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EAN : 9782330076146
304 pages
Actes Sud (05/04/2017)
4.01/5   41 notes
Résumé :
Après le succès de Dette : 5000 ans d’histoire – vendu à près de 25 000 exemplaires – David Graeber revient avec un texte passionnant sur l’invasion de la bureaucratie dans notre quotidien qu'il voit comme un efficace bras armé du capitalisme financier.
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Critiques, Analyses et Avis (8) Voir plus Ajouter une critique
Professeur d'anthropologie à la London School of Economics, militant anarchiste américain - il a été un des théoriciens du mouvement Occupy Wall Street -, et auteur d'un essai monumental sur la dette, Dette : 5000 ans d'histoire, David Graeber revient avec Bureaucratie.

Bureaucratie est la traduction du livre The Utopia of Rules: On Technology, Stupidity, and the Secret Joys of Bureaucracy.

On imagine sans mal que l'éditeur et le traducteur ont considéré que, pour le marché français, il serait plus vendeur de mettre l'accent sur la bureaucratie que les autres thèmes développés dans le livre. Pour renforcer cette décision, la citation suivante a été placée en première de couverture : « Il faut mille fois plus de paperasse pour entretenir une économie de marché libre que la monarchie absolue de Louis XIV ». Avec ce titre et cette citation, le lecteur français devrait être certainement plus attiré que par le nom de l'auteur, Graeber - comme il le raconte, son nom est parfois orthographié « Grueber », qui se rapproche du nom du terroriste dans Die Hard.

Le livre se compose d'une introduction - La loi d'airain du libéralisme et l'ère de la bureaucratisation totale -, de trois chapitres - Zones blanches de l'imagination. Essai sur la stupidité structurelle, Des voitures volantes et de la baisse du taux de profit, et L'utopie des règles, ou pourquoi nous adorons la bureaucratie, au fond - et d'un appendice - de Batman et du problème du pouvoir constituant. Pour l'essentiel, il s'agit de textes déjà paru sous des formes différentes - seule l'introduction et le chapitre L'utopie des règles, ou pourquoi nous adorons la bureaucratie, au fond sont des nouveautés - et qui, peu ou prou, traitent tous de la bureaucratie.

L'introduction traite de la loi d'airain du libéralisme - « Toute réforme de marché - toute initiative gouvernementale conçue pour réduire les pesanteurs administratives et promouvoir les forces du marché - aura pour effet ultime d'accroître le nombre total de réglementations, le volume total de paperasse et l'effectif total des agents de l'État » - et de l'absence d'une critique de gauche de la bureaucratie. le premier chapitre traite de ce que Graeber qualifie de stupidité structurelle, de violence structurelle. le chapitre 2 développe l'idée que le capitalisme néolibéral ne produit plus que des gadgets technologiques au lieu de grandes innovations. le chapitre 3 traite d'une espèce de paradoxe, un « attrait caché » : à savoir pour quelles raisons les individus, alors qu'ils s'en plaignent, adorent finalement la bureaucratie. L'appendice revient sur The Dark Knight Rises, le dernier film de la trilogie de Christopher Nolan consacré à Batman, perçu par les manifestants d'Occupy Wall Street, y compris Graeber, comme une propagande anti-Occupy.

J'ai apprécié l'ensemble du livre avec une préférence pour le chapitre 2 - Des voitures volantes et de la baisse du taux de profita été intéressant pour moi - et le chapitre 3 - L'utopie des règles, ou pourquoi nous adorons la bureaucratie, au fond.

Dans le chapitre 2, David Graeber développe la thèse que le capitalisme néolibéral ne produit donc plus de grandes innovations et surtout des technologies bureaucratiques - « En même temps, dans les rares domaines la créativité libre et imaginative est vraiment stimulée, comme le développement de logiciels ne source ouverte sur Internet, elle est canalisée, au bout de compte, vers la création de plateformes encore plus nombreuses et efficaces pour remplir des formulaires » - au détriment de technologies poétiques - « l'utilisation de moyens rationnels, techniques, bureaucratiques, pour donner vie à des rêves impossibles et fous » comme les voitures volantes. Cette idée rejoint le point de vue de l'auteur de science-fiction Neal Stephenson. Stephenson déplore en effet la « mort de l'innovation » (innovation starvation)* : afin de lutter contre cette « mort de l'innovation », Stephenson a lancé le projet Hieroglyph**. Cette thèse rejoint également, et de façon étonnante, le manifeste d'un fond de pension déplorant que « Nous avions rêvé de voiture volantes et nous avons eu 140 caractères ».

