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Maurice Edgar Coindreau (Autre)
EAN : 9782070361625
384 pages
Gallimard (26/07/1972)
3.99/5   1742 notes
Résumé :
C'est avec cet ouvrage explosif que William Faulkner fut révélé au public et à la critique. Auteur de la moiteur étouffante du sud des États-Unis, Faulkner a réellement bouleversé l'académisme narratif en plaçant son récit sous le signe du monologue intérieur, un monologue d'abord "confié" à un simple d'esprit passablement dépassé par les événements qui se déroulent autour de lui.

Confusément, les images qui lui parviennent font remonter ses souve... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (141) Voir plus Ajouter une critique
3,99

sur 1742 notes
Voici un livre très difficile à lire, surtout au début. J'ai fait l'expérience de le lire absolument sans aucun indice, de me perdre, de chercher, de retrouver ma route, de lutter (comme les personnages) mais, très sincèrement, on lâche prise et le livre nous tombe souvent des mains.

C'est vraiment parce que je sentais quelque chose derrière et que j'avais vraiment envie d'aller au bout que je me suis accrochée comme une diablesse en mal de vice, mais quelle lutte ! On peut dire que Faulkner n'a pas eu peur de noyer 90 % de ses lecteurs (pour ne pas dire 99 %) avec une telle entrée en matière !

A priori, c'est dommage car cette oeuvre a des tonnes de mérites, et a en son coeur une indéniable qualité, mais je comprends qu'on puisse ne pas avoir envie de se battre avec sa lecture comme ce fut le cas pour moi. Dommage car le scénario est excellent, dommage car les personnages sont très travaillés.

Je comprends aussi les tenants d'une telle version, avec toute sa complexité, avec l'effort qu'elle requiert, où toutes les pistes sont brouillées, où l'auteur cherche à nous faire vivre de l'intérieur la confusion de ses personnages.

Pourtant, je vais me faire l'avocate du diable en prétendant que Faulkner avait largement les moyens d'écrire un livre accessible en faisant ressentir avec la même force, voire plus encore de force, ce qu'il a voulu exprimer en mélangeant toutes les pièces du puzzle.

Encore une fois dommage car l'oeuvre est tellement intriquée, mélangée, inaccessible que beaucoup de ceux qui l'ont lue en entier sont d'abord passés par la préface qui dévoile toutes les clefs. À quoi bon faire une oeuvre tellement compliquée où l'on est censé lever peu à peu des morceaux du voile, si pour pouvoir la lire correctement on est obligé de lire un mode d'emploi qui donne toutes les réponses ?

C'est un livre tellement abscons à certains moments qu'on gagne à le lire une deuxième fois juste dans la foulée, et lors de cette deuxième lecture on savoure plus, car, alors seulement, les magouilles formelles de Faulkner ne nous embrouillent plus et l'on s'attache à donner plus de sens à ce qu'on lit.

D'aucuns diront, " c'est précisément ce qu'il voulait ". Sans doute, mais un livre parle s'il est lu et non s'il est abandonné en cours de lecture et que sa voix reste coincée entre les pages qu'on a pas eu le courage de tourner.

Si vous voulez tenter l'expérience de découvrir le texte sans le moindre indice, arrêtez de lire maintenant mon commentaire.

Pour les autres, voici de quoi s'y retrouver (un peu) :

Voilà j'espère ne rien avoir dévoilé du scénario mais tout de même avoir aidé ceux qui le désirent à s'y retrouver dans l'imbroglio du départ, notamment quant aux identités de chacun. Seules les deux premières parties sont très décousues, le reste est de facture plus classique et le plaisir va crescendo. Mais tout ceci, une fois encore, n'est que mon avis, c'est-à-dire, pas grand-chose.
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Pour bien savourer ce roman, il ne faut rien lire à propos de l'histoire (ni résumés, ni explications, ni interprétations). Il faut entrer directement dans la lecture intégrale de l'oeuvre. Chose que j'ai accomplie; je crois d'ailleurs que c'est la seule manière pour lire ce roman.

Qu'est-ce qui rend ce roman tellement original, génial (mais aussi difficile)? C'est la forme complexe. La manière de raconter, l'écriture et même la typographie. L'histoire est plus simple peut-être; la chute d'une famille.

Il s'agit de quatre parties, quatre journées, quatre narrateurs, quatre manières de raconter.

