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EAN : 9782743661151
191 pages
Payot et Rivages (15/11/2023)
4.12/5   29 notes
Résumé :
Ce volume contient

Journal d'un écrivain 1873 - Événements à l'étranger (septembre 1873 - janvier 1874) - Petits tableaux de voyage (mars 1874) - Journal d'un écrivain 1876 - Journal d'un écrivain 1877 - Le Triton (août 1878) - Journal d'un écrivain 1880, numéro unique - Journal d'un écrivain 1881
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Critiques, Analyses et Avis (3) Ajouter une critique
Journal au sens d'articles de journal, pas de journal intime. On pourrait diviser l'ensemble de ces articles en quatre catégories : ceux sur la politique, ceux sur la justice, les fictions ou semi-fictions et quelques textes sur la littérature russe. Une division arbitraire puisque ces catégories se mélangent parfois. On trouve tout dans les grands romans de Dostoïevski, ces articles n'apprennent pas grand-chose de plus. Dostoïevski est un géant de la littérature mais un journaliste commun, alors j'ai plutôt envie de voir ce recueil d'articles à travers un bilan de mes lectures de ses romans.
J'ai d'abord lu Crime et Châtiment vers l'âge de dix-huit ans et j'en garde très peu de souvenirs, j'ai complètement oublié le dénouement. Je me souviens surtout de la conscience tourmentée du criminel. Mais avec ce titre, j'imagine aujourd'hui qu'il est plus question de justice que je ne l'ai perçu à l'époque. Il y a un évènement qui a apparemment beaucoup fait réfléchir Dostoïevski sur la justice, c'est la nouvelle institution des jurys en Russie. Il trouvait ça excellent mais les jurys posaient quand même quelques questions. La culpabilité ou son sentiment, la responsabilité, la liberté, les droits et les devoirs, en rapport avec la psychologie, sont des thèmes récurrents dans ses romans. Ce n'est pas seulement la conscience des criminels qui l'intéressait, celle des juges, des jurés et des avocats le laissait aussi perplexe. Il a l'air de donner des idées générales sur la justice mais en vérité il prend les affaires au cas par cas, des fois sévère, des fois indulgent.
Vers l'âge de vingt-cinq ans, j'ai lu coup sur coup Les Frères Karamazov et Les Possédés, et là je les ai lus avec passion. On pourrait dire que l'un est un roman sur la religion, l'autre sur la politique, et il ne faut jamais oublier les convictions panslavistes, nationalistes et orthodoxes de Dostoïevski dans son âge mûr. Il pensait que les occidentaux connaissaient mal les Russes, qu'ils les méprisaient et même les haïssaient secrètement. On a tous des a priori sur les étrangers, Dostoïevski en était bourré lui aussi. Il y a toujours un fond de vérité dans les réputations des peuples (mais juste un fond). Il dit, par exemple, que les Français sont arrogants et je crois que c'est mérité. de même, aujourd'hui, je crois que les Russes sont un peuple fondamentalement naïf, peut-être le seul trait de caractère qu'ils ont gardé depuis le dix-neuvième siècle. Dostoïevski était lui-même très naïf dans son nationalisme exacerbé à cause des tensions avec les Turcs, prêt à croire tout ce qui le conforterait dans ses opinions. Un nationalisme qui frise l'anti-occidentalisme, l'anticatholicisme et l'anticommunisme. Tout cela, je le savais ou m'en doutais en ayant lu ses romans. J'ai été plus surpris par son antisémitisme (quoique… c'était tellement commun en ces temps), là encore naïf, il se défend très mal des accusations qui vont en ce sens.
Pour résumer sa pensée politique : il pensait que la propriété privée était bien la base de la société, c'est ce qui l'éloignait du communisme et le poussait à dénigrer les anciens propriétaires terriens russes qui dilapidaient leur capital en émigrant en Europe. Son « capitalisme » était nationaliste et teinté d'idées sociales (lui il aurait dit chrétiennes). Rien d'extraordinaire donc, tout est dans le détail. Ceci dit, l'histoire a prouvé que ses analyses de politiques internationales étaient vaseuses, aussi alambiquées que la théologie du moyen-âge et aussi inconséquentes que les écrits de n'importe quel folliculaire contemporain. Il n'aurait jamais envisagé que la Russie deviendrait pour toujours le symbole du communisme et de son échec. le nombre d'erreurs dans ses prédictions est impressionnant, non seulement pour la Russie mais également pour l'Europe et la France (il avait une vision complètement faussée de la politique française).
Une chose, toutefois, m'est apparue pendant la lecture de l'ensemble de ce recueil et je crois qu'elle est encore liée à sa naïveté. La grande qualité des dialogues de Dostoïevski tient dans l'exposition franche de toutes les opinions, même celles qui lui sont contraires. Quand il expose une opinion, il le fait à fond, prend les meilleurs arguments sans tirer de conclusion. Il est impossible de lire une fiction de Dostoïevski sans donner un peu de participation, réfléchir sur ce qu'il ébauche, ou alors on passe à côté ; mais les lecteurs n'en tirent pas forcément les mêmes conclusions que l'auteur. Parfois c'est faute d'intelligence, comme il le fait justement remarquer dans un article où il est obligé d'expliquer une fiction sur le suicide d'un matérialiste publiée quelques mois plus tôt. Quand on connait un peu ses opinions, c'est facile, on sait très bien qu'il était chrétien et il n'y a pas d'ambiguïté sur ce qu'il pensait des matérialistes et du suicide. Mais il rentre tellement dans son personnage et met tellement de conviction dans ses arguments qu'on pourrait se demander où il veut en venir.
L'ambiguïté, la mise à plat, est pourtant ce qui rend les romans de Dostoïevski si passionnants. Parmi tous les petits contes qu'il a publié dans ce journal, il y en des comiques, avec de très bonnes idées de départ, mais il y en a un en particulier qui résume tout son art, c'est La Timide : le monologue d'un mari sur sa jeune épouse suicidée. Sentiment de culpabilité, vraies responsabilités, déchirement, amour, haine, ambiguïté du bien et du mal, tout y est, un petit bijou. Un petit conte avec de grandes vérités vaut toujours mieux qu'un article politique partisan.
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Edition décousue.
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Ce journal, écrit et publié de 1873 à 1881, contient des réflexions de l'auteur sur la Russie, sur l'occident, sur le caractère russe, sur l'instruction des femmes, des enfants, etc, et même sur des faits divers, mais également quelques oeuvres littéraires de fictions, des nouvelles.

