Après avoir recueilli les témoignages des rescapés Tutsis dans son livre "Le nu de la vie" en 2000, le journaliste Jean Hatzfeld se tourne cette fois-ci, trois ans plus tard, vers les bourreaux du génocide rwandais, les tueurs Hutus.
Les protagonistes de ce livre, c'est tout d' abord une bande de copains hutus , tous fils de cultivateurs, vivant sur les trois collines de Kibungo, N'tarama et Kanzenze, là où le journaliste avaient interrogé les rescapés. Ils s'appellent Adalbert, Pancrace, Alphonse, Jean-Baptiste, Elie... Après leurs activités journalières, ils avaient pour habitude de partager ensemble au cabaret une Primus, la bière locale, et d'aller chahuter quelques Tutsis. Tous ont grandi en entendant les discours haineux antitutsis de leurs aînés, et paradoxalement, ils en côtoient chaque jour en bonne entente. Cultivateur, enseignant, ancien militaire ou même apprenti vicaire, tous ont saisi la machette et tué à maintes reprises lorsque le génocide a été lancé le 11 avril 1994. Tous ont accepté de parler de cette époque qu' ils qualifient de "surnaturelle" à Jean Hatzfeld.
La démarche du journaliste dans "Une saison de machettes" est sans aucune mesure possible comparable avec ses premiers entretiens où il avait développé des rapports amicaux, voire d' amitié, avec certains rescapés. Face aux tueurs désormais emprisonnés dans le pénitencier de Rilima, c'est la méfiance qui domine chaque échange, mêlée après une aversion bien naturelle, à une sorte de perplexité face à leur discours.
Les entretiens nous font découvrir ce que fut le quotidien de ces Hutus durant le temps du génocide : leurs expéditions quotidiennes partant chaque matin du rassemblement sur le stade de football, se poursuivant en chantant dans les marais où, en s'enfonçant jusqu'aux genoux, ils soulevaient les branchages d'une main et coupaient de l'autre leurs victimes, parfois des voisins, comme ils avaient toujours taillé les bananiers.
Leur récit, outre les faits de tueries et de viols, révèle les pillages, l' appât du gain et l'appropriation de richesses qui étaient bien plus importants à leurs yeux que le sort de leurs victimes. Jean Hatzfeld, dans un ton toujours posé et clairvoyant, ajoute à ces témoignages ses propres réflexions et explications sur un pays qu'il connaît bien. Ainsi, après un rappel historique sur le Rwanda et sur la particularité de ce génocide dit de proximité - commis entre voisins - il n'hésite pas à faire des parallèles avec le génocide juif, quant à sa mise en oeuvre et à la politique de propagande qui l'a précédé.
Ce livre, extrêmement riche en révélations factuelles, philosophiques et psychologiques sur l'univers génocidaire, est une référence incontournable sur ce sujet. Avec l'auteur, nous approchons au plus près de l'esprit de ces hommes devenus des tueurs, mais des questions demeurent. Comment finalement qualifier ces tueurs ? A l'époque des entretiens, ils sont en prison. Aucun ne manifeste de troubles psychiques, aucun n'est resté traumatisé, aucune ne souffre de blessures. Tous sont en possession de leurs moyens intellectuels et physiques. Alors ? Comment expliquent-ils leurs actes ? La réponse reste insatisfaisante et terrifiante. Loin des bêtes sanguinaires que l'on entrevoit dans les récits des rescapés dans "Le nu de la vie", on découvre ici des hommes ordinaires, mués par l'envie et la convoitise, qui entament leur journée de tuerie comme une journée aux champs. Des hommes qui commentaient le nombre de tués en même temps que des bagatelles de "grains". Des hommes surtout déçus que le grand "projet" ait échoué avant de s'être suffisamment enrichis. Des hommes qui pensent qu'ils n'ont vraiment pas eu de chance, souffrant de maladie et de malnutrition dans les camps congolais...
Prudents dans leurs paroles, évitant toujours d' employer le mot génocide et se cachant derrière le "on" collectif de la bande, ces Hutus aspirent au pardon des Tutsis pour retrouver, une fois libre, une vie tranquille ... mais sans remords véritables vis à vis des tués et de leurs proches.
