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Thierry Laget (Éditeur scientifique)
EAN : 9782070413119
528 pages
Gallimard (16/05/2001)
  Existe en édition audio
3.72/5   16722 notes
Résumé :
"Il y a peu de femmes que, de tête au moins, je n'aie déshabillées jusqu'au talon. J'ai travaillé la chair en artiste et je la connais. Quant à l'amour, ç'a été le grand sujet de réflexion de toute ma vie. Ce que je n'ai pas donné à l'art pur, au métier en soi, a été là et le cœur que j'étudiais c'était le mien." Flaubert défend ainsi son œuvre dans une lettre à sa maîtresse, Louise Collet. L'amour si quotidien de Charles Bovary, les passions tumultueuses de sa femm... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (726) Voir plus Ajouter une critique
3,72

sur 16722 notes
Madame Bovary est véritablement une lecture exigeante. Non pas qu'il s'agisse d'un roman difficile à lire, bien au contraire : la langue de Flaubert coule comme un joli petit torrent de montagne, limpide, alerte et froid. C'est d'ailleurs cette apparente accessibilité qui rend Madame Bovary si exigeant selon moi. On croit à un roman d'amour, on le savoure comme une histoire telle qu'on en a déjà dévoré des tas…

Mais, à l'image de son auteur, où, sous des airs bonhomme, ventripotent et vaguement endormi se cache en réalité un critique acerbe, fin et redoutablement caustique ; si l'on prend la peine de réfléchir à l'essence même de ce livre, on s'aperçoit vite qu'il n'a rien d'un roman au sens divertissant du terme : c'est un brûlot, c'est un colis piégé dont on entend le tic-tac et dont on se demande quand il va vous exploser au visage.

Car Madame Bovary a eu un procès. On ne fait pas le procès d'une oeuvre innocente. Si l'on entreprend un procès pour un livre, c'est que les idées qu'il véhicule remettent en cause les fondements de la société dans laquelle il apparaît. Alors, questionnons-nous : en quoi Madame Bovary pouvait menacer l'ordre établi de 1856 ?

Première valeur battue en brèche : la maternité. Emma Bovary est une mauvaise mère. Elle subit sa maternité et se fiche de sa progéniture comme d'une guigne. En lisant le roman, on oublie souvent qu'on a affaire à une mère de famille. D'ailleurs, Emma aussi semble l'oublier. Pire encore, qui joue le rôle de mère véritable pour Berthe ? son père, le médecin Charles Bovary. Totalement impensable dans la société machiste de l'époque.

Deuxième totem rongé par les castors : la vie conjugale. Oui, il lui met une sacrée claque l'ami Gustave à la vie conjugale. Messieurs, mes bons messieurs, vous vous mariez ? vous croyez dormir tranquille sur vos deux oreilles et regarder votre ventre croître ? vous pensez avoir toujours bobonne à la maison pour vous dorloter, vous mettre en valeur, vous préparer la bouffe et le linge et puis un petit extra de temps en temps quand vous avez le bourgeon qui vous titille ? Eh bien c'est raté les cocos ! Emma Bovary vous secoue le prunier et vous fait tomber de votre piédestal : elle ne cuisine pas, ni ne fait rien d'utile dans la maison ; elle vous trouve incapable, moche, bête et assommant, elle ne vous laisse pas poser vos sales pattes sur elle et elle vous met des cornes grandes comme ça ! Blam ! la claque pour ces messieurs de 1856 !

Troisième pilier social fracturé d'un coup d'épaule : l'institution du mariage. C'est nul le mariage, nous dit Flaubert, c'est une machine à créer des frustrations, personne n'y trouve son compte. Vous y avez cru, les petites filles ? vous allez voir ! Vous y avez cru, les garçons ? attendez un peu quelques années ; on va rire ! Waouh ! Ça aussi, ça fait mal à entendre dans une société encore largement traditionaliste, qui n'a quitté la monarchie absolue que depuis une soixantaine d'années. (Il convient aussi de garder en mémoire qu'à l'époque, en France, après une brève période d'autorisation lors de la Révolution, le divorce était interdit depuis 1816 et qu'il fallut attendre 1884 pour qu'il soit à nouveau, ne serait-ce que légal, ce qui ne signifie pas, bien sûr, aisément obtenu pour les épouses qui le réclamaient.)