Traduction : J.-Wladimir Bienstock (1868-1933) et de John-Antoine Nau (1860-1918).
> Écouter un extrait : Préface.


Lien : http://www.litteratureaudio...
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critiques presse (1)
LeMonde
18 décembre 2023
De ce commentaire de l’actualité russe délivrée pendant huit ans (1873-1881), riche de chroniques et de fictions, Dostoïevski fait un diaire métaphysique où faits divers (...) mais aussi considérations linguistiques dénoncent la « tyrannie de la causalité ».
Lire la critique sur le site : LeMonde
Citations et extraits (15) Voir plus Ajouter une citation
Mais je crois bien que ces notations trop générales ne vous convaincront pas. Affaire d’«instruction », répétez-vous, et d’«application»; des « oisifs mal éduqués », redites-vous encore. Remarquez, messieurs, que tous ces grands maîtres à penser européen, nos lumières et nos espoirs, tous ces Mill, Darwin et Strauss, ont parfois une surprenante manière de considérer les obligations morale de l’homme contemporain. Et cependant ce ne sont pas, eux, des paresseux qui n’ont rien étudié, ni de vilains polissons qui remuaient les pieds sous la table. Vous allez rire et vous demander à quoi rime d’invoquer nécessairement ces nom-là ? Mais c’est parce qu’il est difficile d’imaginer, à propos de notre jeunesse intelligente, ardente et studieuse, que ces nom, pris pour exemples, lui aient échappé, qu’elle ne les ait pas rencontrés à ses premiers pas dans la vie. Est-il possible qu’un jeune homme russe reste indifférent au rayonnement de ces chefs de file de la pensée progressiste européenne et d’autres semblables, et surtout à la face russe de leurs doctrines ? Cette expression prête à rire, « la face russe de leurs doctrines » : qu’on me la pardonne, pour la simple raison que ladite face russe de ces doctrines existe réellement. Elle est dans les conclusions qu’on tire de ces doctrines sous forme d’axiome irréfragables, et qui n’ont cours qu’en Russie : en Europe, la possibilité de ces conclusions, dit-on, n’est même pas soupçonnée. On me dira sans doute que ces messieurs n’enseignent pas le crime; que si par exemple Strauss hait le Christ, et s’il a fixé comme but à toute sa vie de couvrir le christianisme de dérision et de crachats, il reste qu’il adore le genre humain tout entier, et que son enseignement est on ne peut plus noble et sublime. Il est très possible que cela soit, et que les buts de tous les coryphées contemporains de la pensée progressiste européenne soient philanthropiques et d’une auguste grandeur. Mais voici ce qui me semble ne faire aucun doute : qu’on donne à tous ces grands maîtres à penser de notre temps pleine possibilité de détruire l’ancienne société et d’en reconstruire une nouvelle, et il en résultera de telle ténèbres, un tel chaos, quelque chose de tellement grossier, aveugle et inhumain, que tout l’édifice s’écroulera sous les malédictions de l’humanité avant même d’être achevé. Une fois le Christ rejeté, l’esprit humain peut aboutir à de stupéfiants résultats : voilà l’axiome. L’Europe, au moins en la personne des plus hauts représentants de sa pensée, rejette le Christ, et nous, tout le monde sait cela, nous avons pour devoir d’imiter l’Europe.
Il est des moments historiques dans la vie des hommes où un forfait manifeste, impudent, monstrueux, peut apparaître comme le fait d’une grande âme, comme l’acte de noble courage d’une humanité qui veut s’arracher à ses chaînes. Faut-il des exemples, n’y en a-t-il pas des milliers, des dizaines et des centaines de milliers ?… C’est là, il est vrai, un thème ardu, démesuré, et qu’il est difficile d’aborder dans les limites d’un feuilleton ; mais je crois qu’au total on peut admettre ce que j’avance : à savoir que même un garçon honnête et candide, même un bon étudiant peut quelquefois se transformer en un niètchaïévien… si, bien entendu, un Niètchaïev se trouve sur sa route : ceci est condition sine qua non…

