Café du quotidien, par rapport à ceux de la vie dorée, dont mon père parlait chaque fois avec une sorte de considération non exempte, cependant, de dédain ; et pour lesquels mon souvenir reste froid. Sauf en ce qui concerne - et nous y voilà - leurs orchestres respectifs à la terrasse. Qui durant les belles soirées d'été détendues, rivalisaient comme ceux de la place Saint-Marc à Venise ; le faste, la nonchalance, et le mystère de la Sérénissime en moins ! Non que je sois allé jamais m'asseoir à leurs tables, mais parce que, mêlé à la foule qui stationnait devant chacun d'eux, en bénéficiant de la musique sans bourse délier, je sentais de loin, enfant, l'air de condescendance, mal dissimulé, et de supériorité négligente des consommateurs, qui, installés dans de confortables fauteuils, jouissaient - comme on dit ici – de la musique; et, de temps à autre, tournaient vers nous la tête avec un air de feinte indifférence pour cette tourbe massée au bord du trottoir, le long de l'eau. Tourbe charmée au demeurant - pas de TV alors - tourbe enchantée par les valses, tangos, paso-dobles, fox-trot et charleston, entrecoupés soudain d'un « morceau » de Liszt, de Chopin ou de Brahms, qu'on laissait jouer, une fois au cours de la soirée, à un pianiste chevronné, pâle, élégant dans son smoking, et aux cheveux romantiquement gomenolés à l'instar du célèbre Rudolf Valentino dont le souvenir faisait chavirer encore le cœur des dames. Et cela pour bien montrer au public que l'interprète engagé par l'établissement n'était pas un vulgaire amuseur, mais un "artiste". Un vrai. Virtuose d'un grand prix de Conservatoire, comme ne manquait pas de le souligner, au micro, d'une voix mi-lasse mi-agacée, le saxophoniste de service. Virtuose que les aléas de la vie hélas - mais cela, au micro, n'était pas dit - contraignaient de jouer le soir, désormais, sur les terrasses, de ville en ville. Quelle humiliation, pour le pianiste, et ses lointaines espérances de jeunesse, que cette mise en vedette. Et quelle tristesse dans cette performance qui ne faisait que mieux ressortir le sort peu enviable de ces solistes d'un quart d'heure. Dont on offrait « l'exceptionnelle qualité musicale » (ce qui n'était plus depuis longtemps le cas) en pâture, pour ainsi dire, aux oisifs venus chercher sur ladite terrasse tout autre chose. Je revois encore le regard de tel d'entre eux, pianiste ou violoniste, au moment de commencer son exhibition. Et l'air de mélancolie et de gêne avec lequel, plaqué le dernier accord, il accueillait des applaudissements qui eussent pu tout aussi bien saluer un numéro de ventriloque ou d'avaleur de sabres. Mélancolie dont certains, bien entendu, profitaient - c'était leur revanche, pauvre revanche - pour se faire valoir auprès des dames mûres, venues tout exprès pour eux ; et chez lesquelles une pointe de pitié pervertie rehaussait, comme un épice, la fascination. Mais l'orchestre, tout aussitôt, se lançait, comme pour faire oublier ce moment difficile, dans un air à la mode, auquel le virtuose se trouvait, toute gloire défunte, associé à l'égal de ses partenaires. Comme un simple prolétaire de la musique.
J’en reviens au Buffet de la Gare, dont les portes s’ouvraient comme un sésame par les soins d’un colosse chauve aux yeux porcins, aux bras de singe. Laissant passer les rescapés de la nuit que nous étions. Les uns, mornes ; les autres, vociférant, le visage couperosé par la veille et les lampées. Cols dégrafés, sales ; vestes fripées ; front bas ; regards hargneux. Mais d’une hargne particulière, à fond d’abrutissement, de désespoir ; de honte aussi de s’être laissé, une fois de plus, piéger par ces puissances, en nous, de destruction contre lesquelles, passé un certain stade, ni la volonté, ni la raison ne prévalent. Et quand on se tue ainsi soi-même, le sursaut ultime, et logique, c’est de tuer les autres. Ici, je le sentais avec force, ces matins-là, on trempait tous, à des degrés divers, dans l’état de meurtre.
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