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EAN : 9782211016292
252 pages
L'Ecole des loisirs (01/01/1986)
4.08/5   59 notes
Résumé :
Esther Rudomin avait dix ans quand son monde bascula. Jusque-là elle avait cru que sa vie heureuse dans la ville polonaise de Wilno durerait toujours. Elle chérissait tout, depuis les lilas du jardin de son grand-père jusqu'au pain beurré qu'elle mangeait chaque matin à son petit déjeuner. Et lorsque les armées d'Hitler envahirent la Pologne, en 1939, et que les Russes occupèrent Wilno un an plus tard, le monde d'Esther resta intact : pour elle, les guerres et les b... >Voir plus
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La narratrice raconte l'histoire de sa famille, déportée de Pologne en Sibérie en 1941, alors qu'elle avait 10 ans.
Dans un style clair et accessible, elle décrit le choc de la différence de mode de vie en Sibérie pour cette petite fille riche, le quotidien de la famille, la recherche de nourriture, l'école et les amis, jusqu'au retour à la fin de la guerre.
Témoignage intéressant.
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« La steppe infinie » est le récit autobiographique de l’auteur, Esther Hautzig. Originaire de la ville de Wilmo en Pologne, la petite Esther, dix ans, habite avec toute sa grande famille dans une belle villa. Issue de la riche société locale, la petite fille juive a une vie aisée et confortable. En 1941, Esther, ses parents et sa grand-mère sont déportés par les Russes, alors alliés d'Hitler. Durant six semaines, ils vont voyager dans des wagons à bestiaux, subir la promiscuité et la faim. Au bout de leur périple, une nouvelle « terre d’accueil » les attend, la Sibérie. La famille commence alors une nouvelle vie où la misère, le froid et la faim sont omniprésents. Une seule chose compte : s’adapter et survivre.

J’ai découvert ce livre par hasard alors que j’étais collégienne et si je reviens dessus aujourd’hui, c’est qu’il m’a laissé une forte impression. A un âge où les méandres de l’Histoire demeurent assez obscurs, ce récit a le mérite de faire découvrir aux plus jeunes la sombre période des déportations staliniennes et l’existence des goulags. Bien écrit, très émouvant mais sans verser dans le sentimentalisme, on se laisse vite entraîner dans la vie d’Esther. Personnages et situations reposent sur les souvenirs de l'auteur et révèlent tout le réalisme d'une période aujourd'hui révolue.
A conseiller donc aux jeunes lecteurs, dès le collège.
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Avant de commencer, ne vous fier pas à la quatrième de couverture, il y a un défaut d'impression et ce n'est pas celle du bon roman qui est imprimé, du moins sur mon exemplaire.
La steppe infinie raconte une partie de la vie de l'autrice : son quotidien pendant la seconde guerre mondiale. Esther et sa famille sont des juifs aisés de Wilno en Pologne (actuellement Vilnius en Lituanie). Quand la guerre est déclarée, la ville est envahie par les Russes. Un matin, toute la famille est emmenée. Ils sont alors envoyés non pas dans un ghetto ou dans un camps de concentration en tant que juifs mais en Sibérie en tant qu'opposants au communisme. Et si cette condamnation leur sauvait finalement la vie ? Ce roman autobiographique adapté aux jeunes lecteurs dès 11 ans montre un aspect peu connu de la seconde guerre mondiale. C'est un récit adapté au public cible tout en réussissant à ne pas cacher l'horreur de certaines situations. J'ai apprécié la façon dont c'était écrit et le dérouler de l'histoire qui prend une dimension insoupçonnée. On ne se contente pas de décrire la vie dans un camps et/ou une ville de Sibérie, ni de tourner tout le récit autour la seconde guerre mondiale. Si la vie quotidienne est décrite et la guerre reste présente, c'est avant tout un récit autour d'une enfant de 10 ans qui s'acclimate et grandit. Il y a un bel équilibre entre le contexte historique et géographique et la capacité d'adaptation d'un enfant avec toutes les problématiques qui priment quand on a une dizaines d'années. Tout en restant accessible, ce livre permet d'aborder beaucoup de choses très intéressantes en particulier les différences de réactions entre adultes et enfants face à une même situation. J'ai trouvé très bien traité l'aspect familial, la peur du changement et la capacité de résilience qui différent d'un personnage à l'autre. C'est une belle découverte qui aborde des thèmes peu mis en avant habituellement dans les récits autour de la seconde guerre mondiale.