Le lecteur est d'emblée surpris, perplexe, c'est comme s'il s'est trompé de lieu et qu'il entend curieusement ce qu'on dit dedans pour comprendre! L'auteur a choisi de commencer par la partie la plus difficile; un vrai défi pour lui, puisqu'il peut rebuter plus d'un lecteur, mais aussi pour le lecteur lui-même qui pourrait lâcher et perdre ainsi le plaisir de lire le fameux William Faulkner. On s'accroche péniblement à quelques phrases intelligibles pour se heurter après à des passages indéchiffrables d'où la beauté de cette lecture. C'est après une cinquantaine de pages qu'on conçoit vraiment de quoi il s'agit dans cette première partie.

Sorti de cette lecture exigeante, on ne sait pas vraiment qu'est-ce qui nous attend! Si l'auteur gardera le même narrateur auquel on s'est peu ou prou habitué, ce retour en arrière qu'on rencontre dans le titre de la partie sera-t-il un éclaircissement des événements? Non! pas du tout ! Faulkner revient avec un autre narrateur, une nouvelle vision des choses, mais surtout, une typographie plus complexe avec de longs passages sans ponctuation, et plus de flash-backs (qui , au lieu d'aider le lecteur, augmente la difficulté) et de digressions.

Maintenant, on est plus courageux, on s'attend à tout, on est prêt à affronter toutes les difficultés possibles, on s'attend aussi à un autre narrateur. Mais cette fois Faulkner, s'amuse à nous jouer un autre mauvais tour; c'est à un récit classique (au niveau de la forme et des normes de la narration) qu'on a affaire. On suit une narration rapide, et passionnante, interrompue de dialogues (ou peut-être le contraire).

La quatrième partie, toujours avec plus de surprises, car on s'attendait à un quatrième narrateur (le personnage qui s'avère le plus important du roman; celui de Caddy), mais c'est un "il" qu'on retrouve; la partie la plus courte. Et l'on constate avec tristesse que cette aventure (celle du lecteur bien évidemment) va se terminer après quelques pages.

En plus de la difficulté représentée par la narration fragmentée et bouleversée, et par la typographie variée qui mélange les événements passés et actuels, il y a aussi la difficulté des noms des personnages qui se ressemblent (prénom féminin et masculin en même temps aussi).

La vie […] : une fable
Racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur,
Et qui ne signifie rien.
Voilà d'où vient ce titre assez significatif. Ces vers Shakespeariens résument tout. Faulkner a mené jusqu'au bout son expérience singulière, avec un narrateur débile qui voit les choses d'une manière inédite, un narrateur torturé par un mal psychique et un autre narrateur agressif; utilisant cette technique de courant de conscience.

Et l'histoire? Il y en a. L'histoire d'une famille au déclin avec trois générations (un couple et un oncle, trois fils et une fille, une petite-fille) avec leur serviteurs noirs (eux aussi trois générations). Une famille jadis riche qui sombre dans la misère et l'abjection...

Lorsque j'ai terminé cette lecture j'étais comme Howard Hughes dans The Aviator à répéter : "voilà qu'il est là un grand roman, voilà qu'il est là un grand roman..." une lecture qui laisse un effet étrange et qui dure.
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Ce livre m'a longtemps résisté.
J'avais déjà fait deux tentatives, il y a un temps certain, mais l'hermétisme du premier des quatre volets qui composent le Bruit et la fureur m'avait rebuté. Je ne comprenais rien, tout simplement. Il faut dire que William Faulkner ne cherche pas à racoler le lecteur avec une lecture facile et aguichante.
Toute la chronologie est explosée ( 1er volet se situe le 7 avril 1928 , 2ème le 2 juin 1910, 3ème le 6 avril 1928 et le dernier le 8 avril 1928 ) ; certains prénoms sont attribués à deux personnages sur deux générations ( Quentin, l'oncle et sa nièce ; Jason le père et le fils ). Chaque volet donne la parole à un personnage différent ... et le premier est narré par Benjy, l'attardé mental qui monologue de façon délirante en confondant événements passé et présent.

Bref, tout est fait pour dérouter profondément le lecteur et j'ai été profondément déroutée.

Pour cette troisième lecture, j'ai donc procédé autrement. J'ai fait quelque chose que je m'interdis en général : lire le résumé de l'oeuvre, comme un tuteur, comme un guide pour pouvoir enfin accéder à la puissance de roman-culte et entrer dans le cercle des profanes initiés.

Et ça a marché ! Ma persévérance a été récompensée. Lorsque j'ai achevé la lecture du dernier volet, j'ai saisi l'ampleur de cette oeuvre et de son écriture démesurée. Et j'ai relu les deux premiers chapitres si déroutants à l'aune du reste. Je me suis immergée dans cette tragédie qui nous plonge dans le déclin et la dégénérescence des Etats sudistes par le biais de la chute de la famille Compson sur 3 générations, chacune incapable de faire face aux réalités du monde moderne post guerre de Sécession. Tous les personnages de cette famille sont terriblement campés.

