L'esprit d'un temps est bien volatile et il n'est pas donné à n'importe quel roman de sembler figé dans l'éternité de sa perfection. Voilà à peu près les termes de ma réflexion après avoir refermé
les Caves du Vatican car le style délicieusement suranné de cet ouvrage a déteint sur ma plume et mes pensées caméléones capables, filles de peu de constance, de prendre sans y toucher l'apparence et la pompe des dernières phrases où j'ai été trainée au point que j'en vienne à formuler de telles sentences. Bigre, ce que peut la littérature tout de même !
Mais laissons là les fausses mines d'un style protéen et revenons, non pas à nos moutons, nous ne sommes pas dans
la Symphonie pastorale ni dans
Paludes, mais à nos Caves du Vatican, sous-titrées « sotie », soit une farce médiévale donnée par des acteurs en costume de bouffon. Notre petite bande de joyeux lecteurs qui avait initié cette lecture commune se voyait déjà, en vertu d'un tel programme, poursuivant peut-être un abbé égrillard, chasser sous les voutes pontificales le millésime rare et la dives bouteille. Sur ce point, nous aurons été cueillis à froid par une narration ayant beaucoup de l'hermétique et pas grand-chose d'immédiatement plaisant. Ce n'est assurément pas une oeuvre qui se livre aisément aujourd'hui et avant d'en goûter le sel, il faut faire l'effort de se remémorer toute une époque.
Les historiens ont coutume de faire débuter le 20e siècle avec la Première guerre mondiale. A ce compte,
Les Caves du Vatican, publiées en 1914, est bien de son siècle, le 19e. de cette époque où latin et grec dominent les enseignements, les forts en thème le haut des classements et où la séparation de l'Eglise et de l'Etat brûle d'une actualité scandaleuse dont on a peine à se représenter les enjeux aujourd'hui. Il faut se figurer une fine-fleur française qui ne pouvait être qu'aristocratique, rentière, souvent de province et naturellement catholique. Ce que pouvaient les contre-pouvoir d'une industrialisation en marche, d'une laïcisation de la vie publique n'était visible que dans la lutte qu'ils opposaient à la suprématie morale et financière d'une élite vieille France d'autant plus réactionnaire qu'elle était chahutée.
Ce cadre-là, il faut l'avoir bien en tête pour se délecter du contraste grotesque qu'il fait avec les personnages campés dans
les Caves du Vatican. Anthime
Armand-Dubois, virulent franc-maçon et époux aigri de Véronique née Péterat (prout ! oui, tout à fait, allez-y, c'est fait pour), son beau-frère Julius, écrivain médiocre candidat à l'académie (ceci explique cela), dont le dernier livre est si mauvais qu'il mérite que l'on s'asseye dessus, au sens littéral du terme. Ce sera l'héritier du titre de Comte de Baraglioul après la mort de son volage de père. Julius aura épousé Marguerite Péterat, soeur de Véronique et d'Arnica (oui, oui, trois fleurs pour un pet, joli bouquet, non ?). Ajoutez-y l'incroyable, époux d'Arnica, Amédée Fleurissoire (un nom prédestiné à devenir celui de son épouse, convenez-en), son acolyte Gaston Blafaphas et vous arriverez à l'incontournable conclusion que tout ceci ne peut pas être bien sérieux.
Une fois ces accommodements fait avec une époque désormais reculée, c'est évident,
Les caves du Vatican sont une farce bouffonne, une provocation potache qui met en scène la fourberie de charlatans. Sur la foi d'une presse aux quatre-cents coups, remuée par le tour effectivement réformateur que prennent les encycliques du
Pape Léon XIII, des petits malins décident d'organiser une arnaque aux bas bleus en faisant croire que le vrai Pape est prisonnier de malfrats tandis qu'un faux oeuvre à sa place. Un réseau de fidèles catholiques mènerait ainsi une quête clandestine pour venir grossir les fonds qui viendront libérer le très Saint homme. Evidemment, tout est faux, des postiches utilisés pour se grimer en prêtre dévot aux larmes de crocodile versées afin d'attendrir les veuves aussi éplorées que fortunées. Une vraie aventure des Pieds nickelés !
Le lecteur, redevenu un temps mauvais garnement lui aussi, exulte du tour joué et de la grossièreté du filet dans lequel tombent ces oies. Prenez ainsi le discours tenu à la Comtesse Guy de
Saint-Prix, soeur ainée de Julius (mais si, l'écrivain raté sur le livre duquel on pose son séant !) par le faux chanoine, Protos, bonimenteur véritable et instigateur de cette comédie. Ayant demandé audience, se recommandant d'un cardinal, faisant des mines de diva puis finissant par éclater en sanglots, le gredin a suffisamment chauffé sa proie pour en venir au fait : « Il s'agit ici, Madame, d'une croisade ; oui, mais d'une croisade cachée. Excusez-moi d'insister sur ce point, mais je suis chargé tout spécialement de vous en avertir par le cardinal, qui veut tout ignorer de cette histoire et qui ne comprendra même pas ce dont il est question si on lui en parle. » La pauvre comtesse est ferrée. Lorsqu'elle se débat ensuite à l'idée de débourser soixante mille francs ( !) immédiatement, le supposé chanoine, en fieffé disciple du vicomte
De Valmont a beau jeu de l'assommer : « Il y a là plus que de la tiédeur (et il faisait avec la langue de petits claquements propres à manifester son dégoût) et presque de la duplicité. » Et hop, le coup de l'escroc qui se drape dans sa dignité et soupçonne le pigeon de… fausseté, ah le gredin ! Mais ça marche, elle casque la Comtesse.