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Esther Hautzig (son nom de jeune fille est Esther Rudomin) est une écrivaine polonaise, née à Vilnius, l'actuelle Lituanie, et qui écrit en anglais (américain) après avoir émigré d'abord à Stockholm à la fin de la guerre puis aux Etats-Unis.
Dans La steppe infinie elle raconte l'histoire de sa déportation en Sibérie.
Esther appartient à une riche famille juive et a vécu une enfance privilégiée, protégée et choyée par ses parents, ses grands-parents et toute sa grande famille. A l'abri de tout souci matériel, elle aime le jardin de son grand-père qui lui apprend à soigner les fleurs, est heureuse d'aller à l'école, adore sa gouvernante. Rien ne vient troubler ce bonheur, même pas les échos de la guerre qui lui paraissent lointains. Aussi l'arrivée des Russes en Pologne en Juin 1941 retentit-il dans sa vie comme un coup de tonnerre ! Parce qu'ils représentent la classe bourgeoise et capitaliste, ses parents, grands-parents et elle-même, sont en effet envoyés en Sibérie, déportés dans des wagons à bestiaux. Son grand-père est séparé de son épouse et meurt loin d'eux. Esther Hautzig raconte la lutte pour la survie dans ce pays où règne une chaleur torride l'été et un froid insurmontable, sans chauffage, l'hiver. Mais plus que tout, peut-être, c'est la faim qui la tenaille et elle essaie de venir en aide à ses parents qui travaillent tour à tour dans une mine de gypse, puis dans une boulangerie, son père étant ensuite envoyé au front. Elle y apprend le courage et la dignité. Elle dresse des portraits attachants de son père, sa mère et sa grand mère. Sa mère n'accepte jamais la charité, considérant que la pitié est voisine du mépris.
Mais ce qui est le plus intéressant dans ce livre, c'est qu'elle nous livre un point de vue rare de la guerre et de la déportation en Sibérie : celui d'une fillette dans l'adolescence, de dix ans à quatorze ans. Et comme tous les enfants, il est important pour elle de se faire accepter par les autres, d'avoir des amis, de tomber amoureuse. Elle nous parle de l'école, de ses professeurs, ceux qui ne l'aiment pas comme ceux qui lui ouvrent l'accès à la littérature. Elle se prend d'amour pour la beauté de la steppe infinie. Elle aura donc beaucoup de mal à quitter ce pays, à dire adieu à ceux qu'elle aime et ceci d'autant plus que le retour dans le pays natal ruiné par la guerre sera douloureux, toute sa famille restée en Pologne ayant disparu pendant l'Holocauste. Son séjour en Sibérie l'aura donc sauvée, paradoxalement, elle, ses parents et sa grand-mère, d'une mort horrible dans les camps de concentration. Ce livre autobiographique s'achève à ce moment-là mais l'on comprend bien qu'il n'y a plus rien qui les retiennent dans ce pays où les juifs survivants sont accueillis par des messages haineux !

Le récit est un document émouvant sur les épreuves subies par l'enfant et sa famille. C'est aussi une bonne lecture pour les adolescents à partir de la sixième, selon leur niveau de lecture, qui découvriront un aspect de l'Histoire de la deuxième guerre mondiale racontée par une enfant de leur âge.



Lien : https://claudialucia-malibra..
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C'était encore une très belle découverte. Dans ce livre, Esther nous raconte comment elle a vécu la guerre. En tant que polonaise, elle a été emmenée dans un camp en Sibérie. Là-bas, elle a vécu le travail forcé puis, quand la Russie est devenue alliée, elle n'a pas pu rentrer en Pologne, elle est restée en Russie, elle a dû rester en Sibérie, suivre les cours, se faire des amis, survivre aux hivers rudes et inhospitaliers tout comme de nombreux villageois. En bref, ce ne fût pas une partie de plaisir, vous vous en doutez. Ce livre est un livre intéressant et important : il nous raonte une partie de l'histoire que nous avons moins l'habitude d'entendre, de lire. En effet, j'ai déjà lu beaucoup de témoignages des camp de concentration, de l'horreur vécue par les polonais lors de l'arrivée des allemands, des atrocités commises durant la seconde guerre mondiale  mais, personnellement, je n'avais encore jamais lu de roman sur ce qu'il s'est passé lorsque les russes étaient alliés aux allemands et les difficultés qu'ont vécues les polonais même après que les russes soient devenu alliés. Ce livre est bien écrit. L'écriture est très fluide et malgré les horreurs qu'elle raconte, elle n'entre pas dans les détails et reste agréable à découvrir. Ce roman nous raconte tellement plus que la guerre et les camp, il nous dit aussi combien la famille est importante, combien les amis, l'éducation, les livres le sont aussi. C'est vraiment un livre magnifiquement écrit qui va bien au-delà que dépeindre l'horreur. 