Quatrième principe foulé au pied : la religion. Vous voyez bien, nous dit Gustave Flaubert, c'est de la connerie la religion, ça ne vous aide en rien ; c'est tout au plus un cache misère et c'est, au mieux, un petit business intéressant quand vous en vivez en tant que cureton (ou les quelques grades au-dessus). L'auteur s'en donne à coeur joie : il organise un rendez-vous galant dans la sacro-sainte cathédrale de Rouen ; il ridiculise la dévotion passagère d'Emma ; il humilie le curé Bournisien en le ravalant au rang du minable pharmacien Homais ; il fait de la visite de la cathédrale un moment de pur mercantilisme, dans tout ce que le terme a de plus vil et pathétique.

Cinquième dogme atomisé : la supériorité de l'élite sociale. Dès le bal chez les de la Vaubyessard, on sent que l'aristocratie est une faribole, passés la livrée et les brillants, on s'y ennuie aussi bien qu'ailleurs et les belles manières ne sont rien qu'un code, un vernis luisant, qui craque et tombe en pièces à la première occasion pour laisser voir le bois pourris qu'il est censé dissimuler.

L'aristocratie, au sens du XVIIIème siècle, périclite à vitesse grand V dans le monde de 1856, aussi vite que s'élève la bourgeoisie de l'argent, toute pareille à la précédente, avec le bon goût en moins. Ce n'est pas un hasard si Flaubert amène son héroïne à devenir la maîtresse d'abord d'un châtelain puis d'un bourgeois en devenir : le constat est le même, et, sans que l'affaire fût conclue, en comprend bien que le vicomte sur lequel elle était tombée en pâmoison au bal Vaubyessard lui aurait de toute façon réservé le même sort que ses deux amants ultérieurs.

Sixième idée pendue haut et court : le mythe du progrès. Que cela soit au niveau du comice agricole, au niveau médical ou, plus particulièrement par l'entremise du pharmacien Homais, Gustave Flaubert règle son compte à cette utopie, à ce rêve creux. le monde de 1856, embarqué en pleine révolution industrielle, croyait dur comme fer au progrès, un peu comme aujourd'hui, on voudrait nous faire croire que les OGM et les smartphones sont le vivant visage du progrès universel.

Septième poncif mis au crochet : l'ascension sociale. Et dans celui-ci, il n'est pas exclu que l'auteur se donne des claques à lui-même. En effet, Emma est une paysanne, dans le fond. Une paysanne qui voudrait se donner des airs de duchesse. Elle est pathétique et risible, elle est comme un papillon attiré par une lampe à incandescence, elle veut tout ce qui brille, elle se sent très supérieure aux villageois qui l'entourent et pourtant, elle est minable. Ses amants sont minables, son mari est minable, son voisin le pharmacien Homais est minable mais tous veulent faire illusion, tous aspirent un peu à la gloire, même si c'est une gloriole de pacotille.

Ce que me semble fustiger l'auteur ici, c'est le péché d'orgueil qui consiste à croire, à nous considérer nous-mêmes comme des êtres extraordinaires, qui sont sous-évalués, qui ne sont pas à leur place là où ils sont et qui mériteraient de sauter deux ou trois cases dans l'échelle sociale. Finalement, les seuls qui ne soient pas pathétiques dans ce roman sont ceux qui ne cherchent pas à gravir les échelons. C'est le cas, par exemple, du père d'Emma, qui sait qu'il est et qu'il ne sera jamais autre chose qu'un paysan, même s'il a pu, au cours du temps, acquérir un peu d'aisance financière.

On pourrait continuer encore dans ce registre, mais on comprend bien, je pense, que c'est carrément tout le système sur lequel repose le Second Empire que Gustave Flaubert remet en question. On sent aussi poindre quelque chose comme l'évolution nécessaire et indispensable de la condition de la femme à ce stade de développement sociétal qu'atteint le milieu du XIXème siècle dans les sociétés les plus « modernes » de l'époque (Royaume-Uni, France, États-Unis, Allemagne — même si l'Allemagne, stricto sensu, n'existe pas encore, la Prusse & consort sont déjà assimilables à un ensemble quasi homogène).

