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Efim Grigor'evic Ètkind (Préfacier, etc.)Alexis Berelowitch (Traducteur)
EAN : 9782253110941
1175 pages
Le Livre de Poche (01/06/2005)
4.46/5   624 notes
Résumé :
Achevé en 1962, censuré en Union soviétique, il est publié pour la première fois en 1980, de façon posthume.
Dans ce roman-fresque, composé dans les années 1950, à la façon de Guerre et paix, Vassili Grossman (1905-1964) fait revivre l’URSS en guerre à travers le destin d’une famille, dont les membres nous amènent tour à tour dans Stalingrad assiégée, dans les laboratoires de recherche scientifique, dans la vie ordinaire du peuple russe, et jusqu’à Treblinka ... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (95) Voir plus Ajouter une critique
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Vie et Destin offre une peinture réaliste de la société russe et de la très rude bataille de Stalingrad. Cette lecture ardue nécessite du temps mais cet effort en vaut la peine car il aide à mieux comprendre le monde et, en particulier, la Russie.
Vie et Destin marque un tournant dans la pensée philosophique et politique de Vassili Grossman. Fervent communiste et partisan du régime soviétique dans Pour une juste cause, il analyse désormais la dérive totalitaire de Staline, qui n'a rien à envier à celle d'Hitler et du national-socialisme, et dont on trouvait déjà des bribes dans la pensée de Lénine. Cette prise de conscience le fait basculer dans le camp des opposants qui sont appelés "les ennemis du peuple ", il craint d'être arrêté, son manuscrit est saisi par le KGB, la police politique, et ne sera sauvé que grâce à l'action de quelques hommes de bonne volonté, désireux de sortir de cet enfer qu'est le totalitarisme. Vassili Grossman montre, d'une manière inacceptable pour les autorités, la convergence entre les systèmes nazi et soviétique (camp de concentration/goulag, police politique : Gestapo/KGB, nationalisme d'État, élimination des minorités et des opposants grâce à la terreur et la répression). Sa réflexion rejoint celle d'Hanna Arendt sur la banalité du mal qui se nourrit de la peur individuelle, légitime lorsque règne ce genre d'ambiance effrayante.
Le personnage de Strum, physicien nucléaire, est isolé car ses recherches sont accusées d'être de la physique juive, occidentale, qui contredit les travaux du maître à penser, Lénine. Puis, lorsque Staline l'appelle, il retrouve son poste et ses amis, ne risque plus d'être arrêté. Alors qu'il avait toujours été courageux, il accepte de signer une lettre qui nie les exactions commises envers des scientifiques et les arrestations arbitraires. Il a honte de sa faiblesse et est tourmenté. Pour Vassili Grossman, le régime soviétique, en détruisant la liberté, a fait régresser son pays et restauré une servitude identique à celle de la Russie des tsars et des serfs. Il s'interroge sur la nature pernicieuse des idéologies, surtout celles qui ont pour but le Bien de l'humanité et sont érigées en systèmes dogmatiques qui font sombrer l'Homme dans la barbarie. Que reste-t-il après un tel chaos, à part l'espoir incertain que la bonté humaine parviendra à vaincre, malgré tout, ces entreprises de déshumanisation ?
Ce roman m'a bouleversée. Il est, pour moi, un des chefs-d'oeuvre du XXe siècle. Il est à la fois un témoignage rare et poignant de la Shoah en Europe de l'Est et de l'univers totalitaire dans lequel des milliers de personnes, en U.R.S.S., ont été obligées de rester enfermées et de survivre. Certains passages m'ont durablement marquée : les descriptions horribles de ce que les historiens ont appelé « la Shoah par balles » et plusieurs dialogues, expressions des tourments philosophiques et politiques de l'auteur.
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Vertigineux ! Un livre à lire au moins une fois dans sa vie. Au moins … Il est tellement foisonnant et bouillonnant qu'une relecture apporterait, j'en suis persuadée, un plaisir égal et un regard encore plus incisif. Si ce livre avait pu paraître en 1960, du vivant de l'auteur, il aurait déclenché une gigantesque déflagration. Encore aujourd'hui, il n'a rien perdu de sa force.