Au-delà de l'écriture, riche, puissante, complexe avec ces monologues intérieurs en mode flux de conscience, ce que j'ai trouvé particulièrement fascinant, c'est le travail sur le temps. Chaque chapitre a le sien. le premier narré par le «  fou » brouille toutes les notions passé / présent ; le 2ème est narré par son frère Benjy, désespérément pris au piège du temps, enfermé dans la nostalgie, comme l'indique brillamment les passages sur sa montre brisée dont le tic-tac le hante ; le 3ème par l'autre frère Jason obsédé par le futur immédiat, voulant retrouvé un standing quitte à être brutal et sadique ; le dernier, enfin, raconté par une des servantes noires, la seule à être en paix avec son présent.

Une expérience littéraire incroyable !
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Un roman magistral. Un roman coup de poing. Un roman tel un cri de colère. le bruit et la fureur des membres d'une famille engluée dans l'ambre de la dégénérescence et l'ombre de la dépossession, à l'image de la chute et de la déchéance des États sudistes dans les années 1920, alors que la guerre de Sécession est encore présente dans les esprits et les pratiques de ségrégation raciale profondément ancrées.

Le titre est inspiré de Macbeth de Shakespeare « C'est une histoire, contée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, qui ne signifie rien ». Sa caractéristique est d'être composée de quatre grandes parties, avec quatre narrateurs différents. C'est ainsi un roman choral portant sur quatre voix désespérées. Quatre cris. Quatre journées. le bruit et la fureur des membres d'une famille en déclin dans un État du sud des États-Unis.

Mais surtout le génie du livre, qui raconte une histoire finalement assez simple, repose sur quatre manières, fragmentée, perturbée et bouleversée, d'exprimer sa désespérance à l'image sans doute du regard que porte Faulkner sur ce monde fracassé : les soliloques incroyables d'un handicapé mental, les divagations et monologues intérieurs d'un homme en passe de se suicider, jaloux de sa soeur pour laquelle il éprouve de l'amour et qui va se marier, l'amertume glaciale et implacable d'un autre frère qui prend conscience de la chute familiale, le constat résigné et humain de la vieille bonne de la famille qui est là depuis des décennies, témoin impuissante de la fin de cette famille.
Benjy, Quentin, Jason et Dilsey.
Aucune structure narrative ne relie les différentes parties qui ont toutes un style bien marqué. Si les deux premières parties donnent cette impression étonnante d'être reliées directement aux pensées fleuve des protagonistes, la troisième partie avec Jason montre une normalité froide, des phrases ordinaires sans ambiguïté, la quatrième partie repose enfin sur une conception classique du roman où un narrateur nous fait part des pensées les plus intimes de Dilsey et de Jason.
Voilà quatre manières de crier, d'exprimer sa fureur. Pour ma part ce sont les deux premières parties qui me touchent le plus, cette manière de rendre compte des pensées d'un personnage comme si nous étions réellement dans sa tête, courant de conscience qui me fait aussitôt penser à Antonio Lobo Antunes, mais lorsqu'il s'agit en plus d'un homme handicapé mental, cela se transforme en une expérience inouïe qui m'a profondément touchée.

Certes ce n'est pas un livre facile d'accès. D'abord la chronologie est dilatée, explosée. le premier chapitre se situe le 7 avril 1928, le 2ème le 2 juin 1910, le 3ème chapitre et 4ème chapitre respectivement les 6 et 8 avril. L'ensemble du roman tient en réalité en trois jours, entre le 6 et le 8 avril 1928. Chacune des quatre parties tient en une seule journée, qui semble donc démesurément longue, car elle occupe entre cinquante et cent pages et pourtant il ne se passe pas grand-chose : l'anniversaire de Benjy, le spectacle de forains, la fuite de Quentin. Mais surtout, dans chaque partie, le temps est différent. Entrecoupé en incessants aller-retour passé et présent avec Benjy, bloqué dans le passé avec le mélancolique Quentin, à l'image de sa montre cassée, obsédé par le futur généalogique proche avec Jason et enfin linéaire et apaisé avec Dilsey.
Ensuite, autre difficulté, concernant les prénoms de cette famille. Présentons en rapidement les membres. Les parents sont Jason, homme discret de peu d'autorité et Caroline, femme hypocondriaque et capricieuse, figure tutélaire du clan Compson tout en ne prenant soin de personne. Ils ont quatre enfants : Jason (fils), Quentin, Benjamin surnommé Benjy et Candace, surnommée Caddy. Cette dernière a une fille prénommée Quentin.
Le roman est non seulement difficile d'accès du fait des différents styles évoqués précédemment, des soliloques entrainant une compréhension progressive de l'histoire, en filigrane, tel un puzzle se constituant petit à petit. Mais aussi du fait des répétitions des prénoms qui nous entrainent au début dans une sacrée confusion. le fils ainé porte le même prénom que son père (Jason) et la jeune Quentin, fille, porte le même prénom que son oncle. Répétition de prénoms reflet de la répétition amplifiée des échecs : le fils Jason semble être une caricature de son père (alcoolique, incapable de communiquer, violent car sans autorité) ; la fille Quentin reproduit les fautes de sa mère en papillonnant d'homme en homme…Elle portera le coup fatal et sonnera le glas de la perte et de la déchéance.

