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Critique de ColonelBubble


La débandade lyrique

Au bar de l'hôtel Gritti à Venise, Jacques Rainier a donné rendez-vous à Jim Dooley qui lui a téléphoné à sept heures, le matin même, pour le voir. Tous deux sont membres du comité internationale pour la sauvegarde de la Sérénissime. Mais le milliardaire américain est venu s'entretenir d'un tout autre affaissement : celui de sa virilité. D'autant que Jacques, cinquante neuf ans comme lui, semble le plus à même de le comprendre : « J'ai perdu au moins deux centimètres en un an et je ne durcis plus complètement. Oui, mon vieux, c'est comme ça. On y passe tous, y a pas de bon Dieu. » le français affirme ne pas connaitre ce genre problème et, vite agacé par la manière avec laquelle l'américain parle des femmes, n'est pas mécontent de le quitter. Mais le ver est dans le fruit. de retour à Paris, Laura, jeune Brésilienne de 22 ans avec qui il vit depuis six mois, lui demande : « Qu'est-ce qu'il y a Jacques ? » et il répond: « un homme est venu faire ma caricature et c'était très… ressemblant ».

Bien qu'il n'ait jusqu'à présent pas eu à déplorer une quelconque défaillance, une sourde obsession, bien antérieure aux aveux de son ami, avait déjà commencé son travail de sape. En fait dès sa rencontre avec Laura : « Pour la première fois dans ma vie d'homme je m'observais plus dans l'étreinte que je ne m'oubliais, et me sentais au lieu de sentir. Pour la première fois aussi se posaient pour moi les soucis odieux de dureté et d'ampleur et il me fallait souvent m'assurer d'un mouvement furtif de la main que j'étais " prêt ". » Il se souvient aussi de sa visite au docteur Trillac pour des douleurs à l'aine. le vieux médecin qui lui avait diagnostiqué « une prostate un peu grosse » et recommandé un suppositoire ou un bain de siège glacé après chaque rapport, lui avait posait des questions sur ses érections, la fréquence de ses rapports, pour conclure : « vous avez la malchance d'avoir une sexualité anormale pour votre âge, excessive… » et « vous ne crèverez pas, comme vous dites, mais si vous continuez vos excès, le combat cessera faute de combattants. » Ce qui l'avait mis hors de lui. Il comprend en parlant avec Laura que la peur du déclin sexuel l'a envahit parce qu'il l'aime réellement : « Jamais je n'avais aimé avec un don aussi total de moi-même. »
Cette « angoisse vespérale » trouve un écho dans l'état inquiétant de sa société multinationale : les commandes ont baissé de 80 %, les actions ont perdu trois quart de leur valeur, tout ça dans un contexte de crise de l'énergie (nous sommes en 1975) et d'inflation galopante. Lui et son fils Jean-Pierre courent après les crédits pour prolonger le sursis. Il le sait, tôt ou tard ils vont devoir se résoudre à vendre. Mais à qui ? Seul Kleindienst propose une offre mais pour Jacques, l'ancien résistant qui a pris part à la libération de Paris, plier devant un Allemand sous les ordres à l'époque du général von Choltitz, gouverneur de la Capitale, cela s'avère assez difficile…

Deux déclins, deux angoisses, deux solutions à trouver. Les finances peuvent encore attendre et il ne doute pas de s'en sortir en sauvant les meubles ou la face. Ce n'est pas la même histoire sur le plan sexuel. le professeur Mingard, spécialiste d'endocrinologie, consulté en urgence, lui a expliqué dans quel cercle vicieux il risque de s'enfermer: « la réalité s'émousse, ne suffit plus, ne parvient plus à stimuler, on fait appel à l'imagination, aux phantasmes, mais ensuite, c'est l'imagination qui s'épuise, laisse loin du compte et exige à son tour le passage à la réalité… ». Il en est resté incrédule, sûr de pouvoir se soustraire au sort commun.

