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Critique de Lucilou


Moins connue que celle des sorcières de Salem, l'affaire des sorcières de Pendle est tout aussi fascinante, toute aussi passionnante. Elle inquiète et elle révolte au moins autant que son pendant américain et si elle reste relativement méconnue en France, c'est un épisode historique et judiciaire resté fameux en Angleterre.

"Ils sont venus la prendre la nuit
Ils l'ont trainée par la chevelure
Jusqu'à la chambre de torture"

Les faits se sont déroulés dans le comté du Lancashire à l'orée du XVII siècle.
En 1612, en effet, les autorités jugèrent et condamnèrent à la pendaison dix personnes sur onze accusés pour faits de sorcellerie et -entre autres- d'infanticide.
La onzième "sorcière", Alice Grey, échappa à la peine capitale sans que nul aujourd'hui ne sache pourquoi. L'Histoire est souvent frustrante, à garder ses secrets et son silence. Parmi les jurés -d'eux, il reste des traces!- se trouvait un certain Richard Shuttleworth, châtelain de la région dont on sait qu'il avait épousé une jeune fille du nom de Fleetwood.

Tout cela semble n'avoir aucune espèce importance et on peut se demander pourquoi retenir ces noms vieux de plusieurs siècles, ces noms oubliés et morts dans l'anonymat et l'implacable passage du temps. Pourquoi donc alors?
Tout simplement parce que de ces authentiques anonymes, Stacey Halls a fait des personnages. de vrais personnages de roman qui évoluent au coeur de sa version des "Sorcières de Pendle". Si cet ouvrage n'est pas un chef d'oeuvre (sur le sujet, je cherche encore texte plus ardent que "Les Sorcières de Salem" d'Arthur Miller, mais je n'ai pas encore trouvé…), il n'en demeure pas moins que c'est un roman extrêmement plaisant à lire et qui traite intelligemment d'un sujet passionnant.
L'auteur explique dans sa postface qu'elle a grandi non loin de Pendle et que bercée par l'histoire des sorcières devenue mythe et légendes, elle a cherché à en percer les derniers secrets, à les comprendre et à en donner un nouvel éclairage en même temps que sa version.

C'est ainsi que d'un trait de plume, Stacey Halls nous plonge dans l'Angleterre tourmentée de Jacques 1er et le quotidien d'une toute jeune châtelaine qui va se retrouver mêlée malgré elle à des affaires de politique et de sorcellerie. Fleetwood a dix-sept ans et est depuis quatre ans (!) l'épouse de Richard, un jeune lord fortuné qui lui a ouvertes toutes grandes les portes de son luxueux domaine du Lancashire. Les jeunes mariés seraient parfaitement heureux -du moins autant qu'on peut l'être au sein de son mariage à cette époque- s'ils avaient la chance de donner le jour à un héritier. Hélas, Fleetwood a déjà perdu trois enfants à naître et elle attend le quatrième quand s'ouvre le roman. Pour la jeune femme, cette grossesse est source autant d'angoisses que d'espoir et elle s'étiole tandis qu'elle sent son époux s'éloigner d'elle.
Au cours d'une promenade, elle croise le chemin d'Alice Grey. La jeune femme n'a pas très bonne réputation mais tient de sa mère, sage-femme reconnue dans le comté, son "métier" une connaissance aigue des plantes médicinales. Fleetwood, à bout de forces et d'espoirs, l'engage et les premiers effets -quasi miraculeux- de cette rencontre ne tardent pas à se faire sentir, malgré les réticences ambiantes.

"Ça commence
Toute la forêt se met à parler
Née en transe
De par sa mère
La sorcière savait
Comment s'élever
Comment prier, comment soigner"

Rien n'est simple pourtant et alors que Fleetwood et Alice s'apprivoisent et se lient d'amitié, la rumeur enfle dans le comté. Les sorcières sont là et de plus en plus nombreuses. Elles métamorphosent, elles agressent, elles tuent, elle s'élancent dans les airs, elles rendent fous…

"Il arrivait dans la région
L'inquisiteur
C'était un homme passionné
L'inquisiteur
Il voulait sauver l'humanité
Pauvres pécheurs
De l'éternelle damnation"

Alice, qui soigne, qui connait les plantes, qui arpente la forêt, qui fréquente des infréquentables ne tarde pas à être accusée à son tour mais que cela ne tienne: Fleetwood l'innocentera coute que coute et ce même s'il faut perdre à jamais l'affection de Richard; même s'il faut lutter contre son presque-père -Roger Nowell- qui s'est donné pour mission presque sacrée de purger la terre d'Angleterre de toutes ces diableries en jupons, par conviction et par ambition.

Au début de ma lecture, j'ai été un peu désappointée de suivre Fleetwood là où j'aurais préféré cheminer directement avec Alice ou l'une ou l'autres des accusées. Je me suis sentie loin de ces "sorcières" alors que ce sont précisément elles qui m'intéressaient. Comment en arrive-t-on à se proclamer sorcières -car c'est ainsi que certaines accusées se proclamaient-? Quels secrets, quelles ambitions derrière ces provocations? Et comment vivre son procès et les mensonges proférés par des juges, mensonges chaque jour plus éhontés, plus gros? Et puis au fil de ma lecture je me suis attachée à Fleetwood, je me suis sentie proche d'elle aussi et d'autant plus que le récit se fait de son point de vue et à la première personne. Par ailleurs, j'imagine combien il doit être compliqué pour une auteur de se glisser dans la psyché de personnages aussi complexes qu'Alizon ou Elizabeth Device. Il ne faut pas décevoir, ni céder au fantasme, ni sombrer dans le pathos… Sacré pari qui doit éternellement laisser un gout d'inachevé, de trop plein ou de trop peu…

De plus, assister à ce cruel épisode en spectateur aux côtés de Fleetwood nous permet d'entendre et de voir ce qui entoure l'affaire, de se faire observateur comme l'ont sans doute été bien des gens, aux prises alors avec leur conviction, leur éducation... Cela nous pousse à nous interroger et surtout à questionner l'entourage de l'héroïne. Plutôt malin.

Bien entendu, le roman se concentre sur l'affaire des sorcières, mais avec Fleetwood, il brosse également le tableau effrayant de la condition féminine d'alors. Si les érudites convaincues de sorcellerie souffraient mille morts, le sort des épouses de la bonne société n'était pas non plus un chemin de roses et à cet égard le personnage de Fleetwood est parfait, ainsi que celui de son époux, tout en nuances et sans rien de manichéen. Moi qui aime à dire plus souvent qu'à mon tour que je me suis trompée d'époque, je dois bien convenir que ce drôle de XXI°siècle n'a pas que des défauts…
Ainsi les Sorcières de Pendle n'est pas seulement un très bon roman historique riche de ses moments d'angoisse et de tensions, c'est aussi un plaidoyer pour le droit de chaque femme à jouir de la liberté, un petit brûlot qui dénonce avec clairvoyance l'effroyable état de la condition féminine d'autrefois (si seulement ce n'était que d'autrefois, partout et tout le temps), un roman qui fait la part belle à la sororité, grâce notamment au récit de l'amitié qui va unir Alice et Fleetwood, pour le meilleur et pour le pire.


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