(…) Messieurs les défenseurs de notre jeunesse, considérez enfin le milieu, la société dans laquelle elle a grandi, et demandez-vous : peut-il y avoir de notre temps quelque chose de moins protégé contre certaines influences ?
Avant tout posez-vous cette question : si les pères même de ces jeune ne sont ni meilleurs, ni plus fermes, ni plus sains dans leurs convictions ; si de leurs première enfance ces jeunes gens n’ont trouvé dans leurs familles que cynisme, hautaine et ( la plupart du temps) indifférente négation; si le mot « patrie » n’a jamais été prononcé devant eux qu’avec une moue railleuse; si tous ceux qui les ont éduqués n’ont eu pour la cause de la Russie que dédain ou indifférence; si les plus généreux de leurs pères et de leurs éducateurs ne leur ont jamais inculqué que les idées d’« humanité universelle »; si dès leur enfance on morigénait leurs nourrices quand elle récitaient la prière à la Vierge sur leurs berceaux; alors dites : peut-on exiger de ces enfant-là, et est-il humain, lorsqu’on prétend les défendre s’ils en ont besoin, de se tirer d’affaire par la simple négation du fait ?

(…) Mais pour le moment il y a encore autour de nous un tel brouillard d’idées fausses, tant de mirages et de notions préconçues nous environnent encore, nous et notre jeunesse, et toute notre vie de société, la vie des pères et des mères de cette jeunesse prend de plus en plus un aspect si étrange, qu’on en vient malgré soi à chercher tous les moyens possibles de sortir d’incertitude. Un de ces moyens est d’être, pour sa propre part, moins sourd à la voix du cœur, de ne pas rougir, au moins de temps en temps, d’être traité de citoyen, et… au moins de temps en temps, de dire la vérité, même si elle est, à ce qu’il vous semble, insuffisamment libérale.

Dostoïevski - Une des contre-vérités du temps présent - Journal d’un écrivain - 1873 3/3
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Plus d’une fois on m’a poussé à écrire mes souvenirs littéraires. Je ne sais pas si je le ferai. Ma mémoire devient paresseuse, puis c’est triste de se souvenir ! En général j’aime peu me souvenir. Quelquefois, cependant, tels épisodes de ma carrière littéraire se présentent d’eux-mêmes à ma mémoire avec une incroyable netteté. Voici, par exemple, quelque chose qui me revient. Un matin de printemps j’étais allé voir Iégor Petrovitch Kovalesky. Mon roman Crime et Châtiment, qui était alors en voie de publication dans le Messager russe, l’intéressait beaucoup. Il se mit à m’en féliciter chaudement et me parla de l’opinion qu’en avait un ami dont je ne puis ici donner le nom, mais qui m’était très cher. Sur ces entrefaites se présentèrent, l’un après l’autre, deux éditeurs de revues. L’un de ces périodiques a acquis depuis un nombre de lecteurs généralement inconnu des revues russes, mais alors elle était tout au début de sa fortune. L’autre, au contraire, achevait déjà une carrière naguère glorieuse ; mais son éditeur ignorait que son œuvre dût si tôt prendre fin. Ce dernier m’emmena dans une autre pièce où nous demeurâmes en tête-à-tête. Il s’était montré en plusieurs occasions assez amical à mon égard, bien que notre première rencontre eût été orageuse. Une fois, entre autres, il m’avait montré des vers de lui, les meilleurs qu’il eût écrits, et Dieu sait si son apparence suggérait l’idée que l’on se trouvât en présence d’un poète et surtout d’un amer et douloureux poète ! Quoi qu’il en soit, il entama ainsi la conversation :