Dans le chapitre 3, David Graeber traite de la question de l'utopie des règles en utilisant pour sa démonstration la fantasy*** et les jeux de rôles - en l'occurrence D&D****. L'utilisation de ces deux domaines-là pour rendre compte de l'utopie des règles rend ce chapitre-là passionnant. Avant, je lisais simplement de la fantasy ou jouais à des jeux de rôles ; désormais, je m'intéresserai à l'utopie des règles et à mon rapport à la bureaucratie lors de la pratique de ces deux activités ludiques.

Comparativement à d'autres des livres de Graeber - par exemple, Des fins du capitalisme : Possibilités I -, Bureaucratie est (globalement) accessible au lecteur. Il est d'autant plus accessible que, pour assoir sa démonstration, David Graeber puise les exemples dans ses expériences personnelles - il raconte ses difficultés avec la bureaucratie lorsque sa mère est tombée malade ou lorsqu'il a essayé d'ouvrir un compte à Londres - et professionnelles - il utilise par exemple certains des études anthropologiques qu'il a faites à Madagascar - et également dans les oeuvres de fiction - évidemment Batman, mais aussi Star Trek, James Bond vs. Sherlock Holmes, Harry Potter, le Procès, ou les jeux de rôles D&D et World of Warcraft. Les réflexions et démonstrations de Graeber sont brillantes - certes, il est possible de ne pas les partager mais l'auteur ne cache ni ses idées, ni son engament. Les nombreux détours de production par la fiction et autres exemples concrets d'interaction avec la bureaucratie rendent la lecture agréable et fluide.

A la fin de l'introduction, David Graeber écrit : « Si ce livre contribue, même modestement à ouvrir une conversation de ce genre, il aura vraiment apporté quelque chose à la vie politique contemporaine » : on ne peut que souhaiter, pour le livre et surtout pour nous, qu'il ouvre de nombreuses conversations de ce genre.

* http://www.worldpolicy.org/journal/fall2011/innovation-starvation
** http://hieroglyph.asu.edu/
*** Que le traducteur a décidé de traduire par fantaisie.
**** Dungeons and Dragons.

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L'approche de David Graeber est originale parce qu'au lieu de nous asséner des démonstrations ils nous donne à réfléchir par des métaphores et des exemples historiques.
On sort de ce livre avec le sentiment kafkaien que l'on est tous pris dans une nasse de procédures, de règles inextricables pour le commun des mortels, contre laquelle il est impossible de lutter. Parfois au service de l'élite, mais parfois complètement autonome au point de se retourner contre elle comme dans la Russie tzariste, la bureaucratie permet aux puissants d'imposer sa loi aux petits, qui n'ont pas les moyens de la respecter, encore moins de lutter contre.
La bureaucratie (à l'échelle d'une entreprise, d'une administration, ou d'un pays) est impossible à réformer de l'intérieur, parce que n'importe quelle tentative entamera à peine le système qui cicatrisera rapidement pour reprendre sa forme initiale. Les seules possibilités sont des destructions massives, par des guerres (14-18) et des révolutions (1917 en Russie, 1789 en france) mais les bureaucraties renaissent sous d'autres formes rapidement.
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Il y a un an jour pour jour (le 2 septembre 2020) David Graeber mourait à Venise. Son livre le plus célèbre restera Bullshit jobs (jobs à la con), le dernier paru en français à ce jour.

David Graeber, anthropologue, analysait avec un point de vue très original la société capitaliste et ultra-libérale occidentale et surtout étasunienne d'un point de vue très original, étant lui-même anarchiste assumé.

Dans Bureaucratie, il démontre que la bureaucratie n'est pas le privilège exclusif des états totalitaires socialistes, mais n'a jamais été aussi présente que dans les Etats-Unis du début du XXIème siècle, ainsi que dans les grandes entreprises privées, notamment les multinationales.

