1320, 1520, 1620, 1720, 1820, 1920. Qu'on crût ou non à l'implacabilité du destin, ou à de fumeuses théories de renouvellement, force est de constater que chaque année 20, une épidémie frappait de plein fouet le monde. Et voilà qu'en 2020, un mystérieux virus venu de Chine causait la panique sur toute la planète, telle une vague funeste déferlant d'est en ouest.
Les gouvernements de nombreux pays, craignant de se faire déborder, s'appuyèrent sur les conseils des organismes de santé et instaurèrent le confinement de la population. Il fallut accepter l'impensable. Jusqu'à quand ? Personne n'était en mesure de le prévoir.
Pour ma part, à force de passer des journées entières dans mon bureau à écrire, je m'y étais habitué. J'avais toujours été une sorte de Robinson solitaire. Voilà pourquoi l'idée de rester cloîtré de longues semaines chez moi ne m'inquiétait pas outre mesure.
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Après une nuit traversée par une colonne de rêves, je m'éveillai avec l'étrange impression que ma poitrine abritait un essaim de guêpes.
-Mais qu'est-ce qui m'arrive ?
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Un matin de mars 2020, un écrivain se réveille avec un poids bourdonnant sur la poitrine. Ce dont il souffre, c'est du crève-coeur, un virus mondial prenant les traits d'une guêpe qui entre par les voies respiratoires pour essaimer dans l'organisme et crever le coeur de son aiguillon dans les cas les plus graves.
Les Alpes, la région où Asia et moi habitions, était pourtant l'une des moins touchées par l'épidémie de crève-coeur. Mais à quelques heures de là, dans des villes comme Colmar, Strasbourg, Bergame, il y tant de morts que les familles se disaient adieu à l'ambulance. Personne n'avait le droit d'accompagner un mourant jusqu'à l'hôpital.
L'écrivain relate son calvaire, sa longue traversée en solitaire pour lutter contre les assauts répétés d'un mal perfide aux mille visages.
Lorsque soudain, à nouveau, à 23h15, je ressentis soudain une violente inflammation, comme si quelqu'un venait d'allumer un feu dans mes poumons. Un immense brasier se déclara dans ma poitrine, et toutes les alvéoles recevant l'oxygène furent brusquement mises hors service.
-J'étouffe ! J'étouffe ! Asia, vite, je t'en prie, appelle le 15 !
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Sans être un himalayiste, j'étais pourtant habitué à évoluer dans des sphères où l'oxygène se fait rare. de retour chez moi, j'étais bien résolu à retourner là-haut. Dès que j'aurais retrouvé mon souffle. D'autant que, je le subodorais, les guêpes étaient en train de lâcher prise. Elles étaient d'habiles étrangleuses, mais de piètres alpinistes. À force de trop l'insuffler aux autres, elles avaient peut-être contracté le vertige. Elles n'étaient pas prêtes à me suivre en randonnée dans les alpages.
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Bruxelles, un jour d'avril.
Le portable sonne.
Un appel clignote.
Un nom apparaît sur l'écran.
Lui, et pourtant…
Son souffle est court, la parole est étouffée par le manque d'oxygène, mais il me dit qu'il va mieux.
Je le crois.
Cela fait plus de dix jours que nous, ses aficionados, tremblons dans l'attente des nouvelles que, fort heureusement, il nous distille chaque matin par un petit billet à l'écriture cinglante, pleine de vigueur, l'homme est combatif.
Mais ce matin, à son appel, je le sens toujours sous le choc d'un KO, encore surpris par la sournoiserie d'un adversaire invisible. Il est prêt à rebondir.
Pour un temps à venir, il me propose son gîte, au fond de sa propriété, pour que nous regardions passer le temps.
Moment unique que de parler avec un revenant des abysses.
Je l'écoute.
Dans l'attente de la pente qui s'aplanira enfin… la remontée est encore dure.
Ami, munis-toi à nouveau de ta belle plume. Tu viens de vivre et survivre à l'incroyable, toi qui te pensais confiné dans un environnement « protégé ».
Reprends ton souffle, et nous serons toujours là pour sentir, humer la douceur de ce papier qui nous nourrira une nouvelle fois de tes délicieuses bouffées d'espérance.