Une fois cette complexité comprise, du moins acceptée, le livre est magistral. C'est une tornade. le bruit et la fureur de quatre personnages, tels des scarabées retournés, aux pattes se débattant dans le vide. En vain.

Le bruit et la fureur de Benjy tout d'abord, débile gémissant et hurlant, qui ne voit pas les choses comme nous mais de manière inédite, ne vivant que le moment présent et entièrement porté par ses sens. Exprimant ses sensations de façon si sensible, si différente, comme elles viennent. Comme par exemple ces étoiles dans une boite que lui offre sa soeur Caddy : « Caddy a pris la boite et l'a mise par terre. Elle l'a ouverte. Elle était pleine d'étoiles. Quand j'étais tranquille, elles étaient tranquilles. Quand je bougeais, elles scintillaient et étincelaient ». Ou encore dans sa façon de sentir sa soeur, qui « sent comme les arbres quand il pleut » sauf lorsqu'elle revient d'un flirt où elle ne sent alors plus comme les arbres…Caddy qui lui manque tant.
La parole n'est pas donnée à cette femme d'ailleurs, comme exclue. Exclue de sa famille et exclue du livre. Pourtant omniprésente par la voix de ses frères. Elle était très proche de son frère handicapé. Enceinte hors mariage d'un amant dont elle refuse de donner le nom, elle se résout en 1910 à faire un mariage de convenance pour sauver l'honneur de la famille, homme dont elle divorcera peu de temps après. Elle laissera son enfant, qu'elle a appelé Quentin, en souvenir de son autre frère disparu, à sa mère afin qu'il soit élevé par cette famille soucieuse de ce qu'il reste de son image.

Benjy ne s'est jamais remis du départ de la soeur chérie. A chaque évocation de mots, d'endroits, d'odeurs, en lien avec la connivence passée, il pense instantanément à elle, source de cris et de gémissements poignants. Ce sont ces sensations qui expliquent ces incessants sauts entre passé et présent qui peuvent déstabiliser la lecture mais qui sont magnifiques car tellement représentatifs d'une expérience universelle sur notre façon de penser : ne faisons-nous pas cela tout le temps ? En nous le temps n'est pas linéaire mais en continuels sauts, passé, présent et futurs ne cessant de s'entremêler sans même que nous n'y prenions garde…

Le bruit et la fureur de Quentin ensuite qui erre, préparant son suicide, englué dans le passé et ses souvenirs avec Caddy dont il semble vouer une adoration et un amour impossible. le son du tic-tac de la montre cassée, le bruit du fleuve lors de sa fuite, la volonté obsédée de vouloir écraser son ombre sur le chemin, en dit long sur l'imminence de la catastrophe à venir et sur sa désespérance. Voyez comme son regard est merveilleusement poétique :

« Papa m'a dit que les pendules tuaient le temps. Il m'a dit que le temps reste mort tant qu'il est rongé par le tic-tac des petites roues. Il n'y a que lorsque la pendule s'arrête que le temps se remet à vivre. Les aiguilles étaient allongées, pas tout à fait horizontales. Elles formaient une courbe légère comme des mouettes qui penchent dans le vent. Contenant tout ce qui d'habitude m'inspirait des regrets, comme la nouvelle lune contient l'eau, disent les nègres. L'horloger s'était remis au travail, courbé sur son établi, le tube, comme un petit tunnel, incrusté dans sa face. Ses cheveux étaient séparés au milieu par une raie qui remontait jusqu'à sa tonsure comme un marais drainé en décembre ».