Le troisième essai est consacré à une analyse des films de super-héros (Batman, Superman, ...) et ce qu'ils nous apprennent sur la société actuelle.
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Le renversement du socialisme bureaucratique n'a pas abouti au triomphe du marché et de la liberté mais à l'emprise d'une bureaucratie publique et privée étroitement imbriquée. David Graeber formule la « loi d'airain du capitalisme » qu'il propose ensuite d'analyser : « Toute réforme du marché – tout initiative gouvernementale conçue pour réduire les pesanteurs administratives et promouvoir les forces du marché – aura pour effet d'accroître le nombre total de réglementations, le volume total de paperasse et l'effectif total des agents de l'État. »

Ne surtout pas s'arrêter au titre ce cet ouvrage dont le propos est bien plus large qu'il n'y parait. Au-delà de cette bureaucratie, il est question de la violence intrinsèque de l'État pour se faire obéir, ce dont nous avons la démonstration chaque jour.

Article complet en suivant le lien :
Lien : https://bibliothequefahrenhe..
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Au contraire de "Dette 5000 ans d'histoire", cet ouvrage ne présente pas une exploration historique fouillée de son sujet. Il s'agit en effet d'une collection de trois essais - on pourrait même dire cinq en comptant l'introduction et l'article présenté en annexe - assez variés sur le fond, mais tout aussi toniques les uns que les autres. le but est moins de faire le tour du sujet que de poser quelques jalons et pistes de réflexion pour alimenter une critique de gauche de la bureaucratie.
Et l'on est servi ! Cela va, dans le désordre, du poids des contraintes administratives et de l'évaluation sur la recherche scientifique à des considérations sur la littérature fantasy et le jeu de rôle - qui se serait attendu à voir convoqué Aragorn ou Harry Potter dans un essai au thème aussi grisâtre ?-, en passant par l'invention de la poste, les liens entre Star Trek et le communisme, les paradoxes des politiques de dérégulation néolibérales, le rôle des policiers (ces "bureaucrates armés") ou encore l'emploi du français comme langue d'autorité par les fonctionnaires malgaches, etc. le style est fluide, entraînant même, et les exemples jamais gratuits, toujours vivifiants. Un excellent livre, sympathique et débordant de réflexions stimulantes à l'image de son auteur qu'on a pu croiser, notamment, dans la fresque documentaire "Capitalisme" diffusée par Arte il y a quelques années.
Et si le sujet de cet ouvrage vous rebute, que vous détestez être baladé d'un service à un autre, passer votre temps à remplir des formulaires... bref, vous trouver d'une quelconque façon happé par les rouages de l'administration (publique ou privée), alors ce livre est d'autant plus pour vous que loin d'être un concentré de récriminations ronchonnes, il permet aussi d'ouvrir les yeux sur les charmes discrets, insidieux, de la bureaucratie, ceux-là mêmes qui permettent d'expliquer son triomphe et son règne.
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Citations et extraits (35) Voir plus Ajouter une citation
Au fil des trente ou quarante dernières années, les anti-autoritaires du monde entier ont œuvré à créer des modes de démocratie directe plus efficaces : capables de fonctionner sans qu’une bureaucratie de la violence soit nécessaire pour les faire respecter. J’ai longuement décrit ces efforts par ailleurs. On a énormément progressé. Mais ceux qui font avancer ces projets se trouvent souvent confrontés à cette forme précise d’horreur du pouvoir « arbitraire ». Pour développer de nouveaux types de procédures de décision par consensus, par exemple, une partie du travail consiste à créer des formes institutionnelles qui encouragent l’improvisation et la créativité au lieu de les inhiber. Les militants le disent parfois ainsi : la plupart du temps, si l’on rassemble une foule, elle va se comporter collectivement avec moins d’intelligence et d’imagination que ne le ferait probablement n’importe lequel de ses membres s’il était tout seul. Le processus militant de prise de décision est conçu pour obtenir le résultat inverse : rendre cette foule plus intelligente et plus imaginative que chaque individu qui y participe.