Jean Hatzfeld les qualifie d'un égocentrisme hallucinant et d'une totale insensibilité vis à vis de leurs victimes. Ce que l'on découvre dans "Une saison de machettes ", ce ne sont pas des monstres, juste des hommes.
Un récit édifiant, glaçant et exceptionnel.
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Alphonse : Des fauteurs racontent que nous étions transformés en bêtes sauvages. Qu'on était aveuglés par la férocité. Qu'on avait enfoui notre civilisation sous des branchages ; raison pour laquelle il nous est impossible de trouver des mots concordants pour en parle convenablement.
Voilà une blague pour égarer la vérité. Je peux dire ceci : en dehors des marais, notre vie se présentait très ordinaire. On chantonnait sur le sentier, on buvait des Primus ou de l'urwagwa, c'était au choix de l'abondance. On conversait de notre bonne fortune, on savonnait nos salissures de sang dans la cuvette, on se réjouissait les narines devant les marmites. On se réjouissait de la nouvelle vie qui allait commencer en mâchonnant des cuisseaux de vache. On se chauffait la nuit sur nos épouses et on sermonnait les enfants turbulents. Même si on ne contentait pas d'attendrissements comme auparavant, on était friands de bons sentiments.
C'étaient des jours très ressemblants comme je vous l'ai dit. On endossait les vêtements des champs. On s'échangeait des racontars au cabaret, on pariait sur nos tués, on s'envoyait des blagues sur des filles coupées, on se chamaillait devant des bagatelles de grains. On aiguisait les outils sur les pierres ponceuses. On s'échangeait des tricheries, on rigolait des "merci" des chassés ; on dénombrait et on abritait nos biens.
On multipliait toutes sortes d'occupations humaines sans anicroches, à condition de s'adonner aux tueries dans la journée, évidemment.
A la fin de cette saison des marais, on était trop déçus d'avoir raté. On était découragés de ce qu'on allait perdre, on était très apeurés de la mauvaise fortune et la vengeance qui nous tendaient les bras. Mais au fond, on n'était fatigués de rien.
Le génocide tutsi est donc à la fois un génocide de proximité et un génocide agricole. Cependant, malgré une organisation sommaire et un outillage archaïque, il est d'une efficacité inégalée. Son rendement s'est révélé très supérieur à celui du génocide juif et gitan, puisque environ 800 000 Tutsis ont été tués en douze semaines.
En 1942, au plus fort des fusillades et des déportations,le régime nazi et son administration zélée, son industrie chimique, son armée et sa police, dotées de matériel sophistiqué et de techniques industrielles (mitrailleuses lourdes, infrastructures ferroviaires, fichiers, camions au monoxyde de carbone et chambres à gaz Zyklon...), n'ont jamais atteint un niveau de performance aussi meurtrier sur l'étendue de l'Allemagne et la quinzaine de pays occupés.
incipit :
En avril, les pluies nocturnes laissent souvent en partant des nuages noirs qui masquent les premières lueurs du soleil. Rose Kubwimana connaît le retard de l'aube en cette saison, sur les marais. Ce n'est pas cette luminosité grise qui l'intrigue.
Rose est accroupie près d'une mare brunâtre, pieds nus, son pagne relevé sur les cuisses, ses mains calleuses posées sur les genoux. Elle porte un chandail de laine. A côté sont couchés deux jerricans en plastique. Elle vient tous les matins puiser dans cette mare, parce que sa profondeur rend l'eau moins boueuse et que son bord, tapissé de palmes, est plutôt moins spongieux qu'ailleurs.