Emma Bovary, c'est en quelque sorte la version fictive d'Annie Ernaux. Une femme qui n'est plus à sa place dans le monde dont elle est issue et qui ne trouve pas sa place, ni dans le monde qui l'a accueillie, ni dans celui qu'elle convoite en son for intérieur. Elle est toujours en décalage entre ce qu'on attend d'elle ou avec ce qu'elle attend des autres. Son malheur aura sûrement été d'être un peu trop jolie, de s'être un peu trop fait remarquer. Si elle avait été moins belle, d'un physique plus ordinaire, elle n'aurait attiré le regard de personne en particulier et n'aurait débusqué qu'un paysan des environs. Elle serait restée à sa place et on n'en aurait pas parlé. Mais cette vie dans l'intervalle, entre deux mondes, d'un point de vue de la hiérarchie sociale et entre deux mondes également, d'un point de vue de l'évolution de l'époque, entre Ancien Régime et Troisième République est un enfer.

Ce que je vois dans ce roman, contrairement à ce que j'ai pu lire ou entendre ici ou là, ce n'est pas du tout le portrait d'une femme, mais la peinture d'une catégorie de personnes ; ce n'est pas du tout, selon moi, un roman sur l'ennui mais sur le décalage (social, sociétal, culturel, affectif, etc.). de même, ce que j'en retiens, ce n'est pas le terme devenu fameux de « bovarysme » et qui caractériserait les gens qui passent leur temps à rêver leur vie plutôt qu'à la vivre (l'héroïne d'Une Vie de Maupassant me semble mieux répondre à la représentation commune du « bovarysme »). Non, ce que j'en retiens, c'est la critique sociale, farouche, implacable, celle qui consiste, rien que dans le titre, à définir une personne uniquement par son lien marital (un thème que reprendra Virginia Woolf dans son roman au titre ô combien similaire, Mrs Dalloway). J'en retiens la critique de la pratique sociale « bien pensante » qui consiste à enfermer une catégorie de personnes (les femmes en l'occurrence) dans un rôle monolithique absolument suffocant, ravalées presque au rang de meuble. Et, par conséquent, j'y vois une véritable invitation pour la société à se réformer. (Ce qui attendait Emma, si elle acceptait de se plier aux exigences sociales, c'était la vie de Mme Homais. Était-ce plus enviable ? était-ce plus vivable ?)

En somme, un roman très profond, une manière de double avertissement : pour les femmes, d'abord, qui, si elles ne jurent que par les lumières de la ville et les colifichets qu'un Lheureux voudra toujours leur vendre, seront immanquablement les oies blanches qu'on prendra plaisir à gaver pour mieux leur saisir le foie devenu gras. Ensuite, pour les hommes (qui sont les seuls à l'époque à avoir une véritable profession), l'avertissement que le monde nouveau qui se dessine n'est qu'un leurre, on reste ce qu'on est : Bovary était gauche et médiocre au collège, il sera gauche et médiocre en tant que médecin, il sera gauche et médiocre en qualité de mari. Idem pour Léon. (Thème qui sera au coeur de Bouvard et Pécuchet.)

Mais je vois aussi un autre avertissement, plus fort, plus puissant, plus universel dans Madame Bovary, celui-là même que ceux qui l'ont conduit devant les tribunaux ont dû percevoir. Il s'agit de l'avertissement social : le monde change — et change même très vite — si bien que les valeurs ancestrales ne sont plus adaptées dans le monde de 1856 et ceux qui ne voudront pas le voir seront écrasés, roulés, brisés par l'époque exactement comme Charles Bovary qui n'a rien vu venir, qui est peut-être, dans le fond un brave gars, mais qui a une guerre de retard, qui est un fossile du vieil ordre rural et qui n'a pas compris que quelque chose avait fondamentalement changé dans les rapports humains entre 1780 et 1850.