Il est bel et bien possible de le faire, mais cela demande énormément de travail. Et plus le groupe est nombreux, plus il faudra mettre en place de mécanismes formels. 𝗟𝗲 𝘁𝗲𝘅𝘁𝗲 𝗹𝗲 𝗽𝗹𝘂𝘀 𝗶𝗺𝗽𝗼𝗿𝘁𝗮𝗻𝘁 𝗱𝗲 𝘁𝗼𝘂𝘁𝗲 𝗰𝗲𝘁𝘁𝗲 𝘁𝗿𝗮𝗱𝗶𝘁𝗶𝗼𝗻 𝗺𝗶𝗹𝗶𝘁𝗮𝗻𝘁𝗲 𝗲𝘀𝘁 𝗶𝗻𝘁𝗶𝘁𝘂𝗹𝗲́ « 𝗧𝗵𝗲 𝗧𝘆𝗿𝗮𝗻𝗻𝘆 𝗼𝗳 𝗦𝘁𝗿𝘂𝗰𝘁𝘂𝗿𝗲𝗹𝗲𝘀𝘀𝗻𝗲𝘀𝘀 » [𝗟𝗮 𝘁𝘆𝗿𝗮𝗻𝗻𝗶𝗲 𝗱𝗲 𝗹’𝗮𝗯𝘀𝗲𝗻𝗰𝗲 𝗱𝗲 𝘀𝘁𝗿𝘂𝗰𝘁𝘂𝗿𝗲]. 𝗜𝗹 𝗮 𝗲́𝘁𝗲́ 𝗲́𝗰𝗿𝗶𝘁 𝗱𝗮𝗻𝘀 𝗹𝗲𝘀 𝗮𝗻𝗻𝗲́𝗲𝘀 𝟭𝟵𝟳𝟬 𝗽𝗮𝗿 𝗝𝗼 𝗙𝗿𝗲𝗲𝗺𝗮𝗻, 𝗮𝘂 𝘀𝘂𝗷𝗲𝘁 𝗱𝗲𝘀 𝗰𝗿𝗶𝘀𝗲𝘀 𝗼𝗿𝗴𝗮𝗻𝗶𝘀𝗮𝘁𝗶𝗼𝗻𝗻𝗲𝗹𝗹𝗲𝘀 𝗾𝘂𝗶 𝘀’𝗲́𝘁𝗮𝗶𝗲𝗻𝘁 𝗽𝗿𝗼𝗱𝘂𝗶𝘁𝗲𝘀 𝗱𝗮𝗻𝘀 𝗹𝗲𝘀 𝗽𝗿𝗲𝗺𝗶𝗲𝗿𝘀 𝗰𝗲𝗿𝗰𝗹𝗲𝘀 𝗳𝗲́𝗺𝗶𝗻𝗶𝘀𝘁𝗲𝘀 𝗱’« 𝗲́𝗹𝗲́𝘃𝗮𝘁𝗶𝗼𝗻 𝗱𝘂 𝗻𝗶𝘃𝗲𝗮𝘂 𝗱𝗲 𝗰𝗼𝗻𝘀𝗰𝗶𝗲𝗻𝗰𝗲 » 𝗾𝘂𝗮𝗻𝗱 𝗶𝗹𝘀 𝗮𝘃𝗮𝗶𝗲𝗻𝘁 𝗰𝗼𝗺𝗺𝗲𝗻𝗰𝗲́ 𝗮̀ 𝗮𝘁𝘁𝗲𝗶𝗻𝗱𝗿𝗲 𝘂𝗻𝗲 𝗰𝗲𝗿𝘁𝗮𝗶𝗻𝗲 𝗱𝗶𝗺𝗲𝗻𝘀𝗶𝗼𝗻. 𝗖𝗲𝘀 𝗰𝗲𝗿𝗰𝗹𝗲𝘀, 𝗮-𝘁-𝗲𝗹𝗹𝗲 𝗼𝗯𝘀𝗲𝗿𝘃𝗲́, 𝗽𝗿𝗮𝘁𝗶𝗾𝘂𝗮𝗶𝗲𝗻𝘁 𝘁𝗼𝘂𝗷𝗼𝘂𝗿𝘀 𝗮𝘂 𝗱𝗲́𝗽𝗮𝗿𝘁 𝘂𝗻𝗲 𝘀𝗼𝗿𝘁𝗲 𝗱’𝗮𝗻𝗮𝗿𝗰𝗵𝗶𝘀𝗺𝗲 𝘀𝗽𝗼𝗻𝘁𝗮𝗻𝗲́ : 𝗼𝗻 𝗽𝗼𝘀𝘁𝘂𝗹𝗮𝗶𝘁 𝗾𝘂’𝗶𝗹 𝗻’𝘆 𝗮𝘃𝗮𝗶𝘁 𝗮𝘂𝗰𝘂𝗻 𝗯𝗲𝘀𝗼𝗶𝗻 𝗱’𝘂𝗻 𝗺𝗲́𝗰𝗮𝗻𝗶𝘀𝗺𝗲 𝗳𝗼𝗿𝗺𝗲𝗹 𝗱𝗮𝗻𝘀 𝗹𝗲 𝘀𝘁𝘆𝗹𝗲 𝗱𝘂 𝗿𝗲̀𝗴𝗹𝗲𝗺𝗲𝗻𝘁 𝗱𝗲𝘀 𝗮𝘀𝘀𝗲𝗺𝗯𝗹𝗲́𝗲𝘀 𝗽𝗮𝗿𝗹𝗲𝗺𝗲𝗻𝘁𝗮𝗶𝗿𝗲𝘀. 𝗟𝗲𝘀 𝗳𝗲𝗺𝗺𝗲𝘀 𝗱𝗲𝘃𝗮𝗶𝗲𝗻𝘁 𝘀’𝗮𝘀𝘀𝗲𝗼𝗶𝗿 𝘀𝗶𝗺𝗽𝗹𝗲𝗺𝗲𝗻𝘁 𝗰𝗼̂𝘁𝗲 𝗮̀ 𝗰𝗼̂𝘁𝗲, 𝗰𝗼𝗺𝗺𝗲 𝗱𝗲𝘀 𝘀œ𝘂𝗿𝘀, 𝗲𝘁 𝗿𝗲́𝗴𝗹𝗲𝗿 𝗹𝗲𝘀 𝗰𝗵𝗼𝘀𝗲𝘀. 𝗖’𝗲𝘀𝘁 𝗲𝗳𝗳𝗲𝗰𝘁𝗶𝘃𝗲𝗺𝗲𝗻𝘁 𝗰𝗲 𝗾𝘂𝗶 𝘀𝗲 𝗽𝗮𝘀𝘀𝗮𝗶𝘁 𝗮𝘂 𝗱𝗲́𝗯𝘂𝘁. 𝗠𝗮𝗶𝘀, 𝗱𝗲̀𝘀 𝗾𝘂𝗲 𝗹𝗲𝘀 𝗰𝗲𝗿𝗰𝗹𝗲𝘀 𝘀’𝗲́𝗹𝗮𝗿𝗴𝗶𝘀𝘀𝗮𝗶𝗲𝗻𝘁 𝗮𝘂-𝗱𝗲𝗹𝗮̀ 𝗱’𝘂𝗻𝗲 𝘃𝗶𝗻𝗴𝘁𝗮𝗶𝗻𝗲 𝗱𝗲 𝗽𝗮𝗿𝘁𝗶𝗰𝗶𝗽𝗮𝗻𝘁𝗲𝘀, 𝗱𝗲𝘀 𝗰𝗹𝗶𝗾𝘂𝗲𝘀 𝗶𝗻𝗳𝗼𝗿𝗺𝗲𝗹𝗹𝗲𝘀 𝗰𝗼𝗺𝗺𝗲𝗻𝗰̧𝗮𝗶𝗲𝗻𝘁 𝗶𝗻𝘃𝗮𝗿𝗶𝗮𝗯𝗹𝗲𝗺𝗲𝗻𝘁 𝗮̀ 𝗳𝗮𝗶𝗿𝗲 𝘀𝘂𝗿𝗳𝗮𝗰𝗲 : 𝗱𝗲 𝗽𝗲𝘁𝗶𝘁𝘀 𝗴𝗿𝗼𝘂𝗽𝗲𝘀 𝗱’𝗮𝗺𝗶𝗲𝘀 𝗼𝘂 𝗱’𝗮𝗹𝗹𝗶𝗲́𝗲𝘀 𝘀𝗲 𝗺𝗲𝘁𝘁𝗮𝗶𝗲𝗻𝘁 𝗮̀ 𝗰𝗼𝗻𝘁𝗿𝗼̂𝗹𝗲𝗿 𝗹’𝗶𝗻𝗳𝗼𝗿𝗺𝗮𝘁𝗶𝗼𝗻, 𝗮̀ 𝗳𝗶𝘅𝗲𝗿 𝗹𝗲𝘀 𝗼𝗿𝗱𝗿𝗲𝘀 𝗱𝘂 𝗷𝗼𝘂𝗿 𝗲𝘁 𝗮̀ 𝗲𝘅𝗲𝗿𝗰𝗲𝗿 𝗹𝗲 𝗽𝗼𝘂𝘃𝗼𝗶𝗿 𝗽𝗮𝗿 𝘁𝗼𝘂𝘁𝗲𝘀 𝘀𝗼𝗿𝘁𝗲𝘀 𝗱𝗲 𝗯𝗶𝗮𝗶𝘀 𝘀𝘂𝗯𝘁𝗶𝗹𝘀. Freeman a préconisé divers mécanismes formels susceptibles de contrer cet effet, mais, pour ce qui nous intéresse ici, le détail de ses propositions n’a pas d’importance. Qu’il suffise de dire que ce qu’on appelle aujourd’hui un « processus de consensus formel » est largement issu de la crise qu’elle a décrite et du débat qu’a ouvert son intervention.
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Ces effets sont souvent le plus visibles quand les structures d’inégalité prennent les formes les plus intériorisées. Le genre est, là encore, un exemple classique. Par exemple, un élément de base revenait constamment dans les comédies de situation américaines des années 1950 : les histoires drôles sur l’impossibilité de comprendre les femmes. Ces plaisanteries (racontées, bien sûr, par des hommes) présentaient toujours la logique des femmes comme fondamentalement étrangère et impénétrable. « Il faut les aimer, semblait toujours dire le message, mais qui peut comprendre vraiment comment raisonnent ces créatures ? » On n’avait jamais l’impression que les femmes en question avaient la moindre difficulté à comprendre les hommes. Pour une raison évidente. Elles n’avaient pas le choix : elles devaient comprendre les hommes. En Amérique, les années 1950 ont vu l’apogée d’un idéal de la famille patriarcale à revenu unique et, dans les milieux aisés, cet idéal s’était souvent réalisé. N’ayant aucun accès à des revenus ou ressources propres, les femmes n’avaient manifestement d’autre option que de consacrer beaucoup de temps et d’énergie à comprendre ce qui se passait dans la tête des hommes de leur famille.