Ce qui est frappant par rapport au premier volet (Pour une juste cause), c'est qu'il s'agit pour ainsi dire d'un miroir inversé : alors que dans le premier volet, l'élan patriotique, l'espoir, le triomphe de la liberté s'amplifient à mesure que l'armée russe recule, dans Vie et Destin, c'est au contraire les doutes et les désillusions qui s'intensifient à mesure que l'armée russe progresse ; l'armée ou le Parti…

A travers une multitude de personnages, l'auteur s'interroge et interroge sur ces formes d'Etat-parti qui étouffent la liberté pour assoir leur emprise. La convergence qu'il établit entre les régimes nazi et communiste est admirablement amenée ; les mécanismes de la délation, de la terreur, de la soumission sont également évoqués avec une effrayante acuité.

Mais c'est aussi et surtout une aventure humaine qui grouille de points de vue, d'aspirations différentes. Elle raconte des hommes, des femmes, des enfants de toutes les classes sociales, dans des camps allemands et russes, dans des villages et des villes, des soldats, des colonels, des membres du comité, des civils, sur le front ou à l'arrière, des bolchéviques, des tchékistes, des léninistes, des anciens propriétaires terriens, des Allemands, des Russes, des Juifs, des Ukrainiens, des Tatars, des Kalmouks, des personnes ayant la confiance du parti et d'autres ne l'ayant pas etc. jusqu'à ce passage hallucinant sur le regard d'un gamin dans une chambre à gaz. J'en ai encore des frissons ! Elle raconte la vie qui continue envers et contre tout avec ses joies et ses souffrances. Cette diversité de regards apporte selon moi une force incommensurable à ce livre.

Si Vie et Destin est souvent comparé à La Guerre et la Paix de Tolstoï – Et pour cause : il s'agit là aussi d'une fresque historique à hauteur d'hommes mettant en scène une famille et ses nombreuses ramifications autour de batailles emblématiques (la campagne de Russie de 1812 pour l'un, Stalingrad pour l'autre), mêlant personnages fictifs et réels et considérations philosophiques – j'ai plutôt eu le sentiment que Vassili Grossman se revendiquait davantage de Tchekhov. (Il va me falloir le lire !)

Ainsi quand, Madiarov, l'un des personnages de Vie et destin, s'exclame « La voie de Tchekhov, c'était la voie de la liberté. […] Tchekhov a fait entrer dans nos consciences toute la Russie dans son énormité ; des hommes de toutes les classes, de toutes les couches sociales, de tous les âges… Mais ce n'est pas tout ! Il a introduit ces millions de gens en démocrate, comprenez-vous, en démocrate russe. Il a dit, comme personne ne l'a fait avant lui, pas même Tolstoï, il a dit que nous sommes avant tout des êtres humains ; comprenez-vous : des êtres humains ! », c'est selon moi précisément l'intention de Vassili Grossman : dire simplement, sincèrement les êtres humains.

Mais, d'après moi, ce qu'il montre aussi, c'est que les hommes ne changent pas. Ce sont les circonstances qui, elles, changent et exhortent ce qu'ils avaient déjà en eux. Strum est sans doute l'un des personnages qui va le plus se révéler à lui-même et je me suis demandé, vu les similitudes avec le parcours de l'auteur, si ce n'était pas une projection de son double.

J'ai malgré tout retiré une demi-étoile en raison de la structure éclatée du roman, celle-là même qui m'avait tant dérangée dans le premier volet et qui a continué à me déranger par intermittence dans la première partie de ce volet-ci. Encore que, en refermant le livre, j'ai hésité à la retirer car cette construction est sans doute autant une force qu'une faiblesse, à l'image de la diversité des hommes qu'elle fait vivre.