— Eh bien ! Nous vous avons un peu arrangé, dans ma revue, à propos de Crime et Châtiment !

— Je sais, je sais… répondis-je.

— Et savez-vous pourquoi ?

— Question de principe, sans doute.

— Pas du tout, c’est à cause de Tchernischevsky. Je demeurai stupéfait.

— M. N…, reprit-il, qui vous a pris à partie dans son article, est venu me trouver pour me dire : son roman est bon, mais, voilà deux ans, il n’a pas craint d’injurier un malheureux déporté et de le caricaturer. Je vais éreinter son roman.

— Bon ! voilà les niaiseries qui recommencent au sujet du Crocodile, m’écriai-je, comprenant tout de suite de quoi il s’agissait. Mais avez-vous lu ma nouvelle intitulée le Crocodile ?

— Non, je ne l’ai pas lue.

— Mais tout cela provient d’une série de potins idiots. Mais il faut tout l’esprit et tout le discernement d’un Boulgarine pour trouver dans cette malheureuse nouvelle la moindre allusion à Tchernischevsky. Si vous saviez comme tout cela est bête ! Jamais je ne me pardonnerai, pourtant, de n’avoir pas, il y a deux ans, protesté contre cette stupide calomnie dès qu’elle a été lancée…

Et jusqu’ici je n’ai pas encore protesté. Un jour je n’avais pas le temps, un autre jour je trouvais le clapot par trop méprisable. Cependant, cette bassesse que l’on m’attribue est devenue un grief contre moi pour bien des gens. L’histoire a fait son chemin dans les journaux et revues, a pénétré dans le public et m’a valu plusieurs désagréments.

Il est temps de m’expliquer là-dessus. (Mon silence finirait par confirmer cette légende.)