Une rhétorique de ce genre sur les mystères de la féminité est, apparemment, un trait permanent des dispositifs patriarcaux. Elle s’associe en général à cet autre sentiment : bien qu’elles soient illogiques et inexplicables, les femmes n’en ont pas moins accès à une sagesse mystérieuse, presque mystique (l’« intuition féminine »), inaccessible aux hommes. Un mécanisme du même genre est à l’œuvre, bien entendu, dans toute relation extrêmement inégalitaire : les paysans, par exemple, sont toujours présentés en rustres à l’esprit simple et aussi, d’une certaine façon, en sages mystiques. Des générations de romancières – Virginia Woolf vient immédiatement à l’esprit (La Promenade au phare) – ont documenté l’autre face de ces dispositifs, les efforts constants que les femmes, en fin de compte, devront faire pour composer avec les ego d’hommes insouciants et imbus de leur propre importance, les entretenir et les ajuster, ce qui implique un labeur permanent d’identification imaginative, ou de travail interprétatif. Ce labeur s’effectue à tous les niveaux. On attend des femmes, toujours et partout, qu’elles imaginent en permanence à quoi ressemble telle ou telle situation d’un point de vue masculin. On ne demande pratiquement jamais aux hommes de faire l’inverse. Cette structure des comportements est ancrée si profondément que beaucoup d’hommes assimilent la simple suggestion qu’ils pourraient agir autrement à un acte de violence : ils y réagissent comme si on les agressait. Un exercice populaire chez les professeurs d’expression écrite dans les lycées américains, par exemple, demande aux élèves d’imaginer qu’ils ont été transformés pour un jour en personne du sexe opposé, et de décrire cette journée. Les résultats, apparemment, sont d’une étrange uniformité. Les filles écrivent toutes des textes longs et détaillés qui montrent clairement qu’elles ont passé beaucoup de temps à méditer sur le sujet. En général, un important pourcentage des garçons refusent totalement de faire le devoir. Ceux qui le font montrent clairement qu’ils n’ont pas la moindre idée de ce qu’est une adolescente, et s’indignent qu’on puisse suggérer qu’ils auraient dû y réfléchir.