Ajoutez à cette trame jubilatoire une nouvelle péripétie : alerté par Arnica, la belle-soeur de la Comtesse (il faut suivre, enfin !), Amédée Fleurissoire, le mari d'Arnica donc, a soudain un élan héroïque digne de Don Quichotte et le voilà qui, non content d'envisager se dépouiller au profit de cette quête gaguesque, décide de sacrifier toute sa personne à cette cause absurde et de se rendre à Rome, tel un preux chevalier d'un temps ancien, afin de sauver le Pape de ses propres mains.
Amédée, c'est Bouvard. Et son Pécuchet, c'est Gaston Blafaphas, son meilleur ami. Ce que fricotent ces deux-là, le narrateur ne le dit pas mais on peut imaginer qu'ils ne se contentent pas de causer trappe à mouches, pèse-billes et autres subtiles et merveilleuses inventions. A moins qu'ils soient niais jusqu'au bout et subliment héroïquement leur attirance réciproque dans le culte de la « pipe fumivore hygiénique » qu'a inventée Gaston. C'est bien possible avec de tels olibrius. Mais ceci est une autre histoire.
Toujours est-il qu'à peine avisé de cette affaire de faux pape, ne prenant que le temps de se demander « car enfin, si rien de tout cela n'était vrai ? » afin d'y répondre par un péremptoire et absurde « précisément, je ne peux pas rester dans le doute », Fleurissoire décide : « je pars secrètement, mais je pars ». le voilà donc à manier le secret d'une main et l'indicateur des chemins de fer de l'autre, à rajuster son foulard pour ne pas attraper un rhume et à se lancer à son tour dans cette hilarante poursuite d'un faux pape qui n'existe pas.
Je ne vous conterai pas toute cette odyssée, sachez juste que punaises, moustiques et fille de petite vertu y ont une place héroïque. Et qu'enfin on boit ! Car, tout de même, appâtée par la perspective d'un hommage à Bacchus dans des caves pontificales, je commençais à trouver très désagréable mon gosier éternellement à sec.
Sachez aussi qu'avec ce périple, notre brave Amédée amène un nouveau fil narratif à cette intrigue qui en compte décidément beaucoup mais aussi le point de bascule qui fait passer
les Caves du Vatican de la farce pour érudit fripon au roman philosophique.
Parfaitement, au roman philosophique. 28 ans avant le « à cause du soleil » de Meursault dans l'Etranger, 48 ans après le meurtre de l'infâme logeuse de Raskolnikov dans Crime et châtiment,
Gide met en scène un crime gratuit, parfaite illustration de la liberté d'un homme qui ne croit plus en Dieu et ne pèse donc plus ses actes à l'aune de sa conscience.
Le ridicule de papistes désavoués par une modernité qui galope, la farce grotesque de potaches qui s'engraissent sur le dos des dupes, une histoire d'héritage et de bâtard aussi, et, pour faire bonne mesure, une réflexion sur la gratuité du mal. le tout assaisonné d'un style délicieux et de savoureuses mises en abime sur la mystification, ce qu'est la fiction (romanesque, tiens !) et le pacte littéraire qu'elle impose tout en même temps qu'elle s'en joue. Prout et patatras ! Vous aurez tout cela dans
les Caves du Vatican !
Pas l'ombre d'un pape en revanche et pas vraiment plus de caves. A moins qu'il ne s'agisse, en bon argot, de ces personnes qui se laissent si facilement duper ? Ah peste de la canaille, nous voilà encore couillonnés !
Je me suis régalée tout du long de cette courte lecture, riant parfois aux éclats des audaces de
Gide, m'ébahissant de la modernité de son projet, sa manière de dynamiter le cadre romanesque classique au profit d'un ovni où le second degré le dispute à des réflexions métaphysiques. Alors c'est vrai, l'intrigue ne tient que sur la foi qu'on lui prête, les allusions qui devaient être limpides pour ses contemporains cryptent encore un peu plus un texte très travaillé, bruissant de références à d'autres monuments littéraires, j'ai passé pas mal de temps à chercher le sens de termes que je croisais pour la première fois. Mais quel délice !
Et n'est-ce pas justement toute la puissance de ce texte que de nous embarquer dans une intrigue qui ne tient pas la route, d'y superposer un drame existentiel comme à la hussarde ? Car enfin, si Dieu n'existe pas ou si, comme le suppose un moment Anthime (le franc-maçon, beau-frère de Julius) « son bon Dieu non plus n'est pas le vrai ? », alors tout ce sur quoi repose notre éthique est faribole, contes pour marmots, farce grotesque et songeries, filles de Prospéro (La Tempête).
Et que vaut une histoire qu'on nous raconte dans ce monde sans Dieu où même le narrateur ne sait trop que penser de certains de ses personnages ? Elle vaut le crédit qu'on lui porte, le projet esthétique et critique qui la meut et qui doit, pour assumer la nécessaire subversion d'un monde sans transcendance, faire montre de sa part de dissonance et d'iconoclasme.
Les caves du Vatican ne sont pas alors que du 19e siècle finissant, elles claironnent la modernité d'un monde désarticulé en cours de devenir, amorphe à force d'être changeant, avide du refuge faussement rassurant d'idéologies dont
Gide lui ne sera jamais la dupe. Quel tour de force que ce livre !
Je crains toutefois que la petite bande que j'ai, sur la base d'obscures raisons encore mal élucidées à cette heure, entrainée avec moi dans cette lecture commune n'ait pas communié au même enthousiasme que moi ou alors de manière bien plus modérée. Merci donc à Anne-So, Isa, Pat et Yellowsub d'avoir tenté l'aventure et à Doriane et Nico d'avoir fait la claque et maintenu un rythme soutenu aux commentaires constructifs qui nous ont heureusement accompagnés. Foi de polissonne païenne, croyez-moi, même à mon insu, c'est la dernière fois que je vous piège ainsi !