Donc, effectivement, si vous lisez Madame Bovary comme un roman de divertissement, vous risquez fort d'être déçus. C'est un roman froid et humide comme la Normandie dans laquelle il a poussé (je me permets cette image parce que je suis Normande, mais venant de quelqu'un qui serait issu d'une autre région, je porterais plainte devant la LICRA pour anti-normandisme climatique caractérisé). Un roman qui n'a rien de spontané, car chaque phrase a été pesée, biseautée, préparée, façonnée, remaniée jusqu'à obtenir une perfection guindée qui n'est pas sans m'évoquer Jean-Auguste-Dominique Ingres en peinture.

Mais malgré le côté très artificiel de l'écriture de Flaubert, quel bonheur de lire une langue pareille : on évoque souvent sa maîtrise de la musicalité dans sa prose — chose que je ne remets absolument pas en cause même si je la trouve un peu froide à mon goût. En revanche, je suis particulièrement admirative de son art de la ponctuation : ça a l'air facile, vu de loin, la ponctuation ; cela passe inaperçu, on a parfois le sentiment qu'on pourrait s'en passer ou que c'est simplement dicté par les règles de l'évidence. Or, il n'en est absolument rien. C'est très technique, très subtil et ce n'est pas souvent qu'on en voit de la si belle.

Donc, au risque de vous paraître incurablement débile, si vous ne vous sentiez aucun goût pour les classiques, le XIXème, Flaubert et la Bovary, à titre de curiosité intellectuelle, j'aurais tendance à vous conseiller cette lecture, au moins pour sa ponctuation, car j'ai lu, une fois, il y a très longtemps, dans une revue horticole, que c'est à ses bordures que l'on juge de la qualité d'une pelouse. Si l'argument vous paraît faible, songez encore que ceci ne représente que l'avis d'une Normande pas à sa place (encore une, après Annie Ernaux et Emma Bovary, ça commence à faire beaucoup), c'est-à-dire très peu de chose.
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Gustave Flaubert consacra plus de quatre ans à écrire "Madame Bovary" : voilà sans doute l'origine de la construction parfaite qui en fait, encore de nos jours, un des romans les plus lus et les plus étudiés. Quatre ans pendant lesquels Flaubert eut le temps de faire corps avec son personnage, au point de lancer le fameux : "Madame Bovary, c'est moi !", mais aussi de se préparer au scandale qu'allait déclencher sa publication en 1857.

C'est en effet un sacré pavé que lance Flaubert dans la mare bien-pensante de l'époque ! Il montre qu'une femme peut avoir d'autres aspirations que ses devoirs d'épouse et de mère, ose décrire l'infidélité féminine et brise le tabou du suicide, en ce temps où la dépression portait le nom de mélancolie.

Quel cynisme d'avoir intitulé son livre Madame Bovary et non Emma ! Il est vrai que Jane Austen avait déjà utilisé ce prénom pour son roman publié en 1815, et ce n'est certainement pas un hasard si l'héroïne de Flaubert se prénomme ainsi. Choisir "Madame Bovary" c'est rappeler combien la jeune Emma Rouault, nourrie de littérature sentimentale, est prise au piège de son terne mariage avec le médecin de campagne Charles Bovary. Son époux et sa vie sociale sont si différents des illusions forgées au fil de ses lectures que même la naissance de sa fille Berthe ne peut endiguer sa déception. Son ennui est rendu palpable par les longues descriptions que comporte le récit, comme un lent étirement du temps. D'exaltation en désespoir, mais toujours insatisfaite, sous les yeux d'un mari qui ne voit rien, Emma prend des amants - qui l'abandonneront - et s'étourdit de toilettes toujours plus onéreuses, au point de s'endetter de manière irrémédiable...

