et de grief perpétuel, qui faisait toujours croire, à tort, que nous nous disputions et que je reconnaitrais, entre une mère et sa fille, dans n'importe quelle langue. »
« Il me semble maintenant que j'écris sur ma mère pour, à mon tour, la mettre au monde. »
Et même aveu oedipien à son honneur : « Nous étions, mon père et moi, amoureux de ma mère. »

Voilà, l'ambivalence entre amour et rejet ne peut pas être mieux exprimée. J'ai senti qu'à travers cette relation mère/fille, et sans doute grâce à sa complexité, le roman Une femme transmet parfaitement ce sentiment : « vivre toujours avec elle, dans un temps, dans un lieu, où elle est toujours vivante ».
Là, chapeau bas, Ernaux, malgré tous les mots populaires honnis, malgré les différences sociales, malgré tout ce qui les oppose, malgré la maladresse de dresser le portrait d'une colérique, et peut-être même avec ces clivages, l'amour est là, d'autant plus indéniable et fort qu'elle n'a pas pontifié un éloge funèbre.

Ce livre me donne envie de relire : « Une mort très douce », puisque Annie Ernaux note que sa mère est morte huit jours avant Simone de Beauvoir.  




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Magnifique texte sur une femme simple, la mère de l'auteur. J'ai détesté La Place, mais là je suis séduite. Sa mère a mis au monde Annie, et puis elle l'a créée. Elle avait l'ambition, pour elles deux. Malgré la précarité, la pression sociale, elle a payé le pensionnat, les fournitures, la fac. Elle lui a mis les cartes en main et elle croyait en elle. Écriture plate si tu veux, Annie, mais avec ta mère, ça ne marche pas. "Quelque chose en moi résiste". Dis-le, c'est l'amour, ou quelque chose d'encore plus viscéral, profond, imbriqué dans ta chair.
La fin de vie est marquée par le monstre Alzheimer. Annie Ernaux est déchirée, mais elle ne comprend pas que l'on préfère voir sa mère morte. "Elle avait envie de vivre." Elle s'en occupe autant qu'elle peut, puis c'est l'hôpital. Un passage splendide : " je lui lavais les mains, lui rasais le visage, la parfumais. Un jour, j'ai commencé à lui brosser les cheveux, puis j'ai arrêté. Elle a dit: " j'aime bien quand tu me coiffes. Par la suite, je les lui brossais toujours. Je restais assise en face d'elle, dans sa chambre. Elle déchirait les papiers des gâteaux avec force, les mâchoires serrées. Elle parlait d'argent, de clients, riait en renversant la tête. C'était des gestes qu'elle avait toujours eus, des paroles qui venaient de toute sa vie. Je ne voulais pas qu'elle meure.
J'avais besoin de la nourrir, de la toucher,de l'entendre.
Plusieurs fois, le désir brutal de l'emmener, de ne m'occuper que d'elle, et savoir aussitôt que je n'en étais pas capable."
Disparue, la froideur de la Place. Annie Ernaux a un coeur. Il appartient à sa mère.
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