Vous l'aurez compris, ce livre est monstrueux autant que magnifique.
Monstrueux, car il nous fait toucher du doigt avec une justesse de ton effarante et une puissance évocatrice saisissante ce qu'est la vie en temps de guerre sous un régime totalitaire.
Magnifique, car la confiance en l'homme de l'auteur transpire entre les lignes, elle est là en filigrane, impuissante mais inébranlable. Elle se manifeste dans la bonté humaine, celle de la vie de tous les jours, une « bonté sans témoins, une petite bonté sans idéologie. » Une « bonté folle » comme la nomme encore Vassili Grossman. « C'est la bonté d'une vieille, qui, sur le bord de la route, donne un morceau de pain à un bagnard qui passe, c'est la bonté d'un soldat qui tend sa gourde à un ennemi blessé, la bonté de la jeunesse qui a pitié de la vieillesse, la bonté d'un paysan qui cache dans sa grange un vieillard juif. » Un grand moment de lecture en ce qui me concerne.
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Dans la plupart des appréciations critiques, dans les très nombreux commentaires de lecteurs de VIE ET DESTIN, certaines expressions semblent revenir régulièrement : « monument de la littérature du XXème siècle », « oeuvre majeure », « fresque monumentale », « chef d'oeuvre de la littérature russe moderne », « Guerre et Paix du XXème siècle »...
Alors moi, en rédigeant cette 70ème critique ici à Babelio, je me dis que je ne saurai certainement pas trouver d'autres adjectifs, d'autres superlatifs pour mieux exprimer, avec la plus grande humilité dont je pourrais faire preuve en tant que lecteur, mon sentiment profond d'avoir été confronté en lisant VIE ET DESTIN à quelque chose de véritablement.. monumental!

Monument à quoi exactement ? A l'Homme avant tout, dirais-je tout simplement ! Tout vit, tout meurt, mais l'homme reste, nous rappelle sans cesse Vassili Grossman. On entend tout au long de VIE ET DESTIN à la fois "les morts qu'on pleure et la joie furieuse de vivre". On y est invité sans cesse "à vivre et à mourir en hommes", car "c'est là, pour l'éternité, [notre] amère victoire d'hommes sur toutes les forces grandioses et inhumaines qui furent et seront dans le monde".

Oeuvre totale, à la fois document de guerre, réflexion philosophique et roman, ancrée dans l'histoire des crimes contre l'humanité perpétrés par les régimes stalinien et nazi au XXème siècle, VIE ET DESTIN ne cède pourtant à aucun moment à la tentation du nihilisme. Au contraire, elle transcende cette réalité tragique, notamment par cette éloge de l'Homme scandée au milieu même des décombres engendrés par une des catastrophes les plus terribles de l'histoire de l'humanité.
L'auteur réussit ce tour de force avec éloquence. Personnellement, je ne suis guère convaincu par les argumentations assez nombreuses qui cherchent à classer Vassili Grossman parmi les optimistes. A mon sens, son propos dépasse largement ces catégories, trop réductrices en l'occurrence, comme le seraient tout aussi bien, par ailleurs, celles de bien ou de mal dont l'auteur ne cesse d'illustrer le caractère relatif (voir par exemple les chapitres à propos du mal que l'homme, depuis toujours, a pu déclencher au nom du bien, ou sur le fait que beaucoup de partisans des thèses du nazisme étaient profondément convaincus de défendre des idées « humanistes », d'agir pour le bien de l'humanité !). A mon avis, il serait plus judicieux ici de parler d'une position de "compassion raisonnable", à la fois compatissante et compatible avec la condition humaine. En tout cas, ce récit m'a paru totalement exempt de mièvrerie ou de toute autre forme d' optimisme défensif face à l'horreur parfois insoutenable de ce qui est raconté.