C'est donc un livre que je conseillerai sans hésitation aux jeunes et moins jeunes qui raconte une partie de la guerre sur laquelle nous avons moins de connaissances, de témoignages. Un livre qui raconte l'horreur mais également l'amour de la famille, l'importance des amis et tellement d'autres choses...
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Citations et extraits (2) Ajouter une citation
Mon monde restait intact, je ne me doutais nullement de sa fin prochaine.
Le matin fatal, je me réveillais tôt, pour une bonne raison, c'est que depuis que l'école était finie, j'avais la permission de dormir tard. Naturellement, pour jouir de ce privilège, il fallait être réveillé.
À la minute où j'ouvris les yeux sur mes rideaux roses et blancs qui flottaient dans la brise de la Vilija, je sus que la journée allait être très belle, une parfaite journée de juin. Attentive à notre tradition familiale, je pris soin de me glisser hors du lit en posant le pied droit en premier. Pied droit devant, bonne chance pour la journée ; pied gauche devant, malchance. En Pologne, il faut écouter sa famille si l'on veut avoir de la chance.
J'allais à la fenêtre voir si Grand-père était dans le jardin. Le jardin était l'orgueil et la joie de sa vie. Il donnait les ordres aux jardiniers, grondait quand un arbre n'avait pas été bien taillé, prodiguait ses louanges lorsqu'un plant maladif repartait. « Souvenez-vous qu'il y a toujours quelque chose de bon chez les gens qui aiment les fleurs. »
Ce matin-là, Grand-père n'étais pas dans le jardin. Je me penchai par la fenêtre et restai une minute à admirer les roses et les pivoines, et le buisson de lilas que j'irais arroser dans une heure ou deux, pensais-je.
J'attrapai le roman policier que je m'étais mis de côté pour une matinée pareille, et retournai au lit. Dès la première phrase, je fus perdue pour le monde extérieur. Je n'entendais plus rien.
J'étais plongée dans le livre quand ma mère fit irruption dans ma chambre.
« Tu dois te lever immédiatement, dit-elle, en tirant mes draps.
- Mais pourquoi, Maman… ?» J'étais outragée.
« Esther, pour une fois, fais ce que l'on te demande sans poser de questions. Vite ! »
Je sautais du lit.
« Maman… Que se passe-t-il ?
– Des questions, toujours des questions. Parle moins fort. » Elle avait baissé la voix jusqu'au murmure. « Esther… Il est arrivé quelque chose. Oncle David a appelé. Il a dit… Il a dit que les soldats russes sont chez ton grand-père. Ton père s'est précipité là-bas. Il n'a même pas pris le temps de s'habiller. Il est toujours en pyjama. Et il n'est pas encore revenu. S'il te plaît, habille-toi aussi vite que possible et viens tout de suite dans ma chambre. »
Les soldats russes ! Je ne discutai pas. Je fis ce que l'on me disait et j'y allai en faisant mes nattes. Je trouvai ma mère assise sur son lit, avec un grosse boîte d'allumettes de cuisine sur ses genoux. Qu'avait-elle donc l'intention de faire avec ces allumettes dans sa chambre ? Et pourquoi me regardait-elle si bizarrement ? Était-ce possible qu'elle ait peur ?
« Tu vas porter cette boîte d'allumette chez ma mère, Esther. À ta grand-mère Sara. Immédiatement.
– Une boîte d'allumettes ? À Grand-mère Sara ? Pour quoi faire ?
