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Critique de inclassable1


Au Cap, une jeune femme, blanche, provenant d'une famille aisée, est retrouvée morte, le visage massacré, dans un parc magnifique, au milieu des fleurs, dans le jardin botanique de Kirstenbosch. L'autopsie révèle la présence d'une drogue inconnue.

Ali Neuman est le chef de la police criminelle du Cap, mais pas que. C'est un Zoulou (un des deux principales ethnies noires avec les Xhosas), marqué à jamais par la mort de son frère Andy, brûlé vif par les milices noires chargées du maintien de l'ordre dans les Bantoustans, et de son père, pendu par les mêmes criminels pendant l'apartheid, période de dictature politique d'une ethnie sur les autres (dictature politique qui s'est muée en dictature économique depuis la fin de l'apartheid, comme le dit l'auteur)

Ali est ses collègues, malmenés par la vie, vont mener une enquête qui va les plonger (sans qu'ils en ressortent indemnes, on est chez Caryl Ferey, pas chez Oui-Oui), dans les remugles nauséabonds de la suprématie de l'homme blanc et de l'anticommunisme.

Je suis une fois de plus soufflé (la dernière fois, c'était avec Mapuche, je sais, je ne les lis pas dans l'ordre) par la capacité de Caryl Ferey à s'approprier un drame politique et humain, à savoir l'infâme et délirant Project Coast piloté par Wouter Basson, à faire vivre ce drame dans un environnement contemporain (l'Afrique du Sud post-apartheid) tout en nous délivrant un magnifique et très personnel roman noir.

Project Coast

L'ami Wouter Basson, auquel je ne confierais pas les enfants de mon pire ennemi, surtout s'ils reviennent de vacances et sont un tant soit peu bronzés, a recruté dans les années 80, sur les ordres du Président d'Etat Peter Botha plus de 200 scientifiques à travers le « Project Coast », pour imaginer, créer et tester des armes chimiques permettant d'éliminer les militants anti-apartheid noirs et communistes et empêcher la montée en puissance démographique de la population noire.

Par exemple, un poison visant à stériliser les femmes à la peau noire aurait été créé à cette époque.

Peter Botha est mort dans son lit, Wouter Basson est toujours cardiologue, tout va bien pour lui merci.

Ah si, aux dernières nouvelles, il risque d'être rayé de l'Ordre des Médecins.

C'est cette machination à très grande échelle, a priori inimaginable, qui va être la colonne vertébrale du roman.

L'Afrique du Sud post-apartheid

C'est le coeur du roman, une photographie prise par Caryl Ferey, qui ne s'est pas contenté comme moi de se documenter sur Internet.

Ce qui en frappe en premier, c'est que rien n'aurait changé avec la fin de l'apartheid. A part les droits politiques, l'Afrique du Sud reste un pays profondément divisé et inégalitaire et, comme le dit l'auteur, plusieurs générations seront nécessaires pour que la situation s'arrange, un peu.

Ce point est cependant à relativiser sur des points précis comme la lutte contre le Sida comme nous le verrons plus loin.

L'Afrique du Sud est d'abord un pays pauvre, relativement (121ème place/187 en 2012 à l'Indice de Développement Humain). C'est un pays très pauvre selon nos critères occidentaux, c'est cependant une des premières puissances d'Afrique avec le Nigeria et l'Egypte.

Pour simplifier, les pauvres sont très nombreux et très pauvres (le taux de chômage officiel est de 23% selon le Gouvernement, 40% selon les syndicats), et les riches sont peu nombreux mais très riches, et cette situation n'a pas vraiment évolué depuis la fin de l'apartheid, mis à part un départ assez massif (près d'un million de personnes) de jeunes diplômés blancs à l'étranger, phénomène qui s'est depuis atténué, au contraire un phénomène de retour au pays a été constaté.

Caryl Ferey nous balade dans les townships, (attention, ce n'est pas une promenade de santé !) mais nous montre aussi les demeures ultra-sécurisées des blancs.

L'Afrique du Sud est un pays dans lequel les inégalités sont les plus importantes, elles sont particulièrement vives dans le système de santé, qui ne fonctionne pas de la même manière selon les zones blanches ou noires.