Dans VIE ET DESTIN une large place est faite à ce que j'appellerai (par opposition à une dimension « supra-réelle » et historique) : « l'infra-réel », constitué ici par les innombrables vies et individualités qui défilent tout au long de ses presque 1 200 pages. Environ 150 personnages (nommés) y auraient été recensés – ce dernier point semblerait d'ailleurs avoir découragé bon nombre de lecteurs ! Un record tout de même pour une littérature (russe) nécessitant souvent qu'on fasse une liste des noms des personnages, et de leurs petits-noms, pour pouvoir s'y retrouver au bout d'un moment... !
De cette profusion dans laquelle parfois on peut effectivement s'égarer, émerge en même temps un sentiment que je qualifierais de "continental", sentiment reliant d'un fil invisible tous ces îlots insondables que chaque homme, que chacun de nous constitue. Je me suis donc parfois simplement abandonné au récit, à ces innombrables personnages, parfois à peine ébauchés par quelques phrases au détour d'une courte parenthèse, hommes emportés par une même et seule vague de l'Histoire ; l'Homme à travers les hommes, au gré des courants et des remous provoqués par cette dernière, l'Homme au travers de tous ces hommes pour lesquelles les rôles peuvent se ressembler, s'inverser, s'effacer, resurgir intacts, alors qu'à d'autres moments, des symétries improbables se créent entre eux, des amours naissent sans lendemain ou leur bonté se révèle malgré tout plus grande et puissante que la haine...Tout vit, tout meurt, mais l'Homme reste.

Cette expérience continentale, ce sentiment de partager tant de vies et de destins en si peu de temps sont soutenus en même temps par une écriture d'une grande simplicité, empreinte d'un lyrisme franc, non-recherché, d'une humanité et d'une empathie envers la condition humaine comme j'ai rarement eu l'occasion de rencontrer chez un auteur. Ce sont là des éléments qui, une fois réunis, sont susceptibles de créer un tel sentiment de proximité et de densité émotionnelle qui auront réussi à faire éprouver au lecteur que je suis une sensation omniprésente de lire au plus près de son être et de son corps.

Vassili Grossman ne verra jamais cet ouvrage publié. Trois années après la saisie de VIE ET DESTIN par les autorités russes, il mourra dans d'atroces souffrances, seul, indigent. Jusqu'au bout, il n'aura cessé d'écrire.

Une lecture en essence inoubliable.




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Le destin de ce livre est fabuleux : deuxième tome d'une colossale saga à la Tolstoi, il marque la révolution politique de son auteur qui, de fervent communiste, aura profondément évolué dans ses convictions en comprenant autour de l'axe de la bataille décisive de Stalingrad les ressorts profonds du pouvoir stalinien, ce qui l'amènera à être le premier auteur à renvoyer dos à dos communisme et national socialisme en soulignant leur glaçante proximité. On mettra du temps à découvrir cette oeuvre : rédigée en 1960, elle fut l'une des très rares à être confisquée, manuscrit et copie stencyl saisis, par les autorités soviétiques. Censure plus forte encore que l'interdiction, cette confiscation marque bien à quel point le propos du livre inquiétait le pouvoir qui s'est ainsi assuré que personne n'y porte les yeux, ne serait-ce que sur quelques copies privées! Ce n'est que vingt ans plus tard que "Vie et destin" sera publié en Occident, et qu'il acquerra sa réputation de roman majeur du 20ème siècle.

Une toile de fonds pareille, ça ouvre mon appétit de lectrice, et même s'il faut avoir un bel estomac pour avaler les 1200 pages du roman, je vous garantis qu'il se dévore avec beaucoup plus de facilité que je ne le craignais. Certes, les scènes de guerre sont nombreuses puisque la bataille de Stalingrad constitue le socle du roman, mais pas que : on suit un nombre important de personnages dans des contextes différents, en exil loin des villes, dans un camp de concentration allemand, au coeur de Stalingrad assiégée et à l'arrière du front. Partout, on croise des personnages forts, tragiques, broyés par l'histoire. Ce qui frappe et fait la force de ce roman, c'est le parallélisme troublant entre les situations tragiques dans lesquelles ils se retrouvent et les mécanismes de mort et de terreur infligés du côté soviétique comme du côté allemand : sur l'horreur des chambres à gaz se superpose celle des purges de 37 ou la mise à l'écart pour des motifs arbitraires des révolutionnaires de la première heure, l'antisémitisme présent des deux côtés.