A l'image d'Emma Bovary, mais aussi de l'écrivain ou de l'artiste en général, plus le rêve d'idéal est élevé, plus décevante est la confrontation avec les réalités de l'existence. Pour ceux qui ne savent pas s'en accommoder, la vie n'est que peine et frustration. Et il ne faut pas attendre de compassion de la société, comme l'illustre cette fable amorale où les méchants (le pharmacien qui vend le poison à Emma, le boutiquier qui l'a ruinée) ne sont pas inquiétés et où les innocents (comme la petite Berthe) voient leur vie brisée sans espoir de réparation.
Du grand art !
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Emma s'ennuie. Emma se rêve toujours mieux qu'elle n'est: mieux accompagnée, mieux mariée, mieux aimée, mieux fêtée - plus riche, plus parée.

Emma s'intoxique : ses rêves la minent, ses rêves la ruinent, ses rêves la trompent, ses rêves finissent par l'empoisonner.

Autour d'elle gravite un petit monde normand et villageois lourdement lesté de réalité: Homais le pharmacien agnostique, Bournisien le curé du village, Lheureux le mercier aux crédits dangereux, Léon Dupuis, le clerc de notaire qui a quelque vernis de culture, Rodolphe Boulanger, le propriétaire terrien qui a quelque vernis de luxure- et Charles, bien sûr, le pauvre Charles, le brave Charles, le mari, médecin de village, ancien officier de santé monté en grade par défaut, et fou amoureux de sa femme.Quelques domestiques, encore, des paysans, forts de leurs terres et de leurs vaches , âpres au gain et durs à la tâche, et une petite fille, Berthe, avec laquelle Emma joue, un temps, à la poupée, puis qu'elle oublie et néglige, et qui finira déclassée, ouvrière. Une galaxie plus obscure encore...

Loin de cette petite galaxie rustique, et se frottant rarement et comme par inadvertance à elle, celle de la petite noblesse locale: des hobereaux de province, pleins de morgue, de gants, de cravates et de chevaux, qui savent danser la valse sans écraser les pieds, ramasser l'éventail d'un geste gracieux et baiser la main d'une dame sans l'effleurer des lèvres..

Un seul personnage échappe à ce cadre réaliste, à cette étude sociologique à la fois sarcastique et détachée : c'est l'Aveugle, tout droit sorti du monde des symboles, un peu Tirésias, un peu Heurtebise, tragique et grotesque, dont les trois apparitions figurent comme les trois coups du destin d'Emma, lui annonçant sa perte morale, puis financière et enfin sa mort.

Emma- toute ridicule qu'elle soit avec ses lectures de midinette, ses rêves mal digérés de petite-bourgeoise romantique, son égoïsme crasse et son affligeante naïveté - Emma, donc, est le seul électron libre de cette cosmogonie bien ordonnée.

Elle ose se jeter dans le vide sidéral des relations inter-galactiques - entre paysans et bourgeois, entre bourgeois et hobereaux, entre hommes et femmes.

Elle ose se vouloir autre qu'elle n'est, qu'on ne la destine à être, elle ose prétendre donner corps à ses rêves ...

Elle brave le qu'en dira-t-on, risque la proie pour l'ombre, mise tout son bonheur sur un médiocre ou sur un goujat, compromet, pour une étoffe moirée ou damassée, toute sa réussite sociale...

Bien sûr, il y a plus de pathétique que de grandeur, à manquer à ce point de discernement...Mais tous les autres, autour d'elle, sont tellement mesquins, forts de leurs certitudes et de leurs choix qu'ils dessinent une humanité de médiocres satisfaits parfaitement rebutante.

Il y a du Don Quichotte dans notre lectrice de feuilleton pour grisettes, du Cyrano dans cette pourfendeuse de nuages au pays du camembert...

Et puis Flaubert est un si grand écrivain !! Son style est magique, la maîtrise technique du point de vue culmine ici à des sommets: le fameux "style indirect libre" permet à l'écrivain- "présent partout et visible nulle part" comme Dieu, disait Flaubert - de se faufiler dans ses personnages à leur insu et de surprendre la pensée fumeuse d'un Léon, le rationalisme pseudo-cartésien d'un Homais, le cynisme brutal d'un Rodolphe...et surtout la bonté naïve et le dévouement pathétique d'un Charles -seul homme de la littérature à mourir tout bêtement d'amour, sans maladie de langueur ni révolver.