J’ai rencontré pour la première fois Nicolas Gavrilovitch Tchernischevsky en 1859, pendant la première année qui suivit mon retour de Sibérie ; je ne me rappelle plus ni où ni comment. Dans la suite nous nous sommes retrouvés ensemble, mais pas très fréquemment ; nous ne causions guère, mais chaque fois nous nous sommes tendu la main. Herzen me disait que sa personne et ses manières lui avaient produit une fâcheuse impression. Mais moi j’avais de la sympathie pour lui.
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Je crois que le principal, le plus profond besoin intime du peuple russe, c'est un besoin de souffrance, perpétuel et jamais assouvi, partout et en tout. [...]
Le courant de la souffrance traverse toute son histoire, et non pas seulement du fait de catastrophes ou calamités extérieures : il jaillit de source du cœur même de la nation. Jusque dans la félicité il faut absolument au peuple russe qu'il y ait une part de souffrance, faute de laquelle son bonheur n'est pas complet.
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Mais à l’époque on concevait encore des choses sous des couleurs les plus roses et à la lumière de la morale la plus paradisiaque. Il est de fait, à la vérité, que le socialisme naissant était alors comparé, même par certain de ses meneurs, au christianisme : il était pris en somme pour une correction et une amélioration du christianisme en fonction du siècle et de la civilisation. Toutes ces idées nouvelle d’alors, à Petersbourg, nous enchantaient, elles nous paraissaient éminemment saintes et morales, et surtout universellement humaines, destinées à devenir la loi de tout le genre humain sans exception. Bien avant la révolution parisienne de quarante-huit nous avions été saisi par l’influence fascinante de ces idées . Dès 1846 j’avais été pour ma part initié à toute la vérité de ce « monde régénéré » de l’avenir, à toute la sainteté de la future société communiste, par Biélinski . Toutes ces théories sur l’immoralité des fondements même ( des fondements chrétiens ) de la société actuelle, sur l’immoralité de la religion, de la famille, sur l’immoralité du droit de propriété, toutes ces utopies sur l‘abolition des nationalités au nom de la fraternité universelle, sur les méfaits de l’idée de patrie en tant que frein à l’évolution de l’humanité, et ainsi de suite, - tout cela exerçait des influences que nous étions incapable de surmonter, et qui au contraire captivaient nos coeurs et nos esprits par l’appel qu’elles faisaient à une certaines générosité d’âme. En tous cas les thèmes paraissaient grandioses, élevés infiniment au-dessus du niveau de conceptions alors dominantes - et c’était cela qui en faisait la séduction. Ceux d’entre nous, et j’entends non pas seulement ceux du cercle Piètrachevski, mais en général tous ceux qui furent alors contaminés, mais qui dans la suite répudièrent radicalement tout ce délire de rêveurs, ces ténèbres et ces horreurs préparées à l’humanité sous couleur de rénovation et de régénération, ceux-là, alors, ne connaissaient pas encore la cause de leur mal : aussi n’y pouvaient-ils pas résister. Dés lors, qui vous permet de penser que même un meurtre à la Niètchaïev nous aurait fait reculer - sinon tous certes, du moins certains d’entre nous - en ces temps ardents, parmi tant de doctrines qui empoignaient l’âme, au milieu des bouleversants événements européens que nous suivions alors, oubliant notre patrie, avec une fiévreuse tensions ?
Le monstrueux et répugnant meurtre d’Ivanov à Moscou a sans aucun doute été présenté par l’assassin Niètchaïev à ses victimes, les « niètchaïéviens », comme un acte politique et utile à la « grande cause commune » de l’avenir. Sinon il est impossible de comprendre comment quelques jeunes gens (quels qu’ils aient été) ont pu consentir à un si sombre crime. Encore une fois j’ai essayé dans mon romans Les démons, de décrire les motifs, multiples et de toutes sortes, qui peuvent entraîner des hommes, même les plus purs de cœur et les plus simples d’âme, à perpétrer un aussi monstrueux forfait. C’est bien là ce qu’il y a d’affreux, qu’on puisse chez nous commettre l’acte le plus infâme, le plus ignoble, sans être pour autant, peut-être, un scélérat ! Aussi bien est-ce ainsi non pas chez nous seulement, mais dans le monde entier et depuis qu’il est monde, dans les époques de transition, dans les époques où la vie humaine est bouleversée, dans les époques de doute et de négation, de scepticisme et de flottement des convictions sociales fondamentales. Mais chez nous c’est possible encore plus que n’importe où ailleurs, et spécialement de notre temps, et ce trait est le plus douloureux et le plus triste de notre temps présent. Qu’on puisse ne pas se considérer soi-même comme un scélérat, et même parfois ne pas l’être en effet, alors qu’on commet une scélératesse manifeste et indéniable - voilà notre malheur du présent !
Y a-t-il donc quelque chose qui protège spécialement la jeunesse, mieux que les autres âges, pour que vous, messieurs les défenseurs, dès l’instant où seulement elle s’occupe et s’instruit avec application, vous exigiez immédiatement d’elle une fermeté et une maturité de convictions que même ses pères n’ont pas eues, et qu’ils ont maintenant moins que jamais ? Nos jeunes gens des classes intellectuelles, grandis dans leurs familles où ce qu’on rencontre le plus souvent, c’est l’insatisfaction, l’impatience, la grossièreté de l’ignorance (malgré l’intellectualité du milieu), et où, en règle presque générale, la vraie culture a pour substitut l’insolente négation imitée de l’étranger ; où les impulsions matérielles l’emportent sur toute idée plus haute; où les enfants sont élevés sans qu’un sol soit sous leurs pieds, hors de la vérité naturelle, dans le dédain ou l’indifférence à l’égard de la patrie et dans ce mépris railleur du peuple qui s’est tellement répandu ces temps derniers… est-ce là, est-ce à cette source là que nos jeunes gens vont puiser la vérité et la faculté de diriger sans erreur leurs premiers pas dans la vie ? Voilà où est l’origine du mal : dans une tradition, dans une hérédité des idées, dans le séculaire et national étouffement en soi de toute indépendance de pensée, dans la conception que la dignité d’Européen est nécessairement conditionnée par le non-respect de soi-même en temps qu’homme russe ! 2/3
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Tous tant que nous sommes, nous amis du peuple, nous portons sur lui un regard de théoriciens, et il semble que personne d’entre nous ne l’aime tel qu’il est effectivement, mais seulement tel que nous nous le sommes fabriqué chacun à notre façon. C’est même au point que, s’il advenait que par la suite le peuple russe se révélât autre que nous l’avons fait en imagination, je crois bien que tous, malgré notre amour pour lui, nous le renierions sans le moindre regret.
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