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Critique de Nastasia-B


Comme il est difficile, parfois, d'avoir un avis et un seul concernant une oeuvre. Mais il serait tout aussi ridicule d'avoir ¾ d'avis sur cette partie-ci et ¼ sur celle-là quand l'ouvrage est clairement identifiable comme un tout. Ô magie et difficulté de la nuance ! Si aisée en théorie, si difficile en pratique.

Le Rivage Des Syrtes de Julien Gracq figurait depuis longtemps sur mon road book. Il était écrit que nous nous rencontrerions tôt ou tard à un carrefour, lui et moi. Je ne vous cacherai pas que j'avais placé en lui quelques attentes et que les belles et généreuses critiques que j'avais pu en lire y avaient passablement contribué.

Eh bien…

Pendant trois bons quarts du roman, je m'y suis ennuyée, et pas qu'un peu, oh oui, particulièrement ennuyée ! J'avais pourtant l'espoir au ventre à chaque nouveau chapitre — La Littérature À L'Estomac, pourrait-on dire — j'aurais souhaité m'enflammer ; j'aurais voulu vous en parler avec palpitation, mais de ceci : point.

Grosse déception ou plutôt, pour être plus précise avec mon ressenti, grosse incompréhension. Vous savez, un peu comme à ces soirées où l'on rencontre des gens dont on a longuement entendu parler, dont on connaît par coeur les mérites, et avec qui, pourtant, l'on n'a rien à se dire. Eh bien c'est un peu ça pendant les 200 premières pages ; le Rivage Des Syrtes et moi, on n'a rien à se dire. Pourquoi ?

Parce que le Rivage Des Syrtes m'a fait faire le Virage Des Trystes, le virage de celles qui avaient commencé enthousiastes et qui peu à peu deviennent mornes et lasses, hélas. Une vulgaire resucée du Désert des Tartares de Dino Buzzati, en moins bien partout. Buzzati avait placé son désert au nord d'une vague Italie, dans les montagnes ; Gracq, avec une originalité exceptionnelle place lui son machin au sud, au bord de la mer. Quelle imagination !

Pour le reste, chlluuuup ! repompage intégral mais… en moins bon, moins talentueux, moins maîtrisé, moins bien senti. Même s'il n'est pas le premier à le faire, au moins Choderlos de Laclos ou Corneille avaient-il réussi à faire mieux que le modèle en plagiant Richardson et Guillén de Castro respectivement.

Car ici, sur les trois premiers quarts du bouquin, le moment qui m'a semblé le plus divertissant, c'est certainement quand vous vous amusez à découper les pages que l'éditeur Corti ne juge pas bon de désolidariser dans ses livres. Mais passé ce déCORTIcage de l'ouvrage, je vous conseille d'avoir sur vous des allumettes pour étayer vos paupières et les maintenir ouvertes car ce n'est pas cette lecture qui va vous y aider, bien au contraire.

(À ce titre, il faudrait d'ailleurs sérieusement songer à inscrire ce livre sur la liste des remèdes faisant l'objet d'un remboursement sécu car il est régulièrement prescrit par les médecins pour soigner les incurables insomnies et, j'en atteste, il m'a permis de bien m'endormir pendant plus de deux mois malgré un nombre de pages que l'on peut qualifier de raisonnable et aucun effet secondaire constaté d'accoutumance. Donc, à vous, ministère de la santé et l'ordre national des médecins de voir ce que vous pouvez faire mais n'oubliez pas d'exiger l'inscription en quatrième de couverture du petit pictogramme spécifiant les risques d'endormissement liés à la prise de ce principe actif.)

Blague à part. Pourquoi ce livre me tombe-t-il des mains au sens propre ? Une écriture très sophistiquée, très travaillée, mais également très ampoulée et parfois absconse. Je ne compte plus les fois où je suis retournée voir le début de la phrase à rallonges pour en mieux saisir la fin, si tant est que j'en ai réellement saisi la fin et sans garantie non plus quant au milieu. C'était tellement stylistiquement élégant et abouti chez Buzzati !

Julien Gracq est un écrivain peintre, pas du tout un écrivain musicien. C'est de la littérature en 2D, vous ne pénétrez jamais dedans. Pourtant, il y a du style, c'est indéniable, il y a des qualités d'écriture, mais cela m'a semblé totalement désincarné, totalement hermétique, totalement sans vibration, totalement hors moi.

— Mais, où est-elle donc cette nuance dont tu nous parles si fort au départ ?
— J'y viens, j'y viens. Juste le temps pour moi de préciser que comme je suis têtue et batailleuse, au lieu d'abandonner ma lecture comme l'aurait fait n'importe quelle personne sensée et saine d'esprit en regard du ressenti sur les trois premiers quarts, j'ai poussé la lutte au maximum, je me suis accrochée bec et ongles pour aller au bout coûte que coûte.

Bien souvent, cette attitude est bête et infructueuse ; or ici, pour une fois, je ne l'ai pas regrettée. Je n'irai pas jusqu'à prétexter que cela a remboursé toutes mes longues heures d'ennui et de lecture végétative mais j'y ai trouvé un authentique intérêt. le dernier quart de l'ouvrage est construit et écrit exactement comme tout ce qui précède ; il n'y a donc pas de changement fondamental page à page, mais un changement d'envergure qualitative.