Un roman riche de figures et réflexions politiques profondes, qu'il faut effectivement avoir lu dans sa vie pour comprendre le 20ème siècle et les ressorts du pouvoir totalitaire, voire du pouvoir tout court.
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Né dans une famille juive, en 1905, sur une terre ukrainienne appartenant alors à l'Empire russe, l'écrivain soviétique Vassili Grossman a peu à peu pris conscience de la complexité de son identité et de l'impossibilité pour un citoyen de construire librement son destin dans un régime soumis aux dogmes totalitaires du Parti Communiste. Il est mort en 1964, à Moscou. Considéré aujourd'hui comme son chef d'oeuvre, son roman Vie et Destin, achevé en 1962, avait été aussitôt saisi par les autorités soviétiques. Il ne sera publié qu'à partir des années quatre-vingt.

Vie et Destin raconte la bataille de Stalingrad, engagée à l'été 1942 entre les forces armées du Troisième Reich et celles de l'URSS. Les combats s'achèvent par l'encerclement des troupes allemandes et leur reddition pendant l'hiver. Une victoire salutaire de l'armée soviétique ! Son retentissement inversa le cours de la Seconde Guerre mondiale. Elle reste la page la plus glorieuse de l'histoire de la Russie.

Pendant que la bataille fait rage dans le centre et les quartiers industriels de la ville, l'auteur se penche sur le quotidien des membres d'une famille soviétique et de leurs proches. Des personnages incarnant des stéréotypes de leur société, dispersés sur un territoire vaste, exposés à des destins changeants ou contrariés, et qui s'emploient à survivre.

Les profils sont bigarrés : des officiers supérieurs, au combat sous le feu allemand et marqués à la culotte par des commissaires politiques veillant au strict respect de la ligne du Parti ; un spécialiste de physique nucléaire, fin observateur de l'âme humaine, y compris de la sienne ; un vieil ouvrier aux convictions bolcheviques inaltérables, prisonnier dans un camp allemand ; une femme médecin militaire, juive, déportée en camp d'extermination et menée jusqu'à la chambre à gaz, une scène horrifiante ; d'autres femmes, plus ou moins éloignées de leur compagnon, s'efforçant de subsister en ville, en dépit des pénuries et des bombardements ; des communistes déchus de leur aura et échoués au Goulag. A noter aussi quelques apparitions d'officiers allemands, nazis zélés ou soldats fatigués.

Au travers de ces personnages fictifs et de figures historiques réelles, l'auteur trace les contours d'une comédie humaine, dans laquelle chacun s'adapte et se comporte comme en temps de paix et de prospérité (relative). Emotions sentimentales, vanités ridicules, jalousies irrépressibles, lâchetés déniées, compromissions minables : personne ne manque à ses petits travers humains courants.

Grossman avait assisté de bout en bout, comme journaliste, à la bataille de Stalingrad. Il avait ensuite suivi l'armée soviétique jusqu'à Berlin et était entré dans les camps d'extermination nazis (Treblinka). Il n'hésite pas à renvoyer dos à dos les régimes totalitaires hitlérien et soviétique, qui confisquent les libertés individuelles au profit d'une collectivité fantasmée. Il avait aussi noté les failles de leur commandement militaire : pour nourrir l'hystérie du chef suprême, on sacrifie des hommes dans des assauts sans espoir, pour en saluer ensuite l'héroïsme. Grossman avait aussi perçu les limites de ce que les communistes appellent le centralisme bureaucratique, qui implique de se conformer aux décisions venues d'en-haut, même si le bon sens et la conscience conduisent à d'autres options.

