« Tout, à
Saint-Pétersbourg, est che
r à mon coeur et sans elle ma vie serait impossible. »
Tchaïkovski – lettre de jeunesse à sa soeur.
Tchaïkovski et Bach ont imprégné mon enfance depuis mon plus jeune âge, la ville de Pierre le Grand m'a éblouie durablement dès lors que j'ai eu la chance de parcourir ses rues, quant à l'homme de lettres qu'est
Dominique Fernandez, c'est toujours un plaisir renouvelé que de le lire. Il ne m'en fallait pas plus pour entreprendre la lecture de ce «
Tribunal d'Honneur ».
Je mentirais si je vous disais que cette lecture m'a été aisée. L'écriture est très belle mais exigeante, elle demande une grande concentration. Ce récit m'a rappelé la biographie sur
Romain Gary de
Myriam Anissimov. J'y ai retrouvé la même étude extrêmement fouillée, détaillée sur cinq cents pages, à la typographie ramassée et aux petits caractères, ce qui, avec mes yeux, ne pouvait que me rendre la lecture incommode.
Néanmoins, l'écriture de
Dominique Fernandez est restée fidèle à mes attentes. Dès les premières pages, j'ai retrouvé cette merveilleuse sensation que j'éprouve dès que je me glisse dans un livre de Tolstoï. Je retrouve une terre connue.
Ce roman est un régal d'érudition. Les phrases baignent dans une écriture à la musicalité enchanteresse. Mélomane, esthète, fin connaisseur de la Russie et de
Saint-Pétersbourg en particulier, l'auteur dépeint avec finesse, maîtrise et réalisme, cette fin du 19ème siècle pétersbourgeois.
Nous sommes en 1893,
Piotr Ilitch Tchaïkovski est au sommet de la gloire. de retour à
Saint-Pétersbourg après une tournée triomphale, il décède le 6 novembre 1893 dans l'appartement de son frère Modeste. Que s'est-il réellement passé ? La fin de Piotr Ilitch est entourée de mystère. Serait-il vraiment décédé du choléra pour avoir bu de l'eau impropre à la consommation ou bien serait-ce un suicide, le génie ne supportant plus de vivre son homosexualité dans le plus grand secret. Son décès intervient neuf jours après la création de sa sixième symphonie « Pathétique ». Des funérailles nationales lui sont consacrées.
Dominique Fernandez se saisit de cette mort suspecte et nous élabore un récit romanesque qui nous projette dans cette fin du 19ème siècle où l'homosexualité est réprimée, cachée, avec à la clef la mort ou la déportation.
Basile de Sainte-Foy (Vassili pour les russes, Vassia pour les intimes) débarque de Moscou à la gare de
Saint-Pétersbourg. D'origine française, il est issu d'une famille dont certains membres furent guillotinés au moment de la Révolution. Son aïeul, Raoul y échappa par miracle, grâce à sa nourrice. Rejoint en Allemagne par sa mère, ils décidèrent de migrer en Russie. Basile voyage entre Paris et Moscou en sa qualité de représentant de la société Perm, Orenbourg et Cie. Cette société métallurgique française est installée dans l'Oural. Il vient dans la capitale afin de négocier un contrat pour la construction d'un pont métallique (Pont de la Trinité construit par la SPIE Batignolles) qui faciliterait le passage de la Néva – en quelque sorte, ce pont serait le pendant du magnifique pont Alexandre III de Paris (1896 première pierre), commémorant ainsi l'entente entre les deux pays. Son séjour va durer d'avril à octobre 1893 et c'est durant cette période que Basile va assister à un crime qu'il juge particulièrement odieux bien qu'au départ, ses préjugés l'eussent plutôt porté à appuyer la sentence. Ce sont tous ces évènements qu'il nous relate dans les pages de ce livre.
C'est en se rendant à la forteresse Pierre et Paul pour y rencontrer le gouverneur, le Général Sosthène Mikhaïlovitch Apraxine, qu'il va découvrir l'existence d'un tribunal occulte qui serait chargé de juger Piotr Ilitch Tchaïkovsky, accusé d'avoir séduit un jeune homme de 17 ans. Sur ordre d'Alexandre III et dénoncé par le Comte Stenbock, l'affaire est confiée à un
tribunal d'honneur dont les membres sont sept anciens élèves de l'Ecole du Droit, eux-mêmes, anciens condisciples de Piotr Ilitch; il leur appartient, à huis clos, de juger si le comportement de Tchaïkovsky est une atteinte à l'honneur de leur Ecole.
Poussé par la curiosité, Basile ayant été lui-même élève de cette Ecole, il va chercher à en savoir plus sur ce tribunal, ses participants, leurs personnalités, leurs aspirations profondes, leurs intérêts, leurs opinions ouvertes comme leurs opinions dissimulées. Dans cette société où se reflètent toutes les facettes d'un corps social de fin de siècle en pleine mutation, quelle est la sanction que risque le grand musicien? Au cours de toutes ces entrevues, l'une d'elle est essentielle, Basile se lie d'amitié avec l'accusé. Il devient alors le confident de Piotr Ilitch. Basile met toute sa bienveillance au service de la défense de Piotr Ilitch afin de convaincre ses juges de lui accorder leur absolution. Il rend visite au directeur des théâtres impériaux, au gouverneur de
Saint-Pétersbourg, au responsable du
Musée de l'Ermitage, au gardien du patrimoine architectural de la ville, à l'inspecteur général de la santé, à un conseiller d'Etat et enfin, à l'évêque coadjuteur de la capitale.
Dominique Fernandez fait preuve ici d'un grand talent de conteur mais aussi de sociologue dans ce récit. Dans la capitale du tsar, l'auteur, plus qu'inspiré, nous entraîne dans les coulisses de
Saint-Pétersbourg où l'on sent poindre le militantisme socialiste. La beauté de la ville s'étale sous nos yeux mais les premiers signes de la fin de son éclat se font sentir. Toutes ces visites ne sont que des prétextes pour dresser le portrait de la société pétersbourgeoise : l'armée, l'Eglise, l'aristocratie, la finance, la police politique et, diffus, en arrière plan, le petit peuple ignorant, dans la misère, hébété par l'alcool et la malnutrition.
Tous les sens doivent rester en éveil afin de pouvoir savourer ces moments où Piotr Ilitch est en pleine création, où l'on découvre l'origine de ses oeuvres, leur motivation, où Piotr Ilitch nous fait part de ses positions. Je garderai pour toujours, gravées en moi, les pages qui décrivent la visite de Basile au
Musée de l'Ermitage. Visiter
l'Ermitage avec l'oeil expérimenté de l'auteur, doit être un souvenir inoubliable d'une qualité à nulle autre pareille !
« Ma première symphonie, écrite quand j'étais encore ici, porte, en, hommage au paysage de neige et de glace qui transforme pendant quatre mois la ville en palais boréal, le titre de Songes d'hiver. J'ai mis dans cet essai de jeunesse les réminiscences de nos promenades par moins trente : courses en traîneau sur la Néva, randonnées à travers l'immensité de la plaine vierge, haltes transies devant les péristyles enneigés, glissades sur la banquise dans le golfe de Finlande. Rien ne me destinait encore au métier de compositeur. Mes amis étaient juristes comme moi. Nous sortions de l'école qui s'appelait alors, non de Droit comme aujourd'hui, mais des Droits au pluriel. Ecole Impériale des Droits, tu te souviens mon cher Fiodor ? Je ne sais pas si c'est un bon signe que les Droits variés, multiples, concrets, se soient réduits à l'abstraction d'un seul Droit, rigide, universel."