La mare est dissimulé par des branchages d'umunyeganyege, espèce de palmiers nains ; derrière s'étendent sur une immensité d'autres mares, flaques ou bourbiers entre des bosquets de papyrus. Rose respire l'odeur fétide et familière des marais, particulièrement humide ce matin. Elle reconnaît aussi le parfum des fleurs blanches des nénuphars. Depuis son arrivée, elle devine une bizarrerie dans l'air et comprend enfin que ce sont les bruits. Les marais ne bruissent pas normalement ce matin-là.
p. 272-273
Pour comprendre le volontariat des hommes de main du IIIe Reich, souvent plus spectaculaire hors des frontières de l'Allemagne, les historiens ou les philosophes insistent sur la formidable discipline qu'un Etat totalitaire peut imposer à ses, évoquée citoyens ; sur l'efficacité d'une insidieuse et permanente propagande, évoquée en amont ; et surtout sur la puissance du conformisme social en situation de peur et de crise. A ne pas confondre avec une situation de guerre, qui elle, à certains moments, peut au contraire faire éclater ce conformisme.
Ces arguments ne suffisent pas à expliquer la machine à tuer illustrée par la phrase de Christine. Les Russes, les Espagnols, les Argentins, les Roumains, les Irakiens et bien d'autres à une époque de leur histoire ont mesuré l'efficacité des machines à broyer les esprits, conçues par Staline, Franco, Videla ou Ceaucescu, Hussein, autant de dictateurs qui ont obtenu une massive soumission de la population, un renoncement une sorte d'abrutissement et une accoutumance à la délation, mais qui n'ont pas soulevé de cortèges enthousiastes et populaires, tuant en chanson tous les jours aux heures de travail.
Si ces historiens et philosophes occultaient le caractère irrationnel et exceptionnel du génocide, ils pourraient s'avérer équivoques, voire dangereux, dans la mesure où ils encourageraient le pessimisme ou la bigoterie ; ou, plus désespérant, arriveraient le pire des fléaux de nos sociétés : le cynisme.
Caractère exceptionnel du génocide, dont la plus simple définition est celle de Jean-Baptiste Munyankore, instituteur de quarante-rois ans à N'tarama, lorsqu'il dit : "Ce qui s'est passé à Nyamata, dans les églises, dans les marais et les collines, ce sont des agissements surnaturels de gens bien naturels."
Ou celle de Sylvie, qui dit : "Parce que si on s'attarde trop sur la peur du génocide, on perd l'espoir. On perd ce qu'on a réussi à sauver de la vie. On risue d'être contaminé par une autre folie. Quand je pense au génocide, dans un moment calme, je réfléchis pour savoir où le ranger dans l'existence, mais je ne trouve nulle place. Je veux dire simplement que ce n'est plus de l'humain."
Pio : On ne voyait plus d'humains quand on dénichait des Tutsis dans les marigots. Je veux dire des gens pareils à nous, partageant la pensée et les sentiments consorts. La chasse était sauvage, les chausseurs étaient sauvages, le gibier était sauvage, la sauvagerie captivait les esprits.
On n'était pas seulement devenus des criminels ; on était devenus une espèce féroce dans un monde barbare. Cette vérité n'est pas croyable pour celui qui ne l'a pas vécue dans ses muscles. Notre vie de tous les jours était surnaturelle et sanglante ; et ça nous accommodait.
Pour moi, je vous propose une explication : c'est comme si j'avais laissé un autre individu prendre mes propres apparences vivants, et mes manies de coeur, sans aucun tiraillement d'âme. Ce tueur était bien moi pour la faute commise et le sang coulé, mais il m'est étranger pour sa férocité. Je reconnais mon obéissance de cette époque, je reconnais mes victimes, je reconnais ma faute ; mais je méconnais la méchanceté de celui qui dévalait des marais sur mes jambes, avec ma machette à la main.
Cette méchanceté était comme celle d'un autre moi au coeur lourd. Les changements les plus graves de ma personne étaient mes parties invisibles, comme l'âme ou les sentiments consorts. Raison pour laquelle, moi seul ne me reconnais pas dans celui-là. Mais peut-être que si on est extérieur à cette situation, comme vous, on ne peut entrevoir cette étrangeté de l'esprit.
Jean Hatzfeld vous présente son ouvrage "Tu la retrouveras" aux éditions Gallimard. Rentrée littéraire 2023
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Note de musique : © mollat
Sous-titres générés automatiquement en français par YouTube.
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