Il faut que tout s’achève et que ce soit ici. Alors je continue à vivre. Je courbe le dos en marchant. Je sais que l’on me suit. La pluie me cherche. Les oiseaux se moquent de moi. Ne riez pas. Ne croyez pas non plus que je me repente. Rien ne me lavera de mes fautes. Je ne demande aucune rédemption. Je suis laid, je le sais.
Je suis le dernier. Tous ceux à qui je pense, tous ceux qui peuplent ma mémoire, tous ces noms que je connais, qui me rappellent un visage, sont des noms de disparus. Je suis un vieux drogué. La longue pipe de ma mémoire, sur laquelle je tire des bouffées de passé, emplit mon âme de visages morts et de sourires blessés. Tu règnes au milieu d'eux tous, Ella. Vous m'avez tous abandonné. Je suis le seul en vie. Le dernier à tenir. C'est horrible de solitude. Plus personne qui se souvienne. Personne à qui je puisse dire ton nom. Vous êtes tous partis. Je pense parfois que j'aurais mieux fait de mourir avec toi. J'aurais évité trente ans d'oubli et de vieillesse. Si j'étais mort avec toi, nous aurions presque pu dire que nous avions vécu heureux. Ta vie fut trop courte et la mienne trop étirée. J'aurais pu abréger cette attente, mais je n'ai pas eu la force. J'aime la vie, même seul, même comme ça. Lorsque je serai mort, c'est vous tous qui, une seconde fois, disparaîtrez. Je vous repasse, un à un, dans mon esprit. Il n'y aura bientôt plus personne pour se souvenir de nous, pour savoir comment nous étions fiers et ambitieux, comme le monde était léger entre nos doigts d'enfants. Nous allons rejoindre le peuple des morts. Pourtant nous avons été jeunes, comme tous ceux là. La ville était à nous.
J'aurais du mourir là bas, dans les tranchées.
(...)
Et M'Bossolo... Le seul qui méritait d'avoir son nom gravé dans le marbre. M'Bossolo, disparu à jamais avec la fin minable des vrais désespérés. Je me souviens encore de la force de ses bras qui me tenaient serré sur son dos. La boue. Tout autour de nous. Il avançait, lentement, et je sentais,moi, qu'il ne céderait pas, que rien ne pourrait plus l'arrêter. Les tranchées s'ouvraient devant lui pour le laisser passer. La voix chaude de M'Bossolo me tirait des limbes et lavait déjà mes plaies. Cette voix que je n'ai plus jamais entendue.
(...)
Je suis devenu noir ce jour là. Lorsque le médecin a constaté le décès. Je n'ai rien dit. Je l'ai regardé une dernière fois. Je suis devenu noir dans la petite pièce étouffante de l'infirmerie où les malades toussaient comme des tuberculeux. Les nègres crèvent entassés les uns sur les autres. Ils crèvent d'être venus chez nous. Ils crèvent de subir cette pluie qui vous glace les os. Et d'obéir aux ordres de cette guerre dans laquelle ils ne sont pour rien. Ils crèvent là. Par obéissance. Et générosité. Et rien. Ni médaille. Ni merci. On constate leur décès avec la rigueur d'un gendarme. Renverra-t-on les corps aux familles? Non. Ces nègres là n'ont pas de famille. La patrie. Juste la patrie. Un cimetière municipal fera l'affaire. Je suis devenu noir en pensant que M'Bossolo allait avoir froid pour l'éternité.
C'était comme d'entrer dans un lieu saint . Il n'y avait pas d'orgue , pas de famille ni d'amis , nous étions seuls , mais c'était comme une cérémonie . Ce jour-là , à l'instant où nous sommes entrés , je t'ai épousée d'un serment secret . Dans cette cathédrale feutrée où des grooms diligents s'agitaient en tous sens , dans cette église du monde moderne , nous nous sommes mariés , sans apprêt ni prière , avec , simplement, le regard partagé des amants qui se désirent et se taisent . Une nuit de beauté . Nous avons mangé dans notre chambre . C'était une pièce vétuste . Le téléviseur était suranné , l'air conditionné faisait un bruit effrayant , mais la chambre était immense . Le lit aussi . Nous avons fait l'amour . Les cris poussés dans ces draps furent les plus beaux cris de ma vie . Tu as dansé sur le lit , à moitié nue , à moitié ivre . Je t'ai regardée longtemps . J'étais heureux . Tu le savais .Cette nuit est la nuit gagnée de notre vie . La seule , au fond , que nous ayons sauvée . Mais elle est là , dans mon corps , sur mes lèvres , au bout de mes doigts . Elle est là .Nous avions décidé de ne pas dormir . Tu me parlais de ce que tu voulais faire . Tu parlais d'un nouvel appartement , des enfants que tu voulais . Je te caressais les seins , tu me caressais la main . Au petit matin , nous nous sommes endormis . Tes rêves , alors , ont dû avoir la douce splendeur du sommeil des vainqueurs . La nuit du Gramercy , nous l'avons bue jusqu'à la dernière goutte .
Comme tu étais belle, Ella, dans ces instants de répit. Une clairière au milieu d’une forêt de tourments.
Le fleuve coule avec la lenteur des siècles.
Vous me dévisagez. Vous avez peur . J'ai quelque chose de fiévreux dans le teint qui vous inquiète. Je souris. Je tremble. Un homme brulé pensez vous. Je ne pas les yeux.Je sursaute souvent, au moindre bruit au moindre geste.Je suis occupé à lutter contre des choses que vous ne voyez pas, que vous seriez même incapables d'imaginer. Vous me plaignez, et vous avez raison.Mais je n'ai pas toujours été ainsi.Je fus un homme autrefois.
Quand bien même Dieu aurait existé, nous lui avons crevé les oreilles et les yeux avec nos pluies d'obus qui déchiraient le ciel.
J'ai marché dans les rues de la ville. Je suis comme un petit Blanc que j'étais, regardant cette humanité de crève-la-faim qui grouille dans l'obscurité. Tous ces hommes qui ne font rien, agglutinés autour d'une échoppe, attendant qu'un camion passe, qu'un contremaître hurle par la portière qu'il a besoin de bras. Tous ces hommes qui n'ont pas de nom, pas d'histoire, juste la couleur noire.
Pourquoi est-ce que le cœur de l'homme ne peut-il pas accueillir en son sein deux sentiments contradictoires et les laisser vivre ensemble?