Rien de ce que je dis ici n’est particulièrement neuf pour qui connaît bien la théorie féministe du point de vue ou les théories critiques du racisme. En fait, c’est initialement un passage de bell hooks qui m’a inspiré ces réflexions générales :

S’il n’y a jamais eu aux États-Unis aucune institution noire officielle dont les membres se sont réunis en tant qu’anthropologues ou ethnographes pour étudier la « blanchitude », les Noirs, depuis l’esclavage, partagent entre eux dans des conversations un savoir « spécial » sur la condition blanche, glané par l’observation rapprochée des Blancs. Qualifié de « spécial » parce qu’il ne s’agit pas d’un mode d’étude qui a été intégralement enregistré dans des documents écrits, ce savoir avait pour objectif d’aider les Noirs à faire face et à survivre dans une société fondée sur la suprématie blanche. Pendant des années, les domestiques noirs travaillant chez des Blancs ont servi d’informateurs qui rapportaient aux communautés frappées par la ségrégation certaines connaissances – des détails, des faits, des lectures psychanalytiques de l’« Autre » blanc.

S’il y a une limite dans la littérature féministe, à mon sens, c’est qu’elle est peut-être parfois un peu trop généreuse, en préférant souligner la lucidité des opprimés que l’aveuglement ou la stupidité de leurs oppresseurs.

Serait-il possible de développer une théorie générale du travail interprétatif ? Il nous faudrait probablement commencer par reconnaître qu’il y a ici deux éléments cruciaux qui, bien qu’ils soient liés, doivent être nettement distingués. Le premier est le processus d’identification imaginative en tant que forme de savoir, le fait qu’au sein de rapports de domination c’est généralement aux subordonnés que revient de facto la tâche de comprendre le fonctionnement réel des rapports sociaux en question. Quiconque a travaillé dans les cuisines d’un restaurant, par exemple, sait que, si quelque chose tourne vraiment au vinaigre et que le patron furieux surgit pour prendre la mesure de la situation, il est peu probable qu’il mène une enquête détaillée, ou même accorde une attention sérieuse aux employés dont chacun s’empresse de donner sa version des faits. Très vraisemblablement, il va tous les faire taire et imposer arbitrairement un récit qui autorise un jugement instantané. Par exemple : « Toi, Joe, tu n’aurais pas dû faire une erreur pareille ; toi, Mark, tu es le nouveau, tu t’es sûrement planté, si tu recommences, t’es viré. » C’est à ceux qui n’ont pas le pouvoir d’embaucher et de licencier qu’il incombera de trouver ce qui a vraiment dérapé, pour que le problème ne se reproduise pas. Il en va de même, en général, dans les relations durables : comme chacun sait, il est fréquent que les domestiques en sachent long sur les familles de leurs employeurs, mais l’inverse n’arrive pratiquement jamais.

Le second élément est la structure qui en résulte en matière d’identification sympathisante. Curieusement, c’est Adam Smith, dans sa Théorie des sentiments moraux, qui a observé le premier le phénomène que nous appelons aujourd’hui « fatigue compassionnelle ». Les êtres humains, soutient-il, sont normalement enclins à s’identifier par l’imagination à leurs semblables, mais aussi, de ce fait, à ressentir spontanément les joies et les peines des autres. Toutefois, les pauvres sont si constamment malheureux que des observateurs par ailleurs pleins de sympathie sont tout simplement submergés, et contraints, sans en prendre conscience, d’évacuer entièrement leur existence. Le résultat est clair : si les personnes situées en bas d’une échelle sociale passent une grande partie de leur temps à imaginer les perspectives de ceux d’en haut et à s’en soucier sincèrement, cela n’arrive pratiquement jamais dans l’autre sens.