Dans le roman, le Parti reproche au spécialiste de physique nucléaire de se consacrer à des théories contraires aux principes matérialistes de Lénine et d'être imprégné d'« abstractions talmudiques ». Un relent d'antisémitisme qui n'est pas un détail de l'histoire. Dès les purges de 1937, Staline s'en prend aux Juifs, qu'il accusera plus tard de « cosmopolitisme sans racine ». le rejet des Juifs prendra de l'ampleur au début des années cinquante, lors du prétendu complot des blouses blanches. En 1953, la mort de Staline aura peut-être évité une seconde Shoah.

A l'instar de Guerre et Paix de Tolstoï, dont Grossman s'était inspiré, la lecture de Vie et Destin manque de fluidité, en raison de la diversité des sites, du découpage des scènes et du nombre de personnages. Une complexité amplifiée par la tradition russe de désigner ceux-ci tantôt par leur prénom et patronyme, tantôt par leur nom, tantôt encore par leur surnom. Une lecture très longue, mais passionnante, qui apporte un certain éclairage aux événements actuels de Russie et d'Ukraine.

Lien : http://cavamieuxenlecrivant...
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critiques presse (3)
LeJournaldeQuebec
26 mars 2024
C’est un livre terrible et puissant. On y découvre, sans détour, la terreur et la grâce d’un peuple confronté à un événement cataclysmique. C’est très bien écrit, c’est indémodable, c’est poignant : un grand livre, point.
Lire la critique sur le site : LeJournaldeQuebec
Culturebox
23 février 2023
Dans les années 1960, Vassili Grossman était victime de la censure du régime soviétique et son œuvre majeure "Vie et destin" n'est parue qu'à titre posthume.
Lire la critique sur le site : Culturebox
Liberation
26 mars 2012
La puissance iconoclaste du roman était telle que le manuscrit fut arrêté par le KGB «comme un être vivant».
Lire la critique sur le site : Liberation
Citations et extraits (284) Voir plus Ajouter une citation
Les hommes portant une bande couleur verte, les voleurs et les bandits, faisaient partie des privilégiés du camp : la Kommandantur se servait d'eux pour surveiller les politiques.
Le pouvoir qu'exerçaient les droit commun sur les politiques était une manifestation de plus de l'esprit novateur du national-socialisme.
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Le national-socialisme avait créé un nouveau type de détenus politiques : les criminels qui n’avaient pas commis de crime.
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Dans cette steppe kalmouke qui s'étend vers l'est jusqu'à l'estuaire de la Volga et les bords de la mer Caspienne, où elle se transforme en désert, la terre et le ciel se sont reflétés l'un dans l'autre depuis si longtemps qu'ils se ressemblent, comme se ressemblent mari et femme quand ils ont vécu toute leur vie ensemble. Et il est impossible de savoir si c'est le gris de l'herbe qui pousse sur le bleu incertain et délavé du ciel ou la steppe qui s'est imprégné du bleu du ciel, et il devient impossible de distinguer le ciel de la terre, ils se fondent dans une même poussière sans âge. Quand on regarde l'eau épaisse et lourde des lacs Datsa et Barmantsak, on croit voir de plaques de sel à la surface de la terre ; les plaques de sel, elles, elles imitent à s'y méprendre l'eau des lacs.

Peut-être est-ce pour cette raison qu'il y a tant de mirages ? Les frontières entre l'air et la terre, entre l'eau et le sel n'existent plus. Un élan de la pensée, une impulsion du cerveau d'un voyageur assoiffé se transforme en d'élégants édifices de pierre bleutée, et la terre se met à ruisseler, et les palmeraies s'étendent jusqu'à l'horizon, et les rayons du soleil terrible et dévastateur, traversant des nuages de poussière, se métamorphosent en des coupoles dorées de palais…

L'homme, en une minute d'épuisement, crée lui-même, à partir de ce ciel et de cette terre, le monde de ses désirs.

