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Critique de jubilation


"Non, il ne s'agit pas précisément de paysans, je voudrais acheter des morts".
Cette proposition complètement loufoque qui va ensuite nourrir toute l'intrigue, entre fable et fantastique, a aussitôt piqué ma curiosité !
La longue route parcourue par cet escroc n'aurait pu après tout, qu'être le prétexte à la simple répétition de la même action : celle d'un bandit de grand chemin qui commet ses forfaits en série et laisse alors un souvenir très amer à ceux qu'il a réussi à détrousser. le roman se serait alors réduit à une ténébreuse affaire, digne seulement d'un polar très classique.
Or, le roman de Gogol prend une dimension plus vaste car il soulève de manière sous jacente une question plus profonde : le vieux monde de la société rurale du début du XIXème siècle , jusque là habitée par le divin, est en déliquescence. Mais alors, COMMENT S'EN INDIGNER quand on est écrivain ? C'est là question posée en creux par Gogol, dans ce livre où je me suis littéralement emportée par le vertige de sa verve incontrôlable et de son style satirique chargé au vitriol. Gogol a en effet un secret qui fait tout son talent.
L'écrivain peut choisir, en belle âme pure, le discours de la dénonciation politique et dresser alors un réquisitoire virulent contre ceux qui parce qu'ils ont accaparé des terres, font des autres hommes, leurs esclaves. Gogol ne s'inscrit pas dans cette veine. il évite le cynisme trop facile du redresseur de torts, proche du discours d l'idéologue, qui risquerait peut-être d'enfermer le lecteur dans un ennui mortel. de toutes manières, la société tsariste du 19ème est encore corsetée au point de n'avoir point encore permis à quiconque à s'ouvrir au lange de la Raison et de la Révolution. Celui-ci ne transpire nulle part dans la littérature russe de cette époque, sauf peut-être chez Tolstoï, où dans "Guerre et Paix", l'un des personnages a mis en application les "vertus" du partage de ses terres et la coopération.
Gogol ne choisit donc pas le langage du pathos, mais préfère pratiquer l'art de la dérision, donc de l'ironie et de la loufoquerie sous toutes ses formes, et ce à la puissance dix !! Car là, le talent de Gogo est tout simplement vertigineux !!
Dans la galerie de portraits qu'il croque sur le vif, il a le génie de l'oeuvre d'art. Avec la précision du dessin et même la couleur de l'image, il fait jaillir avec beaucoup de finesse dans le détail, leur cupidité, leur turpitude, leur mesquinerie et tout compte fait, leur bassesse. Son arme n'est plus une plume, mais un scalpel.
Il choisit en même temps, le répertoire du grotesque : au delà de la richesse du vocabulaire, il sait alors excellemment tirer parti de l'exagération. Cette disposition à jouer de l'outrance a alors cet affet paradoxal , mais ô combien comique, e réduire le personnage à un degré de nullité et de bêtise, qui l'abaisse définitivement au rang de moins que rien, d'être prodigieusement insignifiant. Il est mort !! C'est une "vivant mort". de même, la rapprochement totalement incongru entre les traits physiques et le mobilier environnant, ou encore la fatras d'objets poussiéreux qui gît tout autour, font que le décor et ceux qui l'habitent se confondent, au point que ces derniers en deviennent des êtres balourds, sales et répugnants. L'incrédulité du sot à avaler n'importe qu'elle fadaise est d'une méchanceté impitoyable. Les noms ridicules , à rallonge dont il sais si bien affubler ses personnages ont le même effet humiliant, donc dévastateur.
La Bruyère s'était lui aussi adonné à l'art du portrait, celui des vaniteux à la Cour, mais il avait le verbe plus doux, moins imagé, me semble-t-il. Et de toute manière, les joutes verbales étaient un simple jeu pour briller, se faire remarquer à la Cour. La charge satirique du langage très riche de Gogol, et son style très fluide (ses phrases sont longues, mais si légères) est autrement plus cruelle à dénoncer la cupidité et la médiocrité humaine. Ne serait-ce que par exemple, la conversation qui s'engage à propos du prix des "âmes mortes", quand Tchitchikov dresse la liste de celles-ci à l'aune de leur fonction !! Il écarte aussi les femmes qui ne doivent surtout pas y figurer, car elles n'ont aucune valeur. Par contre, il souligne la fatuité de celles-ci , qui espérant attirer le regard de celui qui est sûrement Napoléon ( la rumeur enfle dans la ville) de retour de Ste Hélène!! Quel comique hilarant quand on sait quel souvenir Napoléon a laissé durant sa campagne de Russie. Les fonctionnaires en prennent aussi pour leur grade, faciles à corrompre, tâtillons et tellement zélés, "que leurs manches leur craquent aux coudes"!! Bref, nous n'en finirions pas de lire et relire les pépites qui jaillissent de sa merveilleuse écriture !
Certains seraient tentés de rappeler que toutefois ce chef d'oeuvre n'est pas complètement abouti, faute de dénouement , de maxime morale, donc de conclusion.. Il faut alors remettre son oeuvre en perspective, car selon certains du moins, il aurait connu une "crise de mysticisme"(?) qui l'aurait conduit à renoncer à la vie.
Remarquons enfin qu'au début du chapitre 7, il se lâche et se livre (Heureux l'écrivain.... refusons de voir") : il semble alors se dévoiler, car dans ces deux paragraphes, il est alors enclin soudainement à croire au pouvoir de vérité politique de la force des mots. A l'heure où précisément la publication de son livre allait être interdite, le recours au comique ne serait-il pas un subterfuge pour appeler de manière souterraine, à la sédition..
En tous les cas, le texte de Gogol reste résolument moderne. Libre à nous d'imaginer quels mots tout aussi corrosifs il aurait exprimé pour dénoncer même la scandaleuse arnaque des "bandits de la finance totalement dérèglementée", dont nous connaissons là, par contre le sinistre dénouement ,Sous les coupts de butoir de leur cupidité et de leur aveuglement, le "vieux" monde de la démocratie dans les sociétés occidentales se porte très mal..
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