Le bruit et la fureur de Jason, amer, frustré, qui est resté auprès de sa mère pour s'occuper de Quentin (fille) alors qu'il aurait dû faire des études en lieu et place de Quentin (frère). Alors que Benjy et Quentin aime Caddy, lui la déteste. C'est un personnage raciste, d'une grande cruauté, impatient, violent. Sans doute c'est la partie que j'ai le moins aimé, la forme narrative même du chapitre, classique et ordinaire, en pâle reflet de ce personnage insipide dont nous comprenons l'amertume mais que nous ne réussissons pas à aimer.

Le calme et la sérénité de Dilsey enfin, comme emprisonnée dans ce bruit et cette fureur mais la mettant à distance, la figure la plus humaine, la plus solaire du livre. Victime d'un monde dominé par les blancs et les hommes, elle résiste par son humanité, sa patience, sa force vitale et sa résilience. Témoin de la chute de la famille, cette dernière ne tient que grâce à elle. Elle en maintient les derniers lambeaux dans une tendresse sereine et émouvante.

« Dilsey mena Ben jusqu'au lit et l'y fit asseoir près d'elle, et elle le prit dans ses bras et le berça, et avec l'ourlet de sa jupe, elle essuyait la bave qui lui coulait de la bouche ».

On se demande comment Dilsey peut faire preuve d'une telle tendresse vis-à-vis de cette famille blanche quand on pense à la façon dont les noirs sont traités à cette époque. Il est fait allusion par moment à ces conditions comme cette jeune Nancy, tuée tel un chien d'un coup de fusil et jeté dans un fossé. Meurtre d'autant plus touchant lorsque c'est Benjy qui raconte :

« Et quand Nacy est tombée dans le fossé et Roskus lui a tiré un coup de fusil et les busards sont venus pour la déshabiller. Les os débordaient du fossé où les plantes noires se trouvent, dans le fossé noir, et entraient dans le clair de lune comme si quelques-unes des formes s'étaient arrêtées. Et puis elles se sont toutes arrêtées, et tout était noir… ».

Voilà un chef d'oeuvre qui raconte de manière très complexe une histoire simple, celle de la chute d'une famille sur fond de ségrégation raciale. William Faulkner, via la complexité temporelle et narrative dont il use et abuse, en fait un véritable enfer et donne une saveur insolite à ce livre, une émotion particulière, une ambiance de fin imminente, une fragrance de décadence, une puissance à ce bruit et à cette fureur exprimée, contenue surtout. Et cela au milieu des odeurs de chèvrefeuille, des senteurs d'arbre, des bruits de rivière, d'une poésie troublante malgré tout ce qui se trame, permanence de la nature au-dessus des grandeurs et des décadences humaines. Ce livre est une bombe dont la déflagration peut blesser son lecteur ou le transformer.