Et si Flaubert nous fait aimer Emma malgré ou avec tous ses défauts, c'est que madame Bovary, c'est lui: il l'a dit et prouvé...Il suffit de relire les pages sur le bal à la Vaubyessard: une vraie intimité se révèle avec le point de vue féminin. Flaubert se fait femme, est femme. C'est confondant!

J'ajoute que c'est aussi un grand précurseur du langage cinématographique : le déroulement , en parallèle, des comices agricoles et de la scène de flirt appuyé avec Rodolphe se présente comme le scénario d' un contrepoint cinématographique. Effet ironique décuplé!

D'autres raisons encore de lire et de relire Madame Bovary?

Parce qu'il faut beaucoup de talent pour ironiser sans rendre insensible, pour être réaliste sans être terre-à-terre, pour dénoncer la toxicité du rêve romantique et proclamer en même temps la vitale nécessité de vivre ses rêves : Emma meurt de ses rêves mais seulement quand elle comprend qu'elle n'en a plus.
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Vous connaissez tous cet Albatros de Baudelaire si beau dans les cieux, devenant laid et gauche sur terre, parmi les hommes ; Emma Bovary est une sorte d'Albatros qui aura le bec brûlé non pas avec une pipe mais par un poison.

Dès les premières lignes du roman (ajoutées juste avant la publication du livre), Gustave Flaubert met son lecteur dans la dérive. C'est l'un des débuts les plus étranges d'un roman. D'abord, il utilise ce "nous" qui nous fait croire à la présence de l'auteur ou au moins à un narrateur témoin qui va interpréter les comportements des personnages, commenter leurs dialogues ou nous livrer ses impressions. Or, le défi même qu'a pris Flaubert c'est d'être totalement absent de son roman. Il ne devait laisser aucune trace de lui comme s'il avait commis un crime (puisqu'il écrit avec du sang selon l'expression forte de Nietzsche). Ensuite, il nous présente longuement son personnage (qui n'est aucunement le héros) Charles Bovary. On croit qu'il sera le héros de ce roman oubliant que le titre était Madame Bovary et non Monsieur (n'oublions pas aussi que sa première femme avait le titre de Madame Bovary). Mais, à dire vrai, s'il n'était pas un vrai héros, il était du moins un catalyseur indispensable pour l'accomplissement de l'intrigue.

Cette absence de l'auteur était l'une des causes du scandale et de l'indignation créée par ce roman. Devant l'atrocité des actes présentées et des opinions exprimées, l'auteur reste muet ! Il fallait bien selon ses détracteurs qu'il riposte, contredit ses personnages, met en dérision le vice. Au contraire, Flaubert continue son roman jusqu'à la fin, sans trébucher devant la tentation de répondre présent. Sa tâche est de donner vie aux choses, non de parler à leur place.

Ce travail de l'écrivain a suscité autant d'intérêt que l'oeuvre elle-même. Flaubert a élevé la création littéraire au rang d'ascétisme (cette attitude, on la retrouve aussi chez Mallarmé). Et l'on connait tous ces mythes fondés autour de ce travail acharné, ce véritable pensum plaisant. le résultat était surprenant. On peut dire que Flaubert n'écrivait pas un roman, mais des phrases qu'il laissait mûrir et cultivait avec soin, sans hâte, enlevant les mauvaises herbes avec assiduité. Il cherchait sans relâche cette version finale de chaque phrase : avec les mots justes qui à la fois expriment l'idée ou l'impression (des personnages), ou décrivent un acte tout en favorisant une harmonie musicale (à la phrase) ; la ponctuation correcte qui marquait le rythme et les transitions qu'il fallait chercher pour enchaîner. Ce fameux style même qui a permis de donner une vie aux choses, aux événements et de faire jaillir leur âme (lisons cette phrase par exemple : "Mais elle, sa vie était froide comme un grenier dont la lucarne est au nord, et l'ennui, araignée silencieuse filait sa toile dans l'ombre à tous les coins de son coeur.")

