- « Vous avez remarqué qu'on ne parle plus de défense des droits de l'homme mais de « droit-de-l'-hommisme » ? Qu'on n'évoque plus la fraternité et le droit à la liberté, quand on veut, par exemple, régulariser les réfugiés politiques, sans être accusé d' « angélisme »?
Notre vocabulaire voltairien et républicain est frappé de caducité, de ringardise. Honteuse, gênée aux entournures par cet « idéalisme » naïf qui faisait sa marque, la république a adopté le langage de ses pires ennemis. Parce qu'elle n'a plus d'histoire à raconter, parce qu'elle ne croit plus à ses propres valeurs. Parce qu'elle reste aphone, apathique, aboulique face au discours réactionnaire et ultra-droitier à l'honneur… »
La remarque, ici livrée en substance, (ma citation n'est pas littérale…j'étais en train de conduire…) était faite au micro de
Laure Adler, hier, sur France-Inter, à l'excellente émission « Permis de penser ». Elle émanait d'un jeune philosophe, au patronyme familier à ma génération, mais dont le prénom, neuf, indiquait qu'il faisait, lui, partie de la suivante, de la
Génération Gueule de Bois, le titre de son livre. Je venais d'entendre Raphaël Gluksmann intervenir dans une émission ayant pour thème l'immigration. A mon arrivée, je me suis précipitée sur le livre en question…
Pas déçue du voyage…
Son « Manuel de lutte contre les réacs », -c'est le sous-titre- , un essai politique et philosophique, en quelques chapitres bien sentis, démontre l'état catastrophique de nos démocraties européennes, livrées à la vulgate extrême-droitière qui ne « sévit » pas mais règne .. benoîtement (comme Alain de Benoît, le « penseur » du FN) par le biais de son langage – islamophobie pour racisme, par exemple- et le repli sur ses valeurs –état-nation, sécurité, frontière, identité, religion.
Comme si son idéologie était devenue la seule alternative face à la menace du terrorisme et au vaste magma de la mondialisation.
Analysant le reliquat des révolutions arabes, l'après Maïdan, et l'après Charlie, Raphaël Gluksmann s'arrête sur ce nouveau monde « horizontal », sans plus la moindre référence verticale –un chef, un parti, une idéologie- un monde fait de la juxtaposition d' individualités connectées, réunies par une même affirmation de liberté…mais dans une cacophonie de désirs, d'horizons et de credos contradictoires.
La place Tahrir, la place Maïdan, la place de la République après les 7 et 9 janvier 2015.
Mais cette mondialisation civique a son revers : celui de la mondialisation de la terreur, de la mondialisation des intégrismes.
Face à cette alternative - entre le rêve d'un monde meilleur et le cauchemar de la déferlante du pire, ce sont les réactionnaires, hélas, qui ont su trouver le mot juste, capter la dialectique qui a su faire des uns, des rêveurs dépassés par les événements et des autres, l'épouvantail idéal.
Les premiers ont déjà perdu, presque partout ; les autres n'ont pas encore gagné, mais ceux qui se dressent en rempart contre leur ultra-violence exercent d'ores et déjà leur pernicieuse progression. Avec Poutine en sous-main et en soutien bancaire, les partis néo-fascistes (tout est dans le néo..), en toute légalité et proprettement relookés, sont déjà à l'oeuvre partout contre les valeurs des Lumières, les idéaux démocratiques, laïques et républicains, la construction d'une Europe politique et culturelle – et non plus l'usine à gaz économique et bureaucratique actuelle .
C'est fort- je vous recommande le chapitre d'anticipation sur la Victoire Tranquille de Marine le Pen en mai 2017 : glaçant !
C'est d'une lucidité décapante, d'une vérité tragique, mais cela donne aussi des coups de pieds au cul salutaires.
Pour lutter efficacement contre ces « réacs » -ne pas confondre avec les conservateurs, qui s'accrochent à des valeurs obsolescentes, les réacs sont ceux qui veulent un grand bond en arrière, vers ce qui n'existe déjà plus- Gluksmann prône le retour à une langue revivifiée par une vraie vision, un vrai projet politique et culturel. .
« Il va vous falloir trancher chez vous, comme nous l'avons fait en Algérie », disait en mourant le grand poète et philosophe algérien
Abdelwahab Meddeb à son ami. « Ils veulent enlaidir le monde en supprimant l'équivocité, en abolissant le mélange. Ils veulent tout réduire à un sens et un visage uniques….Le monde s'engage dans un va-et-vient suicidaire entre la laideur islamiste et la laideur nationaliste… »
Oui, il va nous falloir trancher… En retrouvant le fil d'un récit perdu, en redonnant du sens, en attaquant, sans peur, les contre-sens. En confondant les non-sens.
En faisant appel à l'éducation, au service civique, à la littérature.
La mère de Gary dans La Promesse de l'aube, le flamboyant esprit humaniste
De La Renaissance, le Discours sur la servitude volontaire de la Boétie, le scepticisme souriant de
Montaigne, la lutte contre le fanatisme de
Voltaire viennent au secours d'un monde menacé par la haine virulente d'un
Alain Soral et celle, pernicieuse, d'un
Eric Zemmour.
Dans notre histoire des idées, un
Voltaire aura toujours le dernier mot sur un
Joseph de Maistre, non ?