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« La littérature ne permet pas de marcher, mais elle permet de respirer », disait Roland Barthes.
Il est vrai que la lecture ne nous permet pas de changer le cours des choses, mais elle permet de nous arracher à notre existence, sans qu'il nous soit pour autant donné de comprendre celle-ci...
La parole de Roland Barthes m'a rassuré et accompagné dans cette lecture qui fut, je le reconnais bien volontiers, difficile. Mais il est mille fois plus riche de penser contre soi-même que d'aller vers une littérature trop facile qui nous contenterait dans ce que nous sommes.
Le bruit et la fureur, parlons-en. Mais au fond, qu'a voulu nous dire ce cher William Faulkner ici ?
William Faulkner qui naquit, vécut et mourut dans le Mississipi, écrivait souvent dans un état proche de l'Ohio.
Oui il y a une opacité dans ce roman, oui c'est un livre rugueux, oui c'est un livre qui résiste. Mais on ne peut pas attribuer cette difficulté d'approche au seul fait que William Faulkner s'enfilait deux bouteilles de Bourbon dans la journée.
Le récit démarre le 7 avril 1928. Nous découvrons ce personnage de Benjy le jour de l'anniversaire de ses trente-trois ans et nous découvrons le monde qui l'entoure par ses seules perceptions et sensations. William Faulkner nous offre ce monde au travers du regard et surtout des perceptions d'un idiot, ce Benjy. Voilà comment cet auteur nous hameçonne au récit !
La scène démarre tout près d'un cour de golf. Des joueurs sont là, hèlent parfois le caddy. Caddy ! Caddy ! Ainsi ce mot que prononcent à répétition les joueurs de golf, réveille dans le coeur de Benjy le souvenir de la soeur perdue qui s'appelle Caddie... Une douleur venue de l'intérieur monte en lui et brusquement, de cette seule sensation surgit, de l'envers du décor, le passé de manière foudroyante. Alors tout se mélange, le passé, le présent...
Alors, c'est comme si Benjy tirait à lui le drap du paysage, emportait tout dans son élan incontrôlé.
Le génie de Faulkner est de nous faire entrer dans ce récit par le prisme d'un idiot qui voit le monde à sa façon et nous raconte une histoire à travers ses sensations et à travers des visions qu'il a. Idiot, oui Benjy l'est assurément, on dirait aujourd'hui de lui une personne qui a un handicap profond...
Dans ce démarrage d'un récit complexe, j'ai entendu dès les premiers mots comme une musique dans les phrases scandées. Des phrases courtes, qui cinglent, qui swinguent dans le tempo libre d'un jazz improvisé. Dans l'entrelacement des voix, c'est comme l'improvisation d'un jazz. William Faulkner aime en effet brouiller quelque peu la chronologie des faits, comme un joueur de jazz le ferait à l'identique, comme Thelonious Monk ou John Coltrane ont tant aimé casser les codes du jazz.
Ici en effet les codes narratifs sont totalement cassés... le temps, la chronologie, tout cela vole en éclat comme une montre que l'on brise sur le coin d'une commode. Ici, l'espace et le temps n'ont plus de logique, du moins jusqu'au moment où nous parvenons à retrouver le chemin dans notre imaginaire.
William Faulkner nous raconte une histoire qui tient de la dramaturgie d'une tragédie antique, mais il nous la raconte à sa manière. La tragédie de ce livre est sans doute la folie qu'il déploie et décrit et il fallait bien une écriture qui ressemble à cette folie...
Balzac, Zola, Flaubert, Hugo, Maupassant, c'est-à-dire tous ces grands écrivains que j'aime tant, ceux du XIXème siècle, n'ont rien inventé dans la manière de nous raconter une histoire.
Personne n'a rien inventé de nouveau depuis Homère, jusqu'à ce qu'un certain William Faulkner vienne bousculer cet ordre des choses. Voilà celui que j'attendais, le narrateur qui n'est plus le même dans la manière de nous raconter une histoire.
Il n'y a plus ce narrateur classique qui se tient tranquillement en repos et à distance, racontant ce qui arrive à des personnages qu'il observe. Faulkner est celui qui rétrocède la conduite du récit aux acteurs, c'est-à-dire ceux qui sont à la manoeuvre, ceux qui sont dans le jus. Il donne la parole aux personnages qui fabriquent l'histoire du récit. Et quoi de plus génial que de confier cette parole pour la première fois à un idiot qui nous délivre des fragments de cette histoire... !