Revenons maintenant à l'histoire du roman. Flaubert a choisi un sujet banal et simple pour s'exercer et mettre en oeuvre sa conception du style. Or, pour lui la forme et le fond sont inséparables ; l'un s'exprime par l'autre. Cette histoire aussi simple d'Emma Bovary devient une véritable tragédie racinienne. de son côté, Flaubert avait annoncé qu'il voulait écrire un livre sur rien. Ce rien même est omniprésent dans le roman. Toutes les actions menées par les personnages (opération du pied bot, relations hors mariage, mariage même, …) finissent par le rien, l'échec (sauf pour Homais peut-être); les sentiments (amour maternel, amour conjugal, amour tout court) sont réduits au néant. La vie d'Emma, malgré toutes ses tentatives (les attraits des relations adultères, le plaisir du shopping) finit par le rien, l'ennui, la mort. Les personnages de ce roman sont presque tous méprisables (une chose rare dans la littérature qui pullule de personnages d'escrocs, de traîtres, de prostituées…, mais qu'on n'arrive pas toujours à haïr, parfois on les plaint). On méprise cette femme adultère, ce mari stupide, ses amants ingrats, ce Homais fat, … On lit le roman avec un malaise, un dégoût à cause d'eux. Ces types qui expliquent la présence de ce sous-titre Moeurs de province. Flaubert les présente avec leur bêtise, leur médiocrité et leur ignorance.

On a souvent fait un parallèle entre Madame Bovary et Don Quichotte (Flaubert lui aussi y a pensé). Les deux personnages ont subi les méfaits de leurs lectures. Chacun des deux a eu une manifestation différente pour sa maladie. Pour Emma, c'était le fameux bovarysme (c'est peut-être aussi le cas de Don Quichotte, puisque la définition du bovarysme comprend aussi cette illusion du lecteur à concevoir le monde réel). Un autre parallèle s'offre ; celui entre Emma et Anna Karénine. Sauf qu'Anna aimait vraiment son amant Vronski tandis qu'Emma aimait cette idée même d'aimer, de plus, Anna avait le courage de déclarer sa situation subissant ainsi le déshonneur, alors qu'Emma continuait sa débauche sans scrupule.

Et la phrase célèbre "Madame Bovary, c'est moi !" ? D'abord, c'était un simple ouï-dire, elle n'a été écrite nulle part par l'auteur. Mais, on aime toujours interpréter cette phrase et cela ajoute des saveurs au mythe de Madame Bovary.
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Charles est médecin, Emma est fille de paysan. Elle sort du couvent, elle est belle, elle rêve de félicité, de passion et d’ivresse. Charles est un homme bien de son époque. Il aspire à une vie simple, avec une petite femme à la maison, belle et douce…Il aime gauchement, mais pourtant il l’aime !

Les rêves d’Emma sont trop hauts. Elle se perd dans des aventures sentimentales. Mais les hommes, qu’ils soient bourgeois ou aristocrates, sont tous les mêmes. Des lâches ou des goujats. L’élégance de ces gens-là; leurs costumes, leurs parfums et leurs belles paroles, ne valent pas la délicatesse des sentiments.

Elle s’essaie au luxe :
« C'était comme une poussière d'or qui sablait tout du long le petit sentier de sa vie. »
Le luxe ne lui apporte que déception et ruine.

Elle ne s’épanouit pas non plus dans son rôle de mère. Elle nous apparaît même, parfois, détestable.

La quiétude du couvent l’appelle. Mais Dieu, pas plus que les hommes, ne viendra à son secours.
Religion de pacotille… Hommes fades, cupides, hypocrites…Ennui, solitude, désespoir…

Emma se brûle les ailes en voulant se rapprocher de son idéal.

À qui la faute si elle ne parvient pas à atteindre le bonheur ?

La faute à la vie provinciale médiocre et monotone, qui étouffe les existences et consume les rêves. La faute à ce siècle qui ne permet pas à chacun, aux femmes surtout, d’être libre, de s’assujettir des lois contraignantes de la société.

