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Critique de Presence


Même la mort, j'y crois pas. Tout ça, c'est complot et compagnie.
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Ce tome fait suite à #lesmémés, tome 1 : Chroniques des âges farouches (2021) qu'il n'est pas nécessaire d'avoir lu avant, mais ce serait idiot de s'en priver. Il constitue une anthologie de cinquante gags ayant pour personnages principaux trois mémés : Huguette, Lucette, Paulette, seules ou ensemble. Il est paru pour la première fois en 2022. Chaque gag a été réalisé par Sylvain Frécon, pour l'histoire, les dessins et la mise en couleurs. Cet artiste a illustré la bande dessinée adaptée du dessin animé Oggy et les Cafards, ainsi que la série Les Barbares chez Hugo.

Parce que je le vaux bien : Lucette et Paulette sont accoudées au comptoir en train de savourer un petit ballon, quand Huguette arrive et leur enjoint d'admirer le travail : détartrage, polissage, lustrage avec vernis anti-rayure Ultimate Brillance, alors c'est qui la plus belle ? Soirée télé 1 : Huguette est confortablement calée dans son canapé en train de regarder la télévision, son caddie rouge installé sur la place à côté d'elle. Elle lui demande s'il dort devant la télé, alors qu'il sait bien qu'elle déteste ça parce qu'elle a l'impression de se retrouver toute seule. Horreur : une personne toque à la porte de l'appartement d'Huguette. Elle ouvre la porte et découvre une silhouette sinistre encapuchonnée avec une faux à la main, et des claquettes aux pieds. Marteau piqueur : Huguette s'est arrêtée devant un ouvrier en train de défoncer le trottoir avec un marteau-piqueur. Elle commence à lui parler de l'effet que ça doit produire sur ses testicules. Enterrement : les trois copines se tiennent devant la fosse creusée dans le cimetière, où vient d'être descendu le cercueil et elles évoquent les dispositions qu'elles ont prises pour le chat, les poissons rouges et les géraniums de la défunte.

Brasserie Saint Fargeau 1 : les trois copines sont en train de manger un morceau dans leur brasserie favorite et Huguette leur demande si elles ont déjà imaginé mourir bourrées, avec une bonne grosse biture des familles, une authentique. Flatulence 1 : Hughette est au lit la nuit, et elle appelle son époux Marcel, puis elle étend son bras vers la place de son mari et tâte pour voir s'il est présent. Dicton à la con : les trois copines sont assises sur un banc et Lucette énonce à haute voix la maxime qui veut que la vieillesse est un naufrage. Huguette s'insurge, disant qu'elle en a marre d'entendre ça, qu'elles ne sont pas des radeaux. Flashy : sur le trottoir, Huguette avec son caddie croise une autre dame âgée habillée de manière très voyante et très jeune, lui déclarant que la vie est une comédie. Shopping : Huguette est entrée dans un établissement de pompes funèbres et elle passe en revue les différents modèles de cercueil en posant des questions, ce qui énerve de plus en plus le vendeur. Flatulence 2 : les trois copines sont assises sur un banc dans un parc, et Huguette demande si elles se souviennent de la première fois où leur mari a lâché une caisse au lit.

Quel plaisir de retrouver ces trois vieux débris, pardon, ces trois vieilles dames toujours dignes malgré leur âge avancé, très consciente de l'inéluctabilité de la mort de plus en plus proche, leur silhouette marquée par les outrages des années, leur santé défaillante, leurs commentaires étant aussi pertinents et francs qu'ils peuvent se révéler acerbes. le dessinateur n'a rien changé dans sa manière de les représenter : des corps affaissés, des seins tombants, un énorme postérieur, des gros nez démesurés avec Paulette qui décroche le pompon pour son nez crochu, sans oublier leur chevelure improbable, des grandes bouches en forme de fer à cheval quand elles sont ouvertes. Il y a très peu de personnages secondaires ou de figurants, ils sont eux aussi affublés d'un gros nez. Elles partagent leur temps entre des déplacements urbains à pied avec des trottoirs très anonymes, des séjours au comptoir ou à une table de restaurant, quelques stations assises sur un banc, et bien sûr chez elle. Huguette passe pas mal de temps accompagnée par son fidèle caddie pour ses commission et comme point d'appui supplémentaire. Lucette se déplace avec une canne, et Paulette avec son caddie à quatre roues pour plus de stabilité. le lecteur se rend compte que l'auteur a un petit faible pour Huguette qui est de tous les gags.