C'est une oeuvre complexe, désordonnée et confuse à première vue, qui suggère plus qu'elle ne dit.
Expliquer qui est qui dans le bruit et la fureur est impossible ; au départ on ne sait pas qui est qui, alors une manière d'avancer dans ce récit torturé et tortueux, c'est de se laisser porter dans ses fragments disparates... Se laisser porter par sa poésie, par exemple...
Puis rassembler un à un les morceaux de puzzle que nous glanerons au fil de notre lecture.
C'est vrai qu'il y a une poésie chez Faulkner, une poésie des personnages dans les paysages. Une poésie des sens...
L'odeur du chèvrefeuille, celle des arbres, le murmure d'un cours d'eau, un chemin...
Un moineau coupant le soleil en biais...
Une enfant qui tombe assise dans le cours d'un ruisseau...
Et puis cette enfant se relève, grimpe à un arbre montre sa culotte souillée sous la risée des autres enfants, cette enfant d'une belle famille de Blancs bien comme il faut, tout est dit là, rien que là. Faulkner pose dans ce seul acte tout le renversement du livre et ce qui en résultera dans l'accomplissement des destins. Cette scène est simplement sidérante.
Le bruit et la fureur n'est rien d'autre qu'un roman choral qui permet de faire alterner plusieurs personnages différents, où de larges ellipses temporelles sont aménagées entre les voix, parmi lesquelles nous tentons de nous frayer un chemin...
Ce n'est rien d'autre que cela.
Pendant cette lecture j'ai été sidéré et envoûté, quelqu'un écrivait, me parlait, pouvait rivaliser en opacité avec le monde, c'était aussi opaque et incompréhensible que le monde absurde qui nous entoure et nous gouverne parfois, je me suis alors demandé s'il n'y avait que Faulkner pour avoir ce talent de nous extirper contre notre gré et nous amener à nous confronter avec ce paysage hostile.
Je reste envoûté par les images remarquables et les sonorités dissonantes de ce roman. Ses couleurs, ses odeurs qui nous imprègnent peu à peu. Sa construction est belle puisqu'elle vient après.
On n'est pas forcément entraîné pour entrer dans un tel monde, on ne nous a pas appris à trouver les bonnes clefs. Nous sommes façonnés par une éducation classique qui nous empêche d'entrer de plein pied dans cette histoire avec facilité.
On entre ainsi dans cette oeuvre par les sensations d'un idiot et ça c'est inventif et prodigieux.
Je ne saurai dire si c'est le fond ou la forme qui prend le pas sur l'autre, disons que la forme donne un sens, un cheminement, traduit un ressenti immense et que c'est à la toute fin que l'on comprend...
Pour le reste, ne comptez pas sur moi pour vous raconter de quoi ça parle. Tout juste, pourrais-je vous dire que tout se tient sur trois jours, qu'il s'agit d'un de ces drames qui se déroule dans le Mississipi au sein d'une famille Blanche, une de ces vieilles familles hautaines et prospères à qui tout a réussi jusqu'à présent. Ici la famille Compson va commencer à perdre la face, tomber dans la misère et l'abjection...
Hautaines et méprisantes, elles le sont, notamment à l'égard de la communauté des Noirs qui sont à leur service, témoins immobiles et privilégiés des fautes, des errements, de la malédiction des Blancs. Et c'est sans doute la gouvernante de la maison, Sisley, qui est pour moi l'un des plus beaux personnages du roman. Elle a une capacité à se détacher de la narration, en ce sens elle est brusquement supérieure aux Blancs, parce qu'elle est là tout simplement avec les siens, par le simple fait d'être là, d'exister, d'endurer et de durer. Elle traverse le paysage du livre, elle dure, elle va encore durer tandis que la famille des Compson n'a comme seule destinée que de se fracasser contre sa propres malédiction...
Je referme le livre et j'entends encore les voix de Caddie, Quentin, Jason, leurs rires tandis qu'ils étaient encore des enfants, je les vois, je les entends à travers la pensée atrophiée de Benjy, ils sont là si près de moi, la vie brutale ne les a pas encore disloqués dans la haine et le fracas du monde.
Le bruit et la fureur est peut-être une histoire sans fin...