Ce roman est une belle découverte pour moi, qui n’aime pas trop les romans d’amour sans substance. Emma ne cherche pas vraiment l’amour d’un homme, elle cherche du sens à sa vie.
Rêver trop grand empêche-t-il de vivre heureux ? Ne peut-on se satisfaire de ce que l’on a ? Mais, bien-sûr, c’est en rêvant d’une vie meilleure qu’on avance, que la vie se pimente, au risque de se brûler.
Emma est une femme qui ne veut pas être raisonnable, qui ne veut pas se résigner à son existence fade et médiocre. Et sa déraison, sa désobéissance, son obstination, son courage, sont le moteur du changement.

Charles n'est pas à blâmer, il n'est tout simplement pas aussi en avance sur son époque que l'est sa femme. Il ne peut pas la comprendre : "Il ne descend pas au fond des choses." Lui aussi se perd, pas dans ses rêves, mais dans un immense chagrin.

Que deviendra leur fille Berthe? Une rebelle comme sa mère, ou une douce et belle jeune fille, soumise et triste ?

L’écriture de Gustave Flaubert est simple et délicieuse. Les descriptions sont poétiques. Les personnages nous semblent tellement réels. Ils nous émeuvent, ils nous exaspèrent. On aurait envie de les secouer, de leur dessiller les yeux.

L’auteur nous offre une belle satire de la société du 19è siècle, dans cette belle région de Normandie. On comprend que le personnage d’Emma a dû faire scandale à son époque. Son roman bouscule, donne un coup de pied dans la fourmilière, dépoussière cette existence étriquée, aveugle et hypocrite.
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Citations et extraits (1070) Voir plus Ajouter une citation
Sa pensée, sans but d'abord, vagabondait au hasard, comme sa levrette, qui faisait des cercles dans la campagne, jappait après les papillons jaunes, donnait la chasse aux musaraignes, ou mordillait les coquelicots sur le bord d'une pièce de blé. Puis ses idées peu à peu se fixaient, et, assise sur le gazon, qu'elle fouillait à petits coups avec le bout de son ombrelle, Emma se répétait :
- Pourquoi, mon Dieu ! me suis-je mariée ?
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Un homme, au contraire, ne devait-il pas tout connaître, exceller en des activités multiples, vous initier aux énergies de la passion, aux raffinements de la vie, à tous les mystères ? Mais il n'enseignait rien, celui-là, ne savait rien, ne souhaitait rien. Il la croyait heureuse ; et elle lui en voulait de ce calme si bien assis, de cette pesanteur sereine, du bonheur même qu'elle lui donnait.
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Madame Bovary se mordait les lèvres, et l'enfant vagabondait dans le village.
Il suivait les laboureurs, et chassait, à coups de motte de terre, les corbeaux qui s'envolaient. Il mangeait des mûres le long des fossés, gardait les dindons avec une gaule, fanait à la moisson, courait dans les bois, jouait à la marelle sous le proche de l'église les jours de pluie, et, aux grandes fêtes, suppliait le bedeau de lui laisser sonner les cloches, pour se pendre de tout son corps à la grande corde et se sentir emporter par elle dans sa volée.
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Quand la contredance fut finie, le parquet resta libre pour les groupes d'hommes causant debout et les domestiques en livrée qui apportaient de grands plateaux. Sur la ligne des femmes assises, les éventails peints s'agitaient, les bouquets cachaient à demi le sourire des visages et des flacons à bouchon d'or tournaient dans des mains entr'ouvertes dont les gants blancs marquaient la formes des ongles et serraient la chair au poignet. Les garnitures de dentelles, les broches de diaments, les bracelets à médaillon frissonnaient aux corsages, scintillaient aux poitrines, bruissaient sur les bras nus. Les chevelures, bien collées sur les fronts et tordues à la nuque, avaient en couronnes, en grappes ou en rameaux, des myosotis, du jasmis, des fleurs de grenadier, des épis ou des bluets. Pacifiques à leurs places, des mères à figures renfrognées portaient des turbans rouges
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Avec Walter Scott, plus tard, elle s’éprit des choses historiques, rêva bahuts, salle des gardes et ménestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines au long corsage, qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre et le menton dans la main, à regarder venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche qui galope sur un cheval noir.
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