Maîtres et serviteurs, hommes et femmes, employeurs et employés, riches et pauvres : dans tous ces cas, l’inégalité structurelle – que j’ai nommée violence structurelle – crée invariablement des structures très déséquilibrées de l’imagination. Puisque, à mon sens, Adam Smith avait raison de dire que l’imagination s’accompagne souvent de sympathie, il en résulte que, dans la violence structurelle, les victimes se soucient des bénéficiaires bien plus souvent que les bénéficiaires ne se préoccupent des victimes. Ce pourrait être, après la violence elle-même, la force la plus puissante qui perpétue ces relations.
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A bien des égards, les États-Unis sont un pays allemand qui, en raison de la rivalité germano-américaine du début du XXe siècle, refuse de se reconnaitre comme tels. Malgré l’usage de la langue anglaise, il y a beaucoup plus d'Américains d'ascendance allemande que d'origine anglaise. (Pensons d'ailleurs aux deux incarnations suprêmes de l’alimentation américaine : le hamburger et la saucisse de Francfort - le hot dog.) Or l’Allemagne est un pays très fier de son efficacité bureaucratique. Ajoutons, pour être complet, que les Russes pensent souvent qu'ils devraient être plus doués pour la bureaucratie, et ont un peu honte de ne pas l'être.
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Comme l'a souligné Giovanni Arrighi, un modèle d'entreprise analogue a émergé simultanément en Allemagne. Finalement, les deux pays - États-Unis et Allemagne - ont passé l'essentiel de la première moitié du siècle suivant à se battre entre eux, pour décider par les armes lequel allait succéder à l'Empire britannique déclinant et concrétiser sa propre vision de l'ordre économique et politique mondial. Nous savons tous qui a gagné. Arrighi avance ici une autre idée intéressante. Si l'Empire britannique avait pris au sérieux sa rhétorique à la gloire du marché libre en supprimant ses droits de douane protectionnistes par l'Anti-Corn Law Bill de 1846, qui abolissait les lois sur les céréales, les gouvernants allemands et leurs homologues américains ne s'étaient jamais intéressés au libre échange. Les Américains, notamment, étaient bien plus portés à créer des structures administration internationale. La toute première initiative des États-Unis, quand ils ont officiellement pris le relais de la Grande-Bretagne comme puissance hégémonique après la Seconde Guerre mondiale, a été d'établir les premières institutions bureaucratiques authentiquement planétaires, celles des Nations unies et celles de Bretton Woods - le Fonds monétaire international, la Banque mondiale et le GATT, qui allait plus tard devenir l'OMC. L'empire britannique n'avait jamais rien tenté de comparable. Soit il envahissait les autres, soit il commerçait avec eux. Les Américains ont entrepris d’administrer tout et tout le monde.
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Le samedi 1er octobre 2011, la police de New York a arrêté 700 militants d'Occupy Wall Street qui tentaient de manifester sur le pont de Brooklyn. Le maire, Michael Bloomberg, a justifié cette décision en faisant valoir qu'ils entravaient la circulation. Cinq semaines plus tard, le même Bloomberg a fermé au trafic automobile deux jours entiers un pont voisin, celui de Queensbroro, pour permettre le tournage du dernier film de la trilogie de Christopher Nolan sur Batman, The Dark Knight Rises.
Beaucoup ont relevé l'ironie de la chose.
Il y a quelques semaines, je suis allée voir le film avec quelques amis d'Occupy - dont la plupart avaient eux-mêmes été arrêtés sur le pont en octobre. Nous savions tous qu'il constituait sur le fond une longue tirade de propagande anti-Occupy. Peu nous importait. Nous allions au cinéma en comptant nous amuser, un peu comme un spectateur qui n'est pas raciste ni nazi irait voir Naissance d'une nation ou Le Triomphe de la volonté. Nous nous attendions à un film hostile, et même insultant. Mais aucun de nous ne pensait qu'il serait si mauvais.
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Vidéo de David Graeber
Extrait du livre audio « Au commencement était...» de David Graeber et David Wengrow, traduit par Élise Roy, lu par Cyril Romoli. Parution numérique le 28 septembre 2022.
https://www.audiolib.fr/livre/au-commencement-etait-9791035409968/
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