– Esther ! » Sa voix tremblait. « Arrête de poser des questions ! Contente-toi de faire ce qu'on te demande. Porte cette boîte à ta grand-mère. J'ai le sentiment que nous n'aurons pas besoin de ce que j'ai mis dedans. Je veux que Grand-mère l'ait. Tu vas y aller par la grille du jardin. Ne sors pas dans la rue. Traverse les allées. Dépêche-toi et reviens aussi vite que tu pourras. Tu m'as entendue ? Tu ne dois pas t'attarder auprès de ta grand-mère, pas même une minute. »
Je failli faire tomber la boîte.
« Esther… » La voix de Maman se radoucit « … Esther, je suis désolée de m'être fâchée mais… Oh, fais vite, je t'en supplie, fais vite ! »
J'étais effrayée. Plus effrayée que je ne l'avais été lorsque Wilno avait été bombardée. Même un enfant apprend vite ce que sont les bombardements, il apprend à deviner ce qui risque d'arriver, et à se réjouir quand cela n'arrive pas. Mais maintenant je ne savais pas ce qu'il se passait. Je ne savais pas pour quoi prier, ce qu'il fallait demander à Dieu. Étant enfant, je pensais qu'il fallait être explicite: « Mon Dieu, s'il vous plaît, faîtes que les bombes ne tombent pas sur la maison Rudomin dans la grande avenue Pogulanska¹ à Wilno. Si vous vouliez bien veiller à ce que cela n'arrive pas, je promets que j'essaierai de ne pas être insolente avec ma Grand-mère demain… » J'avais essayé de négocier loyalement durant les bombardements allemands en 1939. Mais maintenant, je ne pouvais pas prier. Il n'y avait pas d'abri anti-bombe, ni de genoux dans lesquels je pouvais me cacher le visage lorsque la bombe tombait trop près, ni les mots apaisant de Maman pour me calmer de la peur des vitres brisées et des murs s'écroulant.
Je courus à travers le cabinet de travail de mon père, dans le jardin. Au moment où je franchis la porte, je sus que j'avais fait une erreur. J'avais posé le pied gauche en premier. Je voulais revenir et repartir du pied droit, mais j'avais peur de perdre du temps. En courant, je frôlai les lilas et respirai leur parfum. Je les arroserais plus tard. Le jardin n'avait pas changé ; mon jardin était toujours aussi beau, toujours intact.
J'allai jusqu'à la grille du fond du jardin et la franchis. Je courus à toute vitesse le long de l'allée. Heureusement, elle était déserte ce matin-là. Courant de toutes mes forces, en moins de dix minutes je fus chez ma grand-mère. Une fois là, je fus obligée de m'arrêter pour reprendre mon souffle avant de pouvoir grimper les marches quatre à quatre.
Il n'y eut pas de réponse à mon premier coup de sonnette, ni au deuxième. Je cognai dans la porte durement, à coups de pied. Finalement, la voix endormie de ma grand-mère cria : « Qui est là ? »
« C'est moi, Grand-mère. Laisse-moi entrer. »
Elle ouvrit la porte et commença à m'assaillir de question : pourquoi venais-je la voir si tôt ? Pourquoi étais-je essoufflée ? Qu'y avait-il dans la boîte ? Je voulais crier comme ma mère l'avait fait : « Pas de questions ! Je n'ai pas les réponses ! » À la place, je lui dis ce que je savais, que des soldats étaient chez Grand-père Solomon, que Tata avait couru là-bas en pyjama. « En pyjama ? » demanda-t-elle, comme si ce détail était le plus terrifiant de tous. « Oui, en pyjama », répétai-je, commençant moi aussi à perdre mon sang-froid.
Je lui tendis la boîte et lorsqu'elle l'ouvrit nous restâmes toutes les deux bouche bée.
Les émeraudes de ma mère et ses autres bijoux étaient là, dans cette boîte d'allumettes de cuisine – son collier, ses boucles d'oreilles et toutes ses bagues. C'était si étrange de les trouver là, hors de leurs écrins de velours, comme des bijoux en toc.
Ma grand-mère referma la boîte. Elle baissa les paupières et ses lèvres murmurèrent une prière.
