Lorsqu'en 1969 ,j'ai lu cet ouvrage dense et riche , il a considérablement modifié et enrichi ma vision de l'histoire intellectuelle et en particulier des mouvements et auteurs qui préparèrent le terrain pour la Révolution française . J'ai compris que les prémisses avaient été posés avant les Lumières pendant l'âge classique comme le démontre cet ouvrage. 1/Les changements psychologiques (De la crise du classicisme à l'avènement de la modernité,Décalage des forces européennes, Naissance du relativisme)
2/Contre les croyances traditionnelles (Primauté de la raison,Un dogme controversé)
3/Essai de reconstruction (Déisme : terreau de la libre-pensée,Triomphe de la science
4/Les valeurs imaginatives et sensibles (L'Europe au pays des merveilles ,Diffusion et interprétation idéologique)
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Plus ancienne encore, plus profondément enracinée, plus vulgaire, était la croyance aux sorciers. Êtres abominables : ils se rendent au Sabbat sur d'étranges montures ; ils festinent avec le Malin. Comme dit un contemporain, par leurs sortilèges ils empêchent un mari de caresser sa femme ; ils corrompent aussi les filles sages et vertueuses par un charme qu'ils mettent dans ce qu'elles doivent boire ou manger. Ils empoisonnent les bestiaux, ils font périr les biens de la terre, mourir les hommes en langueur, blesser les femmes grosses ; et cent autres maux... Il y en a d'autres encore plus méchants : ce sont les magiciens. Ils ont des conversations familières avec le Méchant Esprit ; ils le font voir à ceux qui en ont la curiosité sous telles figures qu'ils veulent. Ils ont des secrets pour faire gagner au jeu, et enrichir ceux à qui ils les donnent. Ils devinent ce qui doit arriver ; ils ont le pouvoir de se métamorphoser en toute sorte d'animaux et de figurer les plus horribles ; ils vont en certaines maisons faire des hurlements mêlés de cris et de plaintes effroyables, ils y paraissent tout en feux plus hauts que des arbres, traînant des chaînes aux pieds, portant des serpents dans la main ; enfin ils épouvantent tellement les gens qu'on est obligé d'aller chercher les prêtres pour les exorciser...
Deuxième partie. Contre les croyances traditionnelles
Chapitre 2. La négation du miracle
Il y avait cependant un moyen de refaire l'histoire : par l'érudition. Tout un peuple d'érudits travaillait, appliqué à d'ingrates besognes ; à éditer des textes, à déchiffrer des documents, à gratter des pierres, à frotter des monnaies. Tout un petit peuple courageux, passionné ; une fourmilière, qui avait ses artisans et même ses guerriers. De bons ouvriers, amoureux des rudes besognes, cherchaient à établir des certitudes, importantes ou menues, mais inébranlables ; et sans interprétations hâtives, sans préjugés, sans art déformateur, à exhumer des matériaux solides, acquis pour toujours. Ils s'appelaient Francesco Bianchini, qui demandait à l'archéologie les données certaines que n'offraient pas les textes ; Richard Bentley, le master de Trinity College, le conservateur de la Bibliothèque royale, le maître des études classiques, esprit d'une incomparable vigueur ; Pufendorf, qui savait bien la valeur des archives ; Leibniz. Celui-ci s'enferme dans les bibliothèques, cherche les vieux parchemins, se plaît à les recopier lui-même, ordonnances royales ou rapports diplomatiques ; il estime qu'un code de relations internationales doit s'appuyer sur des actes authentiques, déclarations de guerres, traités de paix, et autres pièces, et non pas sur des phrases. Bibliothécaire du duc de Brunswick, il entreprend d'écrire l'histoire de la dynastie régnante ; et après une longue attente, il publie un gros volume, puis deux autres, qui ne répondent pas au goût du jour, et qui sont bourrés de documents puisés aux bonnes sources. A ceux qui s'étonnent autour de lui, il ne craint pas de dire qu'il a fait œuvre plus utile que s'il s'était livré à des développements de rhétorique ; qu'on n'a jamais rien vu de pareil à son ouvrage ; qu'il a projeté une lumière nouvelle sur des siècles couverts d'une obscurité effrayante, levé beaucoup d'incertitudes et réformé beaucoup d'erreurs.