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Je suis un être de passion et d'instinct. Il n'y avait qu'une sorte de bonheur, mais le malheur prenait mille formes différentes. Quand on est dans un avion qui s'écrase, ou la poitrine infestée de guêpes tueuses qui vous grignotent de l'intérieur, on avait beau attacher sa ceinture, ça ne servait à rien. J'avais cependant la chance d'être le survivant d'un crash. Rien sinon la compagnie de mon âme, ne pouvait m'aider à guérir. C'est pourquoi je passais le plus clair de mon temps avec elle, à la dorloter, la choyer, et agir selon mon envie.
Ma première sortie en solitaire, cette promenade, je l'ai vécu comme une délivrance. Une libération après une sortie de prison. J'étais resté si longtemps enfermé dans la cellule de ma chambre, derrière les barreaux de la maladie, que j'avais l'impression d'être un forçat échappé du bagne.
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Depuis qu'il marchait mieux, je prenais plaisir à écouter la musique de mon coeur…
« La vie était une cerise, la mort un noyau, l'amour un cerisier ». J'avais avalé le noyau de travers, mais désormais j'allais mieux, j'avais fini par le digérer.
La poésie, Asia et l'espoir, telle était ma trilogie…
C'était dans le silence de la lecture que l'on entendait les plus grandes vérités. Or après tout ce fracas intérieur, cette grande brûlure du corps et de l'âme, j'avais besoin de repos, de silence et de prendre le temps de vivre.
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2020 fut une année terrible pour les écrivains. Après
Luis Sepulveda,
Carlos Ruiz Zafon avait disparu la veille du solstice, succombant à un cancer du côlon dans un hôpital de Los Angeles où il vivait retiré depuis des années.
Depuis que l'écrivain barcelonais avait dessiné en filigrane
l'ombre du vent sur la peau de ses lecteurs, et en l'occurrence la mienne, je savais où se situait la frontière entre le rêve et la réalité. C'est en voyageant à travers la littérature que l'homme parvient à s'évader de sa prison mentale ; et surtout celle de Zafon, constituée du cimetière des livres oubliés que je n'oublierais jamais.
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Je n'étais pas sur Terre pour vivre avec un virus, mais pour voyager dans l'immobilité parfaite des espaces insoumis.
Enfin devenir écrivain. Lire de la poésie et écrire des romans, boire jusqu'à la lie la coupe de la littérature, créer dans ce frisson de silence et de solitude qu'est le royaume de ceux dotés d'un peu d'imagination.
Kafka, Orwell, Éluard, Sand,
Baudelaire, Zafon, Christie, Camus et tant d'autres furent mes compagnons.
Voilà pourquoi j'étais si peu mesuré en toute chose. Je ne voulais pas mourir, or je savais une chose pour avoir lu
Neruda : « Il meurt lentement celui qui ne voyage pas, celui qui ne lit pas, celui qui n'écoute pas de la musique, celui qui ne sait pas trouver grâce à ses yeux. »
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Chaque journée était un élan qui traversait l'histoire, et en ce moment, l'histoire était sombre. Seul l'instant présent était béni. Toul le reste était extrapolation ou souvenir.
Les gens avaient besoin de connecteurs, écrivains, chanteurs, héros, acteurs pour donner forme à leur vie. J'aimais les gens qui secouaient les autres comme un shaker, et les rendaient mal à l'aise. Ceux qui vivaient leur vie comme si elle était un rêve. Je faisais partie de ces gens puisque mon âme, depuis sa naissance, volait dans les nuées des songes, entre spirales étoilées et vide sublunaire. Un voyage intersidéral décuplé lorsque je mélangeais le Lexomil à l'alcool. C'était comme monter à bord d'une fusée en partance pour une autre planète. Désormais, à cause de l'asthme, je buvais un soir sur deux et ne prenais presque plus de drogue. Il fallait savoir varier les plaisirs. Un soir au paradis des ascètes et un autre au paradis artificiel. Je rêvais d'une vie christique. Et tant pis si personne ne me crucifiait jamais, ni ne me bâtissait d'église ou de temple, tant pis si je ne devenais pas une icône de la religion, de la musique ou de la littérature. J'étais un rêveur éveillé au pays des songes.
Peut-être valait-il mieux pour Dieu qu'on ne croie pas en lui. J'avais envie de dire à mes congénères : « N'attendez pas le jugement dernier. En ce moment, il a lieu tous les jours. »
Le temps passait inexorablement, et chaque seconde emportait quelque chose…
«
Chaque seconde est un murmure… » dixit
Alain Cadéo.
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