Et soudain le désert de la steppe se montre sous un tout autre jour.

La steppe ! Une nature sans la moindre couleur criarde, sans la moindre aspérité dans le relief ; la sobre mélancolie des nuances grises et bleues peut surpasser en richesse le flot coloré de la forêt russe en automne ; les lignes douces, à peine arrondies, des collines s'emparent de l'âme plus sûrement que les pics du Caucase ; les lacs avares, remplis d'une eau vieille comme le monde, disent ce qu'est l'eau mieux que toutes les mers et tous les océans.

Tout passe, mais ce soleil, ce soleil énorme et lourd, ce soleil de fonte dans les fumées du soir, mais ce vent, ce vent âcre, gorgé d'absinthe, jamais on ne peut les oublier… Riche est la steppe…

La voilà au printemps, jeune, couverte de tulipes, océan de couleurs… L'herbe à chameaux est verte et ses piquants sont encore tendres et doux.

Mais toujours – au matin, en été ou en hiver, par de sombres nuits de pluie ou par clair de lune – toujours et avant toute chose, la steppe parle à l'homme de la liberté… Elle la rappelle à ceux qui l'ont perdue.
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EXTRAIT n°2 p. 280
(...) Une des propriétés les plus extraordinaires de la nature humaine qu'ait révélé cette période est la soumission. On a vu d'énormes files d'attente se constituer devant les lieux d'exécution et les victimes elles-même veillaient au bon ordre de ces files. On a vu des mères prévoyantes qui, sachant qu'il faudrait attendre l'éxécution pendant une longue et chaude journée, apportaient des bouteilles d'eau et du pain pour leurs enfants. Des millions d'innocents, pressentant une arrestation prochaine, préparaient un paquet avec du linge et une serviette et faisaient à l'avance leurs adieux. (...) Et ce ne furent pas des dizaines de milliers, ni même des dizaines de millions, mais d'énormes masses humaines qui assistèrent sans broncher à l'extermination des innocents. Mais ils ne furent pas seulement des témoins résignés; quand il le fallait, ils votaient pour l'extermination, ils marquaient d'un murmure approbateur leur accord avec les assassinats collectifs. Cette extraordinaire soumission des hommes révéla quelque chose de neuf et d'inattendu. Bien sûr, il y eut la résistance, il y eut le courage et la ténacité des condamnés, il y eut des soulèvements, il y eut des sacrifices, quand, pour sauver un inconnu, des hommes risquaient leur vie et celle de leurs proches. Mais, malgré tout, la soumission massive reste un fait incontestable.(...)


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[...] ... - " (...) Vous m'avez fait venir pour un interrogatoire," [dit Mostovskoï]. "Je n'ai pas de conversation à tenir avec vous.

- Et pourquoi donc ?" demanda Liss. "Vous regardez mon uniforme. Mais je ne le porte pas de naissance. Notre guide, notre parti, nous donnent un travail et nous y allons, nous, les soldats du parti. J'ai toujours été un théoricien dans le parti, je m'intéresse aux problèmes d'histoire et de philosophie, mais je suis membre du parti. Et chez vous, pensez-vous que tous les agents du NKVD [= l'un des noms pris, au fil des ans, par la police politique, équivalent de la Gestapo nazie ou de la Stasi est-allemande de l'après-guerre] aiment ce qu'ils font ? Si le Comité central vous avait chargé de renforcer le travail de la Tchéka (= autre nom de la police politique soviétique], auriez-vous pu refuser ? Non, vous auriez mis de côté votre Hegel et vous y seriez allé. Nous aussi, nous avons mis de côté Hegel."

Mikhaïl Sidorovitch coula un regard du côté de son interlocuteur ; il lui semblait étrange, sacrilège, que ces lèvres impures puissent prononcer le nom de Hegel ... Si un bandit avait entamé avec lui une conversation dans la cohue d'un tramway, il n'aurait pas écouté ce qu'il lui disait, il aurait suivi ses mains du regard en guettant l'instant où il sortirait un rasoir pour lui taillader le visage.