« Grand-mère, je dois partir. Maman a dit que je devais vite rentrer à la maison. Grand-mère… Je suppose que Maman a une raison pour t'envoyer ses bijoux ? »
Elle continuait à prier. Je me haussai sur la pointe des pieds et l'embrassai sur la joue. Je la serrai contre moi et posai ma joue sur son bras. Je désirai ardemment lui dire combien je l'aimais, tout ce qu'elle représentait pour moi, comme je me souvenais bien de toutes les journées que nous avions passées ensemble quand j'étais petite, à découper des poupées de papier et à leur construire des maisons en carton. Mais nous n'avions pas le temps. Je pouvais juste lui dire : « Je t'aime, Grand-mère, je t'aime tellement.
– Oh, mon enfant… Dis à ta mère… »
Elle s'arrêta et m'embrassa sur les cheveux.
« Je reviendrai te voir bientôt, Grand-mère », dis-je en partant au pas de course.
Comme je dévalais les marches, une pensée terrible me traversa : je n'allais jamais revoir ma grand-mère. « Oh, mon Dieu, s'il vous plaît, ne me donnez pas de telles pensées », priai-je.

¹ avenue Pohulanka dans la Wilno polonaise de 1941 ; rue Jono Basanaviciaus dans la Vilnius lituanienne d'aujourd'hui.
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En revenant à la maison, je courus tout le long du chemin. Quand j'atteignis la grille du jardin, j'entendis qu'on sonnait à la porte d'entrée. Où était Maman ?
« Maman, on sonne. Tu n'entends pas ? Dois-je aller ouvrir ?
– Non, j'irai moi-même. » Mais elle ne bougeait toujours pas.
« Assieds-toi, Esther. Tu es à bout de souffle. As-tu donné la boîte à Grand-mère ?
– Bien sûr que je l'ai donnée à Grand-mère. Maman… la sonnette…
– Oui, la sonnette. »
Elle se leva lentement, marcha au ralenti vers la porte et l'ouvrit.
Mon père était sur le palier, les mains derrière le dos. À côté de lui, se tenaient deux soldats russes, baïonnette au canon.
Pas un mot ne fut prononcé. Mon père et ma mère échangèrent un regard prudent, mais mon père évita mon regard, comme s'il avait honte que je le voie en pyjama avec des baïonnettes dans le dos. Lentement et silencieusement, il traversa l'entrée en longeant le porte-parapluies qui contenait ses cannes de marche, jusqu'à la salle à manger. Les soldats marchaient lourdement derrière lui. Quand ils furent au centre de la pièce, le silence fut rompu. L'un des soldats cria :
« Tout le monde au sol ! Tous ! Vous êtes en état d'arrestation ! »
Pas de doute, avant que nous ne fassions une chose aussi bête, mon père allait prendre la parole et les soldats partiraient. Il n'avait rien fait de mal – ni volé, ni tué, ni commis aucun crime. Ils ne pouvaient pas l'arrêter. Il allait exiger leurs excuses. Mais il se tenait coi. Nous nous assîmes par terre – d'abord mon père, puis moi. Un instant, je crus que ma mère allait refuser. Mon père devait le penser aussi puisqu'il murmura doucement son nom : « Raya… » Très maladroitement, mais avec la détermination de garder la tête haute, ma mère s'assit sur le plancher elle aussi.
Comment pouvions-nous être arrêtés sans avoir fait quoi que ce soit de mal ? Je décidai d'en savoir la raison.
« Pourquoi nous arrête-t-on ? » demandais-je.
Ma mère leva une main pour me prévenir, mais trop tard.
Le soldat fit passer son regard de moi à mes parents, devenus soudain très pâles, puis nous examina les uns après les autres. Il avait de petits yeux brillants et un nez extraordinairement camus. Il sortit une longue feuille de papier blanc et la lut :
«… Vous êtes des capitalistes, et par conséquent des ennemis du peuple… Vous allez être envoyés dans une autre partie de notre grand et puissant pays… »
[ … ]
Yurenko regarda sa montre. « Vos dix minutes sont écoulées. Allons-y. »
Je m'élançais pour aller chercher ma valise juste au moment où mon père sortait de la chambre. Portant deux malles de voyage en peau de porc bordée de maroquin, il avait l'air d'un gentleman en partance pour une excursion, mais d'un gentleman qui avait terriblement besoin de vacances ! Ma mère le suivait, portant le panier en osier.