Première partie. Les grands changements psychologiques
Chapitre 2. De l'ancien au moderne
C'est là qu'il faut l'imaginer, dans sa chambre de Rotterdam, ardent et frêle ; solitaire ; détaché de la vie des sens : on aperçoit bien chez lui de fortes affections familiales, mais aucun amour. Des livres en quantité ; jamais assez de livres. (...) les livres (...) représentent une pensée arrêtée, qu'on peut exactement saisir, qui ne fuit plus sous les prises ; ils excitent et provoquent l'esprit : on a devant soi un adversaire qui a disposé ses arguments pour une bataille rangée, quelle joie de lancer contre lui les troupes agiles des répliques, des arguments, des raisons ! A travers le livre on atteint l'auteur, on lui dit son fait, on lui montre sa misère. Mais la personne n'apparaît que comme la conséquence du livre : contre les livres Pierre Bayle mène ses grands combats. A partir d'ici, aucun événement ne compte dans sa vie qui ne soit d'ordre intellectuel : il lit, il écrit, il discute ; il trouve « dans l'étude autant de douceur et de plaisir que d'autres en trouvent dans le jeu et le cabaret ». La libido sciendi le tient : tout connaître, pour tout critiquer.
Première partie. Les grands changements psychologiques
Chapitre V. Pierre Bayle
Partant à la rencontre des préjugés, il n'a pas de peine à en trouver, nombreux. Il commence par innocenter, lui aussi, les comètes : mais c'est le diable qui l'intéresse surtout. Le diable obsède sa pensée, hante ses sermons, jusqu'à ce qu'il l'expulse enfin dans un gros livre qu'il publie l'année 1691 : De betooverte Wereld ; Le monde enchanté. Il va désenchanter le monde...
Il commence d'une vive allure. La croyance au diable et à son pouvoir, aux suppôts du diable et à leurs crimes, ne tient pas devant les lumières naturelles. Qu'on remonte à l'origine de cette croyance ; qu'on suive son développement à travers les âges et dans tous les pays, on s'apercevra qu'elle est de source païenne, qu'elle a infecté le Christianisme ; et bien que les protestants, depuis qu'ils se sont séparés des papistes, en soient partiellement délivrés, elle ne laisse pas de les abuser encore. N'allez pas dire qu'elle soit fondée sur l'Écriture : sur l'Écriture interprétée par les Pères de l'Église, peut-être ; mais non pas sur l'Écriture interprétée rationnellement, interprétée par lui, Balthazar Bekker. Par exemple : l'Écriture parle des anges, mais comme elle ne dit rien de leur nature, de leur essence, on peut admettre qu'elle désigne des hommes, chargés par Dieu d'une mission particulière, et doués, en conséquence, d'un pouvoir spécial. Elle parle d'esprits malins, mais ici encore elle désigne des hommes, des hommes pervers. Elle rapporte la tentation d'Adam, mais dans le récit de Moïse, il n'est rien dit qui doive porter à conclure que le diable lui-même puisse agir immédiatement sur les âmes et sur les corps. Elle rapporte la tentation de Jésus-Christ, elle ne nous dit pas que le démon ne fut pas un méchant homme, tout simplement. Elle rapporte que Jésus-Christ a guéri des possédés, mais on avait coutume d'attribuer aux démons les plus dangereuses maladies, et même d'appeler les maladies, des démons. Jésus-Christ n'a pas changé les façons de parler qu'on avait de son temps ; de sorte que la guérison des Daemonia n'était pas proprement une expulsion de diables, mais la guérison de maux trop réels. Bref, « l'Écriture considérée dans le fond et sans prévention n'attribue point au diable cette puissance et ces opérations que la prévention des commentateurs et des traducteurs leur fait reconnaître en lui... » De nos jours, les magiciens, enchanteurs, ou sorciers, ont été de forts méchantes gens, dont la doctrine et les mœurs étaient très corrompues : ils n'ont eu aucune communication particulière avec le diable.
Balthazar Bekker fut réprouvé par son Église, et mourut sans changer d'avis. Il avait eu soin de faire traduire son livre en français, sous ses yeux, pour éviter les versions frauduleuses et inexactes qui ne manquent jamais d'exploiter les œuvres à succès. La précaution n'était pas inutile, et le livre, sous cette forme française, circula largement. On le traduisit aussi en anglais, en allemand ; il fut lu dans toute l'Europe.
Deuxième partie. Contre les croyances traditionnelles
Chapitre II. La négation du miracle
Quel contraste ! quel brusque passage ! La hiérarchie, la discipline, l’ordre que l’autorité se charge d’assurer, les dogmes qui règlent fermement la vie : voilà ce qu’aimaient les hommes du dix-septième siècle. Les contraintes, l’autorité, les dogmes, voilà ce que détestent les hommes du dix-huitième siècle, leurs successeurs immédiats. Les premiers sont chrétiens, et les autres antichrétiens ; les premiers croient au droit divin, et les autres au droit naturel ; les premiers vivent à l’aise dans une société qui se divise en classes inégales, les seconds ne rêvent qu’égalité. Certes, les fils chicanent volontiers les pères, s’imaginant qu’ils vont refaire un monde qui n’attendait qu’eux pour devenir meilleur : mais les remous qui agitent les générations successives ne suffisent pas à expliquer un changement si rapide et si décisif. La majorité des Français pensait comme Bossuet ; tout d’un coup, les Français pensent comme Voltaire : c’est une révolution.