Quelle joie d'avoir mené cette lecture dans un projet collectif avec quelques-uns de mes amis de cette fabuleuse communauté de Babelio ! Ce fut une aventure pleine de bruit et de fureurs au regard de nos ressentis si diversifiés et néanmoins si bienveillante par ces échanges si riches !
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Citations et extraits (228) Voir plus Ajouter une citation
Sa robe, de teinte royale et moribonde, lui tombait des épaules en plis mous, recouvrait les seins affaissés, se tendait sur le ventre pour retomber ensuite légèrement ballonnée par dessus les jupons qu'elle enlevait un à un suivant la marche du printemps et des jours chauds. Elle avait été corpulente autrefois, mais aujourd'hui, son squelette se dressait sous les plis lâches d'une peau vidée qui se tendait encore sur un ventre presque hydropique. On eût dit que muscles et tissus avaient été courage et énergie consumés par les jours, par les ans, au point que, seul, le squelette invincible était resté debout, comme une ruine ou une borne, au-dessus de l'imperméabilité des entrailles dormantes. Ce corps était surmonté d'un visage affaissé où les os eux-mêmes semblaient se trouver en dehors de la chair, visage qu'elle levait vers le jours commençant avec une expression fataliste et surprise à la fois, comme un visage d'enfant désappointé, jusqu'au moment où, s'étant retournée, elle rentra dans sa case dont elle ferma la porte.
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Ils étaient appuyés sur le parapet et regardaient l’eau. Leurs trois cannes ressemblaient à trois rais de feu jaune, penchées dans le soleil. Je marchais sur mon ombre, l’enfonçant de nouveau dans l’ombre mouchetée des arbres. La route tournait, s’éloignait de l’eau en montant. Elle franchissait la colline, puis redescendait en lacets, entraînant l’œil, l’esprit, en avant sous un tunnel de vert tranquille. Et la tour carrée, au-dessus des arbres, et l’œil rond de l’horloge, mais assez loin. Je m’assis sur le bord de la route. L’herbe multiple me montait aux chevilles. Les ombres sur la route étaient aussi immobiles que si on les eût dessinées au pochoir avec des crayons de soleil inclinés. Mais ce n’était qu’un train et, au bout d’un instant, il s’évanouit derrière les arbres, derrière le prolongement du son, et je pus entendre ma montre et le train qui s’évanouissait comme s’il filait à travers un autre mois, un autre été, quelque part, filant sous la mouette immobile, filant comme toute chose.
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Est ce que tu l'aimes
sa main avança je ne bougeais pas elle descendait le long de mon bras et elle posa sa main à plat où le cœur battait
non non
t'as t-il forcé alors il t'a forcé à le faire à le laisser faire il était plus fort que toi et il demain je le tuerai je jure que je le ferai papa n'a pas besoin de savoir on lui dira après et ensuite toi et moi ça ne regarde personne nous pourrons prendre l'argent destiné a mon instruction nous pourrons faire rayer mon inscription à l'université caddy tu le hais n'est ce pas n'est ce pas
elle gardait ma main sur sa poitrine le cœur battant je me tournai et lui saisie le bras
Caddy tu le hais n'est ce pas
elle fit monter ma main jusqu'à sa gorge où son cœur martelait
pauvre Quentin
elle levait son visage vers le ciel qui était bas si bas qu'il semblait comme une tente affaissée écrasée sous sa masse tous les sons les parfums de la nuit le chèvrefeuille surtout que j'aspirai qui recouvrait tout son visage sa gorge comme de la peinture son cœur battait contra ma main je m'appuyais sur mon autre bras il commença à tressaillir à sauter et je dus haleter pour saisir un peu d'air dans l'épaisseur grise de tout ce chèvrefeuille
oui je le hais je mourrais pour lui je suis déjà morte pour lui encore et encore chaque fois que cela se produit
quand j'ai soulevé ma main je pouvais encore sentir dans la paume la brûlure des brindilles et des herbes entrecroisées
pauvre Quentin
elle se renversa en arrière appuyée sur les bras les main noués autour des genoux
tu n'as jamais fait cela n'est ce pas
fait quoi
ce que j'ai fait
si si bien des fois avec bien des femmes
puis je me suis mis a pleurer sa main me toucha de nouveau et je pleurais contre sa blouse humide elle était étendue sur le dos et par-delà ma tête elle regardait le ciel je pouvais voir un cercle blanc sous ses prunelles et j'ouvris mon couteau
te rappelles tu le jour de la mort de grand-mère quant tu étais assise dans l'eau avec ta culotte
oui
je tenais la pointe du couteau contre sa gorge
ce sera l'affaire d'une seconde rien qu'une seconde et puis je me le ferai je me le ferai ensuite
bon pourras tu le faire tout seul
oui
ce sera l'affaire d'une seconde je tâcherai de ne pas te faire mal
bon
fermeras tu les yeux
non parcequ'il faudrait que tu enfonces plus fort
touche le avec ta main
mais elle ne bougea pas elle avait les yeux grands ouvert et par delà ma tête elle regardait le ciel
Caddy tu te rappelles comme Disley s'est faché à cause de ta culotte pleine de boue
ne pleure pas
je ne pleure pas Caddy
tu le veux
oui pousse
touche le avec ta main
ne pleure pas pauvre Quentin
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C'est toujours ceux qui ne sont bons à rien qui vous donnent des conseils. C'est comme ces professeurs d'Université qui ne possèdent même pas une paire de chaussettes et qui vous enseignent comment gagner un million en dix ans ; et une femme qui n'a jamais pu trouver de mari vous dira toujours comment élever vos enfants.
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Car si ce n’était que l’enfer et rien de plus. Si c’était tout. Fini. Si les choses finissaient tout simplement. Personne d’autre qu’elle et moi. Si seulement nous avions pu faire quelque chose d’assez horrible pour que tout le monde eût déserté l’enfer pour nous y laisser seuls, elle et moi. J’ai dit j’ai commis un inceste père c’était moi ce n’était pas Dalton Ames. Et quand il m’a mis Dalton Ames. Dalton Ames. Dalton Ames. Quand il m’a mis le revolver dans la main je ne l’ai pas fait. C’est pourquoi je ne l’ai pas fait. Il serait là et elle aussi et moi aussi. Dalton Ames. Dalton Ames, Dalton Ames. Si seulement nous avions pu faire quelque chose d’assez horrible et père a dit Cela aussi est triste, on ne peut jamais faire quelque chose d’aussi horrible que ça on ne peut rien faire de très horrible on ne peut même pas se rappeler demain ce qu’on trouve horrible aujourd’hui et j’ai dit On peut toujours se dérober à tout et il a dit Tu crois ?
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De quel écrivain génial André Malraux parlait-il quand il a dit : « C'est l'intrusion de la tragédie grecque dans le roman policier » ?
« le Bruit et la fureur » de William Faulkner, c'est à lire en poche chez Folio.
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