Une nuit pourtant, il entend un homme s'introduire dans la chambre d'hôtel qu'il occupe avec Laura. Il allume. L'homme sort un couteau et appuie la lame contre sa gorge. Jacques avec sang-froid le fait fuir. Il a eu le temps de le dévisager : « les cheveux très longs et luisant de jeunesse, les sourcils en vol d'oiseau noir, les joues creuses sous des pommettes dures, presque mongoles, et cette avidité des visages qui en sont encore à leur force première et aux appétits impérieux… . » Bref, le cambrioleur, qu'il baptise Ruiz en raison de ses origines andalouses supposées, devient l'image même de la bestialité et les jours suivants l'unique protagoniste d'un phantasme récurrent qui l'aide à bander. Mais comme l'avait prédit Mingard, il lui devient bientôt nécessaire de le revoir en chair et en os. Au cours d'une réception chez un ami, il l'aperçoit par hasard, faux serveur et vrai voleur, en train de fouiller les sacs des invités. Jacques parvient à subtiliser ses papiers au vestiaire. Il décide d'aller chez lui, non sans s'être muni d'un revolver…


Un thème qui sans être neuf était très rare, surtout abordé de manière aussi frontale, au moment de la parution du roman. Plusieurs aspects paraissent désuets : le déclin de l'occident (mis en parallèle avec le déclin de la virilité), la génération des anciens résistants (on se croirait dans un film de Claude Sautet, Montand en Jacques Rainier et Romy Schneider en Laura) ou agacent: le milieu des grands industriels, le côté macho (bien qu'il défende les femmes) du narrateur… le constat est lucide, sans concessions sur le mâle et ses angoisses, la sexualité et l'amour. On assiste à la fin du mâle dominant, d'une certaine manière de vivre avec panache, l'idéal des grands hommes, des héros de la résistance n'est plus, il meurt face à la trivialité, à la vulgarité du monde des affaire et ce qui aurait pu se terminer en tragédie se transforme en drame bourgeois (le stratagème final, par ailleurs trop pathétique, trop « tiré par les cheveux », échoue) avec une morale assez banale: l'acceptation de l'impuissance, l'amour plus fort que le sexe.

Durant les 150 premières pages, on s'arrête presqu'à chaque phrase, ébloui, tant les formules, les traits d'esprit claquent, tant les images si évocatrices frappent par leur justesse et leur beauté. Mais Gary met d'emblée la barre tellement haut qu'il finit pas donner l'impression de ne pas pouvoir tenir la distance. Généreux et excessif, magicien du verbe multipliant les registres comme pour faire l'inventaire exhaustif de son art, on a le sentiment qu'il "gâche du plâtre", s'écoute un peu trop écrire, se paye de bons mots… Sa verve brillante vire parfois à la grandiloquence et tourne à vide... C'est dire que de son roman, qui charrie à la fois le sublime et la lourdeur, on en ressort mitigé et d'autant plus que le dénouement déçoit.

Mais ce qui fait sa faiblesse fait aussi sa force : ce qui retient le lecteur c'est justement ce lyrisme qui enchante la vie, ce style flamboyant, enfilant les métaphores surprenantes, (même si certaines, faites à dessein pour le gros rire, celle par exemple de la tour de Pise que veut redresser Dooley, sont trop voyantes.) Sans compter l'humour, discret, grinçant, noir, amer ou bien encore l'ironie, tantôt légère tantôt mordante…
Il finit par emporter l'adhésion du lecteur, quand, pudique, elliptique, élégant, poétique, il parle d'amour. Extrait :

« Je raccrochai, me tournai vers Laura et tous ces mots qui ne savent pas parler devaient se presser dans mon regard. Il y avait longtemps que je n'avais été plus heureux qu'en ce silence. Lorsque j'allai m'agenouiller auprès de toi et que tu as appuyé ton front contre mon épaule, lorsque je sentis tes bras autour de mon cou, les mots d'amour que je murmurais retrouvaient leur enfance, comme s'ils venaient de naître et que rien encore ne leur était arrivé. Il y avait dans la chambre assez d'obscurité pour qu'il n'y eût plus que le goût de tes lèvres. Lorsque tu bouges un peu et que ta tête vient se poser sur mon épaule à la place du violon, chaque mouvement de ton corps creuse mes paumes de vide et plus mes mains te tiennent et plus elles te cherchent. »

On devient alors accro à Gary comme on peut l'être de Modiano, quelle que soit la qualité de son livre...
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