Quelle poignante histoire d'amour, que celle racontée dans
Les ailes brisées! L'une des plus belles qu'il m'ait été donné de lire. Et, pourtant, ce n'est pas le genre qui m'attire le plus habituellement. Pourtant, ici, tout y était : l'amour, le vrai (et pas ces sentiments mièvres que l'on retrouve dans un bon nombre de romans à l'eau de rose), la beauté du monde, les destins tragiques. Et le tout dans un langage tellement poétique! Aussi, c'est court et ça va droit à l'essentiel. En effet, un jeune homme, le narrateur de cette histoire, rencontre Salma Karamé dans la maison de son père. Les deux tombent rapidement amoureux l'un de l'autre. Mais il s'agit d'un amour tendre, chaste, pur. Pas un amour passionnel qui détruit, à la Roméo et Juliette, non. N'empêche, quelque chose de fort et de puissant se produit. « Salma demeurait silencieuse, regardant tantôt vers moi, tantôt vers son père, comme si elle lisait sur nos visage le premier et le dernier chapitre du roman de
la vie. » (p. 26).
C'est une formule employée souvent mais elle fonctionne très bien ici : une rencontre fortuite, une attirance soudaine et irrésistible. Et pas seulement une attirance physique, non. Leurs âmes communiquaient entre elles, communiaient. « La beauté est un mystère au contact duquel nos âmes se réjouissent. » (p. 26). Quelques lignes plus loin, cette attirance spirituelle est encore décrite. « Cette soirée-là, mon âme comprit-elle l'âme de Salma au point que cette entente me fit voir en elle la plus belle d'entre les femmes? » (p. 27). Dans les jours, les semaines qui suivirent, les rencontres se multiplièrent. le narrateur s'abreuvait de sa tendre aimée. « Chacune de mes visites me donnait à comprendre une signification nouvelle de la beauté de Salma, un mystère suprême de son âme. […] » (p. 29)
Malheureusement, tout était trop beau pour être vrai. Parfois, le destin s'amuse avec les hommes [et les femmes]. L'évêque demande la main de la jeune femme pour son neveu et, usant de tous les moyens à sa disposition (argent, influence, corruption), il obtient gain de cause. Ainsi, Salma doit épouser un inconnu qui, sitôt le mariage célébré, ne se préoccupe plus vraiment d'elle, de son bien-être, de son bonheur.
Ce que j'ai surtout aimé de cette histoire, c'est que les personnages demeurent fidèles à eux-mêmes et à leurs valeurs. Contrairement à d'autres jeunes gens qui se seraient peut-être enfuis, le narrateur et Salma se plient aux conventions religieuses et sociales. Ça peut être difficile à comprendre pour des gens à la sensibilité moderne, accrochés aux libertés individuelles, mais ça produit une belle histoire déchirante. « Je comprends maintenant… je sais tout… l'évêque en a terminé de fabriquer les barreaux de la cage qu'il a préparée pour cet oiseau aux ailes brisées. Est-ce là votre volonté mon père? » (p. 45). La jeune fille se « sacrifie » et épouse le neveu de l'évêque. Elle rencontre encore son amoureux à quelques reprises dans le jardin mais ce sont des rencontres brèves, ne menant à rien, sinon à raviver la douleur de devoir se séparer.
Cette histoire d'amour est le reflet de tant d'autres. Il est question de Qays (aussi connu sous Mejnoun et Leïla, une des plus grandes histoires d'amour du monde arabe, l'équivalent oriental de Roméo et Juliette), de
Sappho, du paradis, des dieux antiques. Bref, de tout ce qui permet d'élever, de lui apporter une dimension supplémentaire. « Salma se tourna vers moi. le clair de lune illuminait son visage, son cou, ses poignets : elle ressemblait à une statue d'ivoire sortie des doigts d'un sculpteur adorateur d'Astarté, déesse de la Beauté et de l'Amour » (p. 40). À ces références incroyables s'ajoute, dès les premières lignes, des jeux de mots, des métaphores. Par exemple, « [j']écoutais le silence de sa mélancolie » (p. 29). le tout dans un Beyrouth marqué par la patine du temps, ses jardins avec ses fleurs aux parfums, le mont Sinnin, la lune qui s'élève la nuit… J'avais déjà vu cela dans d'autres romans de
Khalil Gibran,
le prophète ainsi que
le jardin du prophète, que j'avais beaucoup apprécié. C'est avec joie que je retrouve cette plume extraordinaire.
Enfin, je ne pouvais passer à côté des images, des symboles utilisés pour désigner l'amour et les relations humaines, à commencer par ces ailes brisées, qui donnent leur nom au titre. À quelques reprises, Salma parle d'elle-même comme d'un oiseau en cage. Eh bien, quand on lui annonce ses fiançailles avec le neveu de l'évêque, c'est comme si ses ailes se brisaient. Et le jeune narrateur ressent les mêmes sentiments. L'analogie se poursuit. « M'imaginant le désespoir sous la forme d'un spectre sombre serrant au cou notre amour pour le tuer à la naissance, je répondis : ‘'Cet oiseau protecteur virevoltera au-dessus de la source jusqu'à ce que la soif l'épuise et le tue ou bien que le serpent terrifiant le happe, le mette en pièces et le dévore.'' Émue, la voix tremblante et brisée, Salma dit : ‘'Non, non mon ami. Que cet oiseau vive, que ce rossignol chante jusqu'au soir, jusqu'à ce que finisse le printemps, jusqu'à la fin du monde, jusqu'à la fin des temps. Ne le réduisez pas au silence car son chant me vivifie ; n'arrêtez pas ses ailes car leur bruissement écarte les brumes de mon coeur.'' » (p. 57)
Et c'est ainsi que, malgré tout son côté tragique, le jeune narrateur peut raconter leur idylle. Après tout, même les histoires d'amour au dénouement le plus malheureux doivent être racontées. Souvent, ce sont elles qui forment les plus belles…