James Farrell interprète et revisite à sa façon de terribles événements qui ont frappé l'Empire Britannique au XIXè siècle, à savoir les soulèvements des populations en Inde.
Massacres, émeutes, sièges, exactions, épidémies... sont le lot de ces périodes hautement troublées.
Très documenté, basé sur de nombreux témoignages, d'innombrables sources historiques, le récit est sans fard, sans artifice. James Farrell n'épargne pas grand-chose au lecteur. Choléra, putréfaction, amputations, décapitations, viols... tout cela est abordé, souvent sans trop de précaution.
Mais il y a bien plus que cela. Il y a cette gigantesque "pointe" d'humour British... cette dérision, ce non-sens omniprésent. D'ailleurs, j'avoue, j'ai mis 60 pages à comprendre cette écriture fine et ciselée. Comprendre que James Farrell maniait le cynisme aussi bien que la description des travers humains. Voir à travers ce voile de civilisation, la critique de la société, de la colonisation, de cette manière anglaise de voir le monde à travers le prisme des scones et du tea-time...
Ces 60 premières pages (sur 412) ressemblent à du
Jane Austen. de belles jeunes filles en fleur au bras de fiers lieutenants, des pères veillant à l'honneur de leurs filles, des mères veillant à ce qu'elles se marient bien... Je me demandais où j'étais tombé...
Puis arrivent les troubles, les émeutes et Krishnapur est sous le siège. Et là, le lecteur voit déferler des gigatonnes de politiquement correct, les travers des protagonistes. le Magistrat qui pratique la phrénologie. le Collecteur qui voit de la science partout. le Révérend qui veut persuader tout le monde du miracle de la création, Fleury l'agnostique, Lucy la fille déshonorée, Harry le soldat modèle, Dunstaple et McNabs les deux médecins aux pratiques divergentes...
Et tout ce monde va subir des semaines de siège, s'organisant pour survivre, en rationnant la nourriture, les munitions, en faisant preuve d'ingéniosité, mais en gardant très souvent ces petites manies et ces stéréotypes britanniques. James Farrell nous montre la vanité des comportements individuels, le fait aussi que nous sommes prisonniers de nos habitudes... Qu'ils sont comiques ces Anglais qui, à quelques secondes de la mort, continuent à se préoccuper des cancans et de leur images, de ce que l'on va bien pouvoir penser d'eux, de ce qui se fait et de ce qui ne se fait pas...
Le livre est indescriptible au-delà de ces généralités. Il y a des scènes d'anthologie: la querelle des médecins sur l'origine du choléra, se terminant par la mort d'un des deux, victime de la preuve qu'il essayait d'apporter; le premier assaut pendant lequel le Révérend, insensible au carnage qui se produit à côté de lui, entreprend de convertir Fleury au miracle divin; l'assaut final et le surréalisme des comportements individuels, dont ceux de Fleury, héros malgré lui; la vente aux enchères des dernières denrées alimentaires à des prix incroyables; les appels de la chair entrevue à travers des hardes...
Avec ce livre, James Farrell gagne le Booker Prize. Ce n'est pas anodin. C'est un livre incroyable. Entre éclats de rire et stupeur, James Farrell nous questionne sur la civilisation, sur le rapport à l'autre et sur le visage de la science, de la foi et de la civilisation. Tant de thèmes brillamment menés de front.