Et dans le domaine de la santé, la manière dont la pandémie de Sida a été appréhendée est symptomatique de ce pays : d'une politique de déni au début des années 2000, on est passé à une politique du n'importe quoi (la Ministre de la Santé déclarant les médicaux rétroviraux toxiques et préconisant comme soins un régime alimentaire, un Président d'Etat vantant les mérites de potions magiques), puis, depuis 2007, à une politique de soins et de prévention (notamment dans le domaine de la transmission de la mère à l'enfant) digne de ce nom qui a porté des fruits.

La pauvreté, le chômage, la maladie, les conditions sociales, notamment la disparition prématurée des parents, oncles, tantes en raison du Sida qui a fait plusieurs centaines de milliers de morts (l'espérance de vie est passé de 62 ans en 1990 à 51 ans en 2005 pour remonter à 60 ans actuellement) engendrent la violence.

Oui, l'Afrique du Sud est un pays violent, à un point tel que nous ne pouvons l'imaginer : un Africain du Sud sur 4 aurait commis un viol…. Certes, la situation aurait là aussi évolué depuis l'écriture de Zulu, mêmes si les organisations non gouvernementales parlent de manipulation des chiffres (ça existe en France, donc ça peut exister en Afrique du Sud), et cette violence est en partie importée depuis d'autres pays d'Afrique.

C'est une suite imaginaire au Project Coast au coeur d'une Afrique du Sud pauvre et violente qui va constituer la trame de Zulu.

Un magnifique et très personnel roman noir.

Les flics de Caryl Ferey sont des désespérés magnifiques : la vie d'Ali Neuman , en dehors de son job de flic et de sa mère, est un désert aride dans lequel il n'existe aucun ailleurs, aucun possible différent, c'est trop tard. Il fait semblant, c'est tout. Les sentiments qu'il peut éprouver pour les femmes sont dénaturés par ce qui s'est passé lorsqu'il a vu son frère et son père mourir, une partie lui est vraiment morte ce jour-là

Les deux autres flics, blancs, s'ils n'ont pas souffert durant leur jeunesse, sont torturés, l'un par des démons extérieurs, le cancer du sein de sa femme, et une grande peur de la violence, l'autre par des démons intérieurs qui font que son fils le méprise et son ex le déteste.

Ce n'est pas tant la violence physique (pas si présente que ça même si certaines scènes sont assez raides) dans ce roman qui rend ce roman noir comme la mort, mais l'atmosphère sordide, désespérante, des gosses de 8 ans qui attaquent des vieilles ou proposent à Ali une pipe pour vingt rands, des types complètement défoncés qui tirent sur tout ce qui bouge ; tout ça dans un pays d'une beauté incroyable ce qui crée un contraste saisissant.

C'est l'environnement, réel, de cette Afrique du Sud, si inégalitaire, où une minorité (9%) de blancs tient encore toutes les commandes économiques, qui rend ce roman noir.

Et puis, il y a le style de Caryl Ferey, qui convoque tous les codes du thriller pour les tordre, les faire siens, cette volonté d'éviter à tout prix les lieux communs, les phrases toutes faites, les ficelles des intrigues multiples qui se rejoignent au bout du compte, les héros qui s'en sortent toujours même dans les situations désespérées, le tout dans un style direct, percutant, mais aussi très didactique et sensible à la beauté des choses et à l'humanité des gens.

Ce roman renvoie à ce qu'il y a de plus réussi, dans un autre style et un autre temps, chez Maurice Dantec et Hugues Pagan.

Enfin, le diagnostic est clair, universel :

"Face à la concurrence des marchés mondiaux, les États souverains ne pouvaient quasiment rien faire pour endiguer les pressions de la finance et du commerce globalisé, sous peine de s'aliéner les investisseurs et menacer leur PNB : le rôle des États se cantonnait aujourd'hui à maintenir l'ordre et la sécurité au milieu du nouveau désordre mondial dirigé par des forces centrifuges, extraterritoriales, fuyantes, insaisissables. Plus personne ne croyait raisonnablement au progrès : le monde était devenu incertain, précaire, mais la plupart des décideurs s'accordaient à profiter du pillage opéré par les flibustiers de ce système fantôme, en attendant la fin de la catastrophe. Les exclus étaient repoussés vers les périphéries des mégapoles réservées aux gagnants d'un jeu anthropophage où télévision, sport et pipolisation du vide canalisaient les frustrations".

On fait quoi ?
Lien : http://occasionlivres.canalb..
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