Marie-Jeanne revoit la scène. Son sac de voyage qu’elle enregistre comme bagage à main (« Pour gagner un temps fou à l’arrivée », avait conseillé monsieur le curé), l’étrange machine et son tapis roulant qui, pareil à une langue un peu répugnante, avale le sac. La machine s’arrêtant tout à coup de recracher ses larcins, repartant enfin. La langue de caoutchouc qui restitue le sac. La main qu’elle tend pour l’attraper… Quant aux deux brutes qui, à cet instant, la plaquent violemment au sol, Marie-Jeanne n’a même pas le temps d’en apercevoir le visage.
Et puis l’interrogatoire, ses affaires déballées, étiquetées, impudiquement exposées sur une table de formica, semblable à un étal de marché. La voix blanche qui s’enquiert : « Vous reconnaissez bien ces objets comme vous appartenant ?
– Bien sûr ! Ce sont mes affaires.
– Ceci également ?
– Ça, c’est mon porte-bonheur. Mon fétiche, si vous aimez mieux.
– Votre porte-bonheur ? Ben voyons !…»
Marie-Jeanne renonce à s’expliquer. Ce serait trop long. Il lui faudrait pour cela raconter la maladie de Paul, comment, quelques semaines avant sa mort qu’il sentait proche, il avait encore trouvé assez d’énergie pour se rendre une dernière fois au petit atelier où il aimait bricoler. Il en avait ramené cet étrange objet auquel, d’emblée, Marie-Jeanne fut tentée de prêter des vertus surnaturelles.
« En souvenir de moi !» avait expliqué Paul avec son éternel sourire que le mal commençait néanmoins à ternir.
«Garde-le toujours près de toi. Il te portera chance lorsque je serai parti. »
Ils avaient tous entre 17 et 19 ans. Trois gars et deux filles en route vers l’Asie dans un combi Volkswagen immatriculé 80.
Du Kurdistan à Téhéran, nous les avions dépassés je ne sais combien de fois. Et ce soir-là, à l’étape, ils nous contèrent la nuit fort singulière qu’ils venaient de passer au bord de la Caspienne.
Ils arrivèrent là-bas en même temps que le crépuscule. D’hôtels ? Point. Pas plus que de camps de camping ou d’endroit sûr où passer la nuit.
Ils se rendirent donc à la plus proche caserne, qui les envoya à la gendarmerie, qui les envoya au commissariat, où ils patientèrent longtemps. Enfin, le Commissaire de Sa Majesté le Shah voulut bien les recevoir.
– Des problèmes pour dormir en Iran ? Vous plaisantez !
Qui vous a parlé de cela ? L’Iran est un pays civilisé, Monsieur ! etc., etc.
Et puis, chagriné :
– On ne parle pas de l’hospitalité iranienne dans vos universités ?
Les jeunes n’en croient pas leurs oreilles.
– Cela ne m’étonne pas, grogne le commissaire.
Il fait mine de réfléchir un instant puis annonce en lorgnant les filles :
– En tout cas, une fois rentrés chez vous, vous pourrez en témoigner de notre hospitalité. Car je vous invite à passer la nuit chez moi. Je possède un cabanon en bordure de mer. Il est inoccupé et fera parfaitement l’affaire.
A nouveau son regard s’attarde sur les filles :
– Je vous en prie, ne protestez pas. Ce sera… Comment dites-vous en français ? « A la fortune du pot ». C’est cela, « à la fortune du pot » ! Mais vous verrez, vous ne le regretterez pas.