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Critique de Petitebijou


Je voudrais commencer cette chronique en effleurant l'élément biographique qui a tant été évoqué dans les médias, à savoir la mort en opération au Liban du fils de l'auteur pendant que celui-ci rédigeait son livre. Je vous suggère de visionner l'extrait vidéo de "La Grande Librairie" dans lequel l'écrivain dit ce qu'il a à dire - et ce qu'il peut dire, à ce sujet. Cela relève de sa vie privée.
Tout juste me permettrai-je de mentionner comme en écho l'histoire de Gustav Mahler composant les "Kindertotenlieder" (Chant des enfants morts) quelques mois avant la mort de sa fille ainée, et les interrogations de sa femme Alma : créer, est-ce provoquer le destin ? de la prescience ?

En cela, nous sommes déjà dans le thème central d''Une femme fuyant l'annonce", qui, au-delà d'un merveilleux roman, un extraordinaire portrait de femme (un mystère pour moi qu'un homme ait pu à ce point se glisser dans la psychologie féminine...), a une portée davantage philosophique, et, comme toute grande oeuvre, nous élève au-delà de l'anecdote, des personnages, pour nous interroger sur ce que nous sommes, par quoi nous nous définissons : pour moi, "Une femme fuyant l'annonce" pose la question centrale de la langue, celle que nous parlons, celle que nous écrivons, celle que nous inventons (à l'image des deux amis et des deux fils du roman). En effet, j'ai toujours pensé - songeant à la question tant à la mode il y a quelques temps de l'identité "nationale", que nous nous définissons par les mots que nous choisissons, que nous habitons une langue plutôt qu'un pays. "Je suis d'où je parle et d'où j'écris", pourrait être le sous-titre du roman.

Pour en revenir au commencement, Bereshit, ma lecture de ce livre, comme l'écriture de cette chronique, ne peut être abordée pour moi que dans le contexte du long chemin entrepris avec l'auteur - à l'image du périple d'Ora, depuis 1994, date de sortie de "Le livre de la grammaire intérieure", acheté par le désir de savoir ce que recelait ce titre qui résonnait dans ma plus grande intimité. Ce fut un éblouissement, non démenti par la suite de mes lectures des oeuvres produites par l'auteur, dont, chaque fois, les titres semblaient m'hypnotiser et me tenir captive. Pour n'en citer que quelques-uns, "Tu seras mon couteau", "Quelqu'un avec qui courir", "J'écoute avec mon corps".

Dernier opus, "Une femme fuyant l'annonce" n'est qu'un tome supplémentaire de ce qui pourrait être un seul volume, une variation sur le thème évoqué du rapport intellectuel, charnel, voire hystérique que nous entretenons avec le langage, les mots que nous employons pour exprimer nos actes, nos pensées, nos sentiments, nos émotions, nos désirs... que ce soit dans notre langue maternelle, ou la langue de nos grands-parents immigrés, d'une langue étrangère que nous avons appris à l'école et dans laquelle nous aimons chanter, d'une langue amoureuse que nous pouvons inventer avec l'être aimé, du vocabulaire que nous adoptons quand nous aimons écrire, etc...

Que fait Ora , à travers son voyage initiatique en Galilée, sinon chercher la langue qui pourrait protéger son fils, les mots qui pourraient le maintenir en vie, comme ramener son ancien amant à la vie, comme identifier ceux qui l'ont éloignée de son mari ? Elle parle, parle, déroule le fil d'une bobine de chair et de sang, d'une mère reliée par un cordon ombilical lexical à ses enfants, aux êtres aimés, à travers une langue à l'image de la nature qui l'entoure et qu'elle découvre au cours de sa longue randonnée, foisonnante, envahissante, chatoyante, palpitante, angoissante aussi par ses pièges et ses détours, y compris dans le silence, qui n'est autre qu'un autre langage. David Grossman décrit minutieusement, avec force détails et vocabulaire précis le décor dans lequel évoluent Ora et Avram, de l'infiniment grand à l'infiniment petit. de l'immensité de la voie lactée au plus minuscule des insectes, toute manifestation vivante s'inscrit dans le déroulement du récit, dans un style semblable à une ode panthéiste. La nature, tantôt aimante, tantôt hostile, n'est plus que l'ordre d'un monde dans lequel les êtres humains doivent trouver leur place, et contribuer à son bon déroulement. Et pourtant, que cherche Ora, obstinément, si ce n'est bouleverser cet ordre naturel qu'elle pressent annonciateur de son futur malheur ? Cette femme est une héroïne presque mythologique, se dressant seule contre la volonté des Dieux, avec pour arme, le petit cahier qu'elle s'entête à noircir, et les paroles qu'elle lance comme autant de mantras aux oreilles d'Avram et à l'humanité toute entière à travers lui.Quand les mots ne suffisent plus, le corps prend le relais, soulignant une intention par une posture, un regard, un mouvement incontrôlé. Même le sommeil est vocabulaire, le corps endormi livre encore des secrets. Chaque être, chaque plante, chaque pierre est une énigme à déchiffrer, un message codé à traduire. Il faut d'ailleurs souligner l'extraordinaire travail de Sylvie Cohen, traductrice attitrée, qui sait, quand il le faut, conserver le mot hébreu - langue morte ressuscitée à la naissance d'un état, nous fait entendre sa résonance, sait que tel mot doit être conservé "en l'état" parce que, même si sa traduction est possible, le lecteur doit en entendre la musique, l'écho. S'il ne comprend pas le sens, au moins en aura-t-il eu la prescience (parfois le mot cité en hébreu -ou en arabe, langue fraternelle- est suivi de sa traduction).