Je m'explique : si vous observez un champ qui vient d'être labouré, l'intérêt est moindre. Si vous y fixez votre attention et patientez résolument jusqu'à voir poindre les minces plantules après germination, là encore l'intérêt est limité. Si vous poursuivez attentivement l'examen lorsque chaque pied de colza débutera sa lente ascension vers les cieux, il est encore probable que vous vous y ennuierez. Mais il existe un moment magique, celui où tout le champ de colza est fleuri et projette un jaune phosphorescent qui fait des merveilles s'il a le bon goût d'être associé à un ciel d'orage. Eh bien, c'est un peu ça le Rivage Des Syrtes : il faut patienter longtemps et s'accrocher dru pour jouir d'un petit moment de grâce.

En fait, il n'y a quasiment pas de mouvement dans ce roman, mais ce n'est pas du tout ce qui me dérange en soi (bien entendu, si vous êtes fan des polars qui remuent bien, je vous déconseille cette lecture). On y voit un personnage, Aldo, qui est aussi notre narrateur. Il est jeune et il suffoque à l'étroit entre les murs de sa ville d'Orsenna.

L'auteur crée une chimère d'État ou de cité-état mais on y reconnaît plus ou moins Venise pour Orsenna et la longue péninsule dont l'extrémité sud semble si éloignée de sa capitale. Cette extrémité sud, ce sont les Syrtes, présentés comme de vastes platitudes semi désertiques, à mi chemin entre les steppes et les marécages infréquentables, manière de Camargue au Kazakhstan. (Dans les faits, les Syrtes, évoqués par Virgile, existent et correspondent à la zone située entre le Golfe de Gabès en Tunisie et le Golfe de Syrte en Libye.)

Depuis des temps immémoriaux, Orsenna est en guerre avec le Farghestan situé de l'autre côté de la mer des Syrtes, pays tout aussi énigmatique mais qui pourrait avoir quelques ressemblances avec la Libye ou la Palestine. La guerre active est abolie depuis des lustres, c'est juste que les deux puissances n'ont pas signé de paix, si bien qu'il faut toujours continuer à faire semblant de surveiller les côtes alors qu'il y a des siècles et des siècles qu'on n'a pas vu une escarmouche.

C'est à ce poste « avancé » qu'est envoyé Aldo, fils d'un haut dignitaire d'Orsenna, pour lui faire passer sa fougue et son désir de mouvement. Il y fait la rencontre d'un vieux capitaine, Marino, qui assure depuis des années la direction de la forteresse située en bord de mer. Rencontre de la sagesse et de la fougue, de l'inconscience et de l'immobilisme, ces deux personnages qui se respectent et s'estiment symbolisent pourtant deux axes majeurs de la pensée humaine.

Et c'est là que le roman de Julien Gracq prend tout son intérêt à mes yeux. Sans qu'il s'y passe jamais rien, seulement par le sourd travail de la rumeur, une sorte d'angoisse latente, indéfinie, sournoise — probablement née de l'ennui et du désir d'action subséquent —, on va voir s'opérer, peu à peu, des changements de paradigme.

Le thème de ce roman me semble être, tout bien considéré, l'édification d'une construction mentale collective, née de rien, sauf peut-être de quelques obscurs qui tirent des ficelles en coulisse, mais dont les conséquences sont majeures.

Dans la petite ville de Maremma qui jouxte la forteresse des Syrtes, tout d'abord, Aldo apprend qu'il y aurait des bruits. Quels bruits ? Nul ne sait le dire. Mais cela concerne le Farghestan. Ce faisant, une manière de fébrilité, d'excitation envahit progressivement tout et chacun. La rumeur court et s'enfle tout à la fois. En retour, elle appelle des réactions de la part des autorités d'Orsenna.

De sorte qu'Aldo, en charge un moment du commandement de la forteresse tandis que Marino a été convoqué à la capitale, entreprend une expédition de reconnaissance — de curiosité serait le terme exact — dans les eaux territoriales du Farghestan. Je n'en dis pas davantage mais cette thématique dernière me semble réellement très intéressante.

Comment forge-t-on l'opinion publique pour lui laisser entendre l'inévitabilité d'une guerre ? Marino me paraît symboliser la paix et Aldo, l'aiguillon de la guerre. Aldo est lui-même tout à fait manipulé, sans qu'il en soit conscient, car ce n'est pas, par nature, un farouche belliqueux.

Bref, exactement à l'instar du cinéaste Wong Kar-wai qui a signé un très beau film sur l'étrange alchimie qui conduit ou non à l'amour sous le titre In The Mood For Love, on peut considérer que Julien Gracq a écrit une manière de In The Mood For War, que je trouve particulièrement d'actualité par les temps qui courent. Bien entendu, ce n'est que mon avis, c'est-à-dire vraiment pas grand-chose de ce côté-ci de la mer des Syrtes.
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