Quand nous fûmes dehors sous le brillant soleil, je réalisai qu'une fois de plus j'avais mis le pied gauche en premier. Mais cette fois-ci, je comprenais qu'il n'existait pas de pied droit qui pût nous sauver. Il ne restait plus qu'un camion et il nous attendait, plein d'une masse confuse de gens silencieux. Sur le trottoir, une douzaine de curieux attroupés chuchotaient. Je n'arrivai pas à comprendre ce qu'ils disaient. Mais cela n'avait guère d'importance.
Yurenko nous ordonna de grimper dans le camion. Mon père posa ses valises et me souleva. J'enfouis mon visage contre son épaule et il me serra fort. Il me reposa doucement près d'une dame en robe de soie. Elle ne bougea pas. Mon père aida Maman qui gardait la tête haute mais qui piqua un fard pace qu'elle n'arrivait pas à se hisser à bord du camion. Les valises et le panier suivirent, puis Tata. Il n'y avait pas d'autres membres de notre famille dans le camion.
Je fis un signe à mes grands-parents, mais ils ne répondirent pas. Je baissais les paupières. C'était une bonne chose à faire, cela permettait d'affronter plus facilement la foule qui nous regardait de la rue, l'air hébété. Cela éloigna également les choses de moi, me laissant entre le rêve et la réalité.
« Raya ! » J'entendis qu'on appelait le nom de ma mère.
Grand-mère Sara se tenait sur le côté du camion. Elle regarda Maman, puis se couvrit le visage de ses mains.
La porte arrière du camion fut verrouillée et le moteur se mit en marche.
Le camion commença à rouler pesamment le long de la grande avenue Pogulanska¹.
Il dépassa notre maison blanche avec ses portes d'acajou – un rideau flottait à la fenêtre de la salle à manger. Il dépassa les murs de notre jardin. Il roula le long de cette avenue dont je connaissais chaque maison, chaque arbre, chaque pierre usée du trottoir. De dessous mes paupières baissées, je regardais mon monde s'éloigner à tout jamais.
J'entendis nos noms appelés par une voix hystérique. « Raya… Samuel… Esther… Que se passe-t-il ? Où vous emmènent-ils ? » La voix s'éloignait, mais je reconnus ma tante Sonia qui courait derrière le camion, bras tendus et cheveux épars. « Oh, Sonia… » criai-je et je mis à pleurer. Ma mère me prit par les épaules et doucement me demanda d'arrêter de pleurer. D'autres gens dans le camion me chuchotaient un doux « Chuuut… Chuuut… » Mais je n'arrêtai pas ; je pensais qu'il était temps pour moi de pleurer.
Roulant par les rues, le long des parcs verdoyants et traversant la place du marché de Wilno sous le soleil étincelant, ils pouvaient voir leurs voisins vaquer à leurs occupations de la mi-journée consistant à faire des courses, à s'arrêter pour bavarder, à prendre le soleil sur un banc du parc, etc. mais ce convoi exceptionnel de gens qui quittaient tout cela gardait le silence.
À la gare c'était la confusion totale : une énorme foule tournait en rond : des camions par centaines, arrivaient de toutes les directions, débordant de monde. Je scrutai les alentours à la recherche d'un visage familier mais je ne vis que des étrangers, l'air accablé. Pourquoi nous ? La question restait entière. Pourquoi nous ?
Un soldat à la poitrine couverte de médailles s'approcha de notre camion, un héros. Il nous dit qu'il allait faire l'appel de nos noms et qu'il faudrait que chacun écoute attentivement les ordres qui lui seraient destinés. Nous écoutâmes. La liste semblait interminable. Nous ne fûmes pas oubliés : « Rudomin – Samuel, Raya, Esther : dans le second train ! Rudomin – Anna : dans le second train ! Rudomin – Solomon : dans le premier train. »
Ma grand-mère poussa un cri. Je n'avais jamais entendu quelque chose d'aussi terrifiant, même dans mes cauchemars. Sorti du corps frêle et déchiré de cette femme fière, cela traduisait une douleur incommensurable, mais aussi une colère et un ahurissement absolus. J'observai mon grand-père. Les yeux fixés sur le va-et-vient de la foule, des camions et des soldats, il ne voyait rien.

¹ avenue Pohulanka dans la Wilno polonaise de 1941 ; rue Jono Basanaviciaus dans la Vilnius lituanienne d'aujourd'hui.
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