Comme le premier, ce tome se présente comme une collection de gags, la majeure partie en une seule page, il n'y en a que trois qui courent sur deux pages. le lecteur relève qu'il y a douze gags qui se présentent sous la forme d'une illustration en pleine page, avec des dialogues. L'artiste a pris le parti de réaliser des cases qui sont de forme ovale, dépourvues de bordure encrée. Il adapte le nombre de cases à la nature du gag, de sa densité d'information à présenter, du rythme qu'il souhaite donner à la lecture, du mécanisme qui peut être un gag visuel, ou qui peut reposer sur un plan fixe au cours duquel les copines papotent. du coup, une page peut ne contenir que deux cases, ou bien jusqu'à huit disposées en quatre bandes de deux. Il peut s'agit de cases qui sont disposées deux à deux sur une même bande, ou bien de cases de la largeur de la page. Mine de rien, ces dames se déplacent et l'artiste représente de manière simplifiée de nombreux lieux tous aisément reconnaissables : le zinc d'un bar, le salon d'Huguette avec son canapé deux places, son poste de télévision (écran plat) et sa table basse, un cimetière avec une tombe fraîchement creusée, la table habituelle de ces dames au restaurant avec l'ardoise en arrière-plan, la chambre d'Huguette (rien d'affriolant), le magasin de cercueils, un banc dans une allée du parc, le cabinet d'un psychothérapeute, un banc de pierre face à la mer en Bretagne avec les mouettes dans le ciel, les toilettes d'Huguette, sa salle de bain, le magasin de fruits et légumes, le supermarché, un abribus, et de nombreux arrêts à différents endroits sur le trottoir.

L'artiste ne se montre pas non plus minimaliste dans les activités représentées : descente de godets, regarder la télé (et même s'endormir devant), défoncer un revêtement de trottoir au marteau-piqueur, participer à un enterrement, regarder les gens passer, déboucher de bonnes bouteilles, hurler par la fenêtre, assister à une projection assez particulière, avancer à un rythme de tortue cacochyme sur le trottoir, boulotter, et bien sûr papoter. L'humour joue sur l'âge de ces mémés, leurs problèmes de santé pas toujours très ragoûtant (Huguette paradant avec sa dent unique), pas toujours très fins (des flatulences), souvent banals comme le besoin de s'assoir ou celui de faire une petite sieste. Comme dans le tome un, Frécon ne les épargne pas : Lucette se retrouvant à grincer quand elle marche du fait de l'usure de son squelette. En auteur complet, il peut également passer dans un registre purement visuel : la mort avec des claquettes aux pieds, l'étonnante mémé du quatrième âge avec ses cheveux roses, ses lunettes avec strass, son tutu à froufrou et son décolleté plus tombant que pigeonnant, le graph réalisé par Huguette qui nécessite de prendre du recul pour apprécier le positionnement de l'étoile de la bergère, ou une mise en scène comique. Il sait également combiner visuel et texte pour caser un calembour, peut-être pas extraordinaire, mais irrésistible grâce à un rapprochement visuel incongru comme ce tableau de Titien (1488-1576, Tiziano Vecellio) et de la mémère qui le tient. Il sait également manier l'absurde, comme cette séance surréaliste de thérapie que Huguette passe avec sa tête dans son caddie.

Le lecteur apprécie cette fois aussi l'incongruité d'avoir choisi comme personnages principaux des femmes (très) âgées : des êtres humains généralement peu représentés dans les bandes dessinées, au potentiel de séduction très faible, et en mettant en avant leurs défauts, sans même leur donner la qualité d'être grand-mère et de s'occuper de leurs petits-enfants. La transgression se produit naturellement avec de tels personnages, ne serait-ce que parce qu'elles ont conscience de leur mort (très) prochaine, sujet généralement tabou en bonne société. L'auteur pousse le bouchon beaucoup plus loin lorsqu'il met en scène le décalage qui se produit entre les signes de séduction extérieure (très) matraqués par la société, à commencer par une bonne santé, et la réalité physique de Huguette, Lucette et Paulette. Ça commence par la première qui s'adresse à son caddie comme si elle parlait à feu son époux. Ça continue avec cette vieille femme qui porte un tutu fluo et des cheveux roses, ou encore Huguette en train de lire aux toilettes tout en faisant ses besoins. L'humoriste pousse le bouchon encore plus loin en faisant des blagues sur le physique. Cela commence avec le fessier très large de ces dames, état de fait dont elles ont conscience, qu'elles assument et qu'elles attribuent à une vie passée à se voiler la face, à fuir ses problèmes sans jamais prendre le temps de les regarder en face, préférant les planquer et s'assoir dessus. Ça continue avec une provocation visuelle énorme impliquant la nudité d'Huguette et son sexe : degré de séduction zéro, hypocrisie sur la décrépitude physique zéro, transgression maximale avec une sensibilité respectueuse. Avec le dernier gag, il prouve qu'il peut faire tout aussi transgressif et émouvant en évoquant simplement l'émoussement des émotions, et la capacité de les ressentir, en particulier la tristesse.

Une bande dessinée humoristique mettant en scène de vielles femmes au physique ravagé par l'âge : Sylvain Frécond sait générer de la tendresse chez le lecteur, pour Huguette, Lucette et Paulette qui ont conservé un solide sens de la dérision, un sens du discernement remarquable, et qui font de sagesse dans l'acceptation de leur état, dans leur calme alors que la mort s'impose à elles dans leur papotage quotidien, et il n'est même pas certain qu'il y aura une sorte de pot avec des cacahuètes, pis du vin à bulles pour les accueillir dans l'au-delà. Vivement le tome 3.
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