Je dois avouer qu'il m'est arrivé une chose un peu étrange en lisant ce livre. Arrivée aux deux tiers du roman, j'ai dû interrompre ma lecture, pendant plusieurs semaines. J'avais plongé dans le roman en apnée, et j'ai été prise de l'ivresse des profondeurs. Les interrogations d'Ora sont devenues les miennes (hors de tout contexte factuel) et ont commencé à interférer dans ma vie privée, jusqu'au vertige. A mon tour, j'étais une femme fuyant l'annonce, quelle qu'elle ait pu être. Je n'ai rien lu ou presque pendant quelques temps, puis, lorsque je me suis sentie suffisamment armée, ai repris la randonnée en Galilée avec les protagonistes du récit, et fini le roman cette fois dans l'urgence.

Sans dévoiler la fin de l'histoire, je ne peux pas omettre de signaler que les pages consacrées à la description d'un "fait" de guerre sont d'une crudité et d'une horreur presque insoutenables. Après avoir utilisé les circonvolutions d'une langue poétique et manié la digression, l'auteur décrit chirurgicalement les événements dont l'évocation brute suffit à nous les rendre irréels, parce qu'inconcevables. Ici, nous sommes en présence d'un écrivain majeur, qui, à travers la fiction, pose sans les nommer toutes les questions politiques, philosophiques, éthiques, que se posent les familles israéliennes élevant des enfants sachant qu'ils accompliront au moins trois années dans l'armée, trois années qui, s'ils en reviennent vivants, les transformeront en étrangers, confrontés de l'intérieur au conflit israélo-arabe, dans toute sa violence et son absurdité, comme toute guerre est absurde. "Elevons-nous nos enfants pour en faire des meurtriers ?" s'interroge Ora, et sa question se perd dans l'immensité qui l'entoure. Au-delà du contexte Israélien, David Grossman interroge la conscience de chaque être humain, sans manichéisme, sans donner de leçon, mais l'on sent bien que avec toute la force qu'il imprime au récit, poser cette question est déjà le début d'une réponse.

A ce stade de ma chronique, j'imagine que certaines personnes la lisant me traiteront, comme est traitée Ora dans certaines chroniques Babélio, d'hystérique, mais je ne suis pas plus rationnelle qu'Ora et souhaite que ce compte-rendu de ma lecture soit à l'image du climat dans lequel j'ai baigné au fil des mots qui me retenaient prisonnière et me fascinaient doucement...( un auteur comme Paul Auster indique dans la quatrième de couverture qu'il a "dévoré" le roman "dans une transe fiévreuse"...).

En conclusion, je dirai que David Grossman, à l'image des écrivains qui dépassent leur nationalité et leur époque, à travers "Une femme fuyant l'annonce", ne fait qu'écrire encore et toujours le même livre, initié avec "Voir ci-dessous : Amour", et que cette oeuvre qu'il construit avec un acharnement vital restera bien au-delà de sa propre existence. Il bâtit un monde avec un talent immense et singulier, et j'aime à penser que l'un des non moindres mérites de ce roman est de lui avoir donné un rayonnement de plus en plus grandissant, car plus un auteur est singulier, plus il nous ouvre les portes de l'universel. En inventant au fil de ses écrits un langage unique et intime, il nous incite à nous exprimer du plus profond de nos êtres, à créer à notre tour notre "grammaire intérieure", nous éloigner des lieux communs qui nous affaiblissent et affectent notre relation au monde, pour nous rendre meilleurs et authentiques.

Lien : http://parures-de-petitebijo..
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