Liss leva ses mains, les regarda et dit :

- "Nos mains, comme les vôtres, aiment le vrai travail et nous ne craignons pas de les salir."

Mikhaïl Sidorovitch grimaça : il lui était insupportable de retrouver, chez son interlocuteur, son propre geste et ses propres paroles.

Liss s'anima, ses paroles se précipitèrent, on aurait dit qu'il avait déjà discuté avec Mostovskoï et que maintenant, il se réjouissait de reprendre leur conversation interrompue.

- "Vingt heures de vol et vous voilà chez vous, en Union soviétique, à Magadan, installé dans le fauteuil d'un commandant de camp. Ici, chez nous, vous êtes chez vous, mais vous n'avez tout simplement pas eu de chance. J'éprouve beaucoup de peine quand votre propagande fait chorus à la propagande de la ploutocratie et parle de justice partisane."

Il hocha la tête. Les paroles qui suivirent furent encore plus surprenantes, effroyables, grotesques.

- "Quand nous nous regardons, nous ne regardons pas seulement un visage haï, nous regardons dans un miroir. Là réside la tragédie de notre époque. Se peut-il que vous ne vous reconnaissiez pas en nous ? Que vous ne retrouviez pas votre volonté en nous ? Le monde n'est-il pas pour vous, comme pour nous, volonté ? Y a-t-il quelque chose qui puisse vous faire hésiter ou vous arrêter ?"

Liss approcha son visage de Mostovskoï :

- "Vous me comprenez ? Je ne parle pas parfaitement russe, mais je voudrais tant que vous me compreniez. Vous croyez que vous nous haïssez mais ce n'est qu'apparence : vous nous haïssez vous-même en nous. C'est horrible, n'est-ce pas ? Vous me comprenez ?"

Mikhaïl Sidorovitch avait décidé de ne pas répondre, de ne pas se laisser entraîner dans la discussion.

Mais un bref instant, il lui sembla que l'homme qui cherchait son regard ne désirait pas le tromper, qu'il était réellement inquiet et s'efforçait de trouver les mots justes.

Et une angoisse douloureuse étreignit Mostovskoï.

- "Vous me comprenez ? Vous me comprenez ?" répétait Liss, et il ne voyait même plus Mostovskoï tant était grande son excitation. "Vous me comprenez ? Nous portons des coups à votre armée mais c'est nous que nous battons. Nos tanks ont rompu vos défenses mais leur chenilles écrasent le national-socialisme allemand. C'est affreux, un suicide commis en rêve. Cela peut avoir une conclusion tragique. Vous comprenez ? Si nous sommes vainqueurs, nous, les vainqueurs, nous resterons sans vous, nous resterons seuls face aux autres qui nous haïssent."

Il aurait été aisé de réfuter les raisonnements de cet homme. Ses yeux s'approchèrent encore de Mostovskoï. Mais il y avait quelque chose de plus répugnant et de plus dangereux que les paroles de ce provocateur S. S., c'étaient les doutes répugnants que Mostovskoï trouvait au fond de lui-même et non plus dans le discours de son ennemi. ... [...]
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Vidéo de Vassili Grossman
Comment écrire la guerre ? de nombreux écrivains s'y s'ont frottés, et Emilienne Malfatto comme Olivier Weber évoquent des figures littéraires majeures qui ont influencé leur propre écriture de l'expérience guerrière. Sorj Chalandon, Malraux, Vassili Grossman ou encore Romain Gary... autant de plumes convoquées par ces deux reporters.
Emilienne Malfatto est auteure et journaliste et publie "Le colonel ne dort pas" (Editions du sous-sol, août 2022). Olivier Weber, lui, est auteur, grand reporter et ancien correspondant de guerre, et publie "Naissance d'une nation européenne" (éditions de l'Aube, août 2022).
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