Les expressions linguistiques nous mènent à envisager une définition très large de la chose : les objets qui nous entourent (il y a trop de choses), les phénomènes qui se produisent (il se passe quelque chose), voire les pensées même (je pensais à une chose). Chaque fois, c'est la contingence et la particularité qui se dégage : cette chose, cette chose-ci, ceci est la chose, par l'ici et le maintenant. Se pose alors la question de ce qui fait que « ceci » soit une chose, de ce qu'est la « choséité » du ceci qui est là – car il faut bien que quelque chose soit perceptible pour que « ceci » ne se rapporte pas à rien, à ce qui n'est déjà plus, ou à ce qui n'est pas encore. « Ceci », avec l'ici et le maintenant est alors partie prenante de la choséité. Et depuis toujours la philosophie tient que le « ceci » est un support de propriétés – car telle, avec ses propriétés, nous apparaît la chose.
Nous dirions alors la vérité sur la chose si tant est que, nous accordant que la vérité est ce qui se confirme par les faits – ou par les choses -, nous puissions faire dire la vérité aux choses. Ne pouvant prendre un point de vue tiers qui nous donnerait sur la vérité et sur la chose une concordance parfaite, nous en restons à ignorer ce qu'est une chose tant qu'on n'a pas déterminé l'essence de la vérité. Donc ce n'est pas encore cela, une chose, ce n'est pas la manière dont naturellement l'expérience quotidienne nous la donne. Il suffit de se rendre compte que le « naturel » n'est pas le même à toutes les époques pour comprendre que le naturel est aussi historial que la définition de la chose. Chaque époque a sa vérité sur la chose. Vérifier par les faits ce qu'est la vérité : voilà en effet qui est d'un daté… Non, non, il faut donc maintenant comprendre ce qu'est le « naturel » contemporain pour que l'on définisse en vérité la chose.
Les Grecs découvraient la physique en même temps que les structures du langage. Ils n'avaient pas eu le temps d'approfondir que la vérité émanait de la structure du langage, des propositions, et qu'il se pourrait bien que la vérité sur la chose ne soit que la vérité sur les structures du langage. Puisque le langage est le propre de l'homme et que c'est donc lui qui énonce la vérité, alors il s'ensuivrait que la chose serait ce qui n'est pas l'homme. Qu'est-ce que l'homme. Voilà une troisième manière d'interroger la chose – qui n'est pas moins historiale que les premières.
Revenons alors aux fondements de la modernité – de son épistémè pourrait peut-être dire par anticipation Foucault. Nous arriverons naturellement au texte qui la révèle dans toute sa pureté – son essence ? – et de là, il sera possible de définir la chose, disons la vraie chose naturellement non humaine et actuelle.
Tout démarre avec les mathématiques. Non pas ce que l'on entend par là aujourd'hui, des formules, des chiffres et des nombres, mais le principe même, « le » mathématique, dont Heidegger rappelle au passage, comme il aime le faire, l'étymologie : « matésis » « signifie l'acte d'apprendre », c'est-à-dire apprendre à connaître. Mais comme on ne comprendrait pas qu'apprendre signifierait prendre quelque chose aux choses, il faut bien s'en tenir qu'apprendre à connaître, c'est toujours déjà savoir par avance ce qu'il faut savoir sur la chose « D'où nous pouvons maintenant comprendre pourquoi, par exemple, le nombre est quelque chose de mathématique » : en effet, trois, ou quatre, ce n'est pas une chose et nous les retrouvons pourtant dans les choses : c'est que les nombres sont déjà là autour de nous et n'attendent plus que d'y être trouvés. Les mathématiques sont donc la manière par excellence d'apprendre à connaître : nous prenons connaissance à partir de ce que l'on sait déjà, et sans rien prendre aux choses. La science moderne, comme on va voir, au contraire de l'ancienne, est de caractère mathématique.
Ce qui était naturel chez les Grecs était l'évidence de la constatation, de ce qui se perçoit. Or
Galilée pose comme axiome de sa physique que tous les corps tombent à la même vitesse – ce qui est contredit par l'expérience ; or Newton pose le principe d'inertie selon lequel les objets avancent en ligne droite et à vitesse constante lorsqu'ils ne sont soumis à aucune force – ce que ne consacre alors aucune expérience. Voilà ce qui est mathématique dans la science moderne : des axiomes contrefactuels postulent l'essence de la vérité. Et les choses sont priées de bien vouloir s'y conformer. Ainsi en philosophie, le cogito : maintenant, ce ne sont plus les choses qui sont le subiectum, substrat des prédicats, c'est Je, cette entité première à quoi tout maintenant se rapporte parce qu'elle est axiomatiquement la première qui résiste au langage. Dans cette double révolution de l'homme devenu sujet et de l'objectum de la pensée médiévale maintenant associé aux choses, le langage et la vérité ont rejoint l'homme ; le monde des choses est désormais prié de se définir selon cet axiome premier qui énoncera donc la vérité sur les choses. C'est maintenant que
la raison pure kantienne peut s'élever, qui avait besoin de la méthode mathématique pour que l'humanité envisage que la pensée soit autonome de toute chose.
Kant, d'ailleurs, impressionné par Newton, visait à produire une philosophie « mathématique ». Pour autant, on aurait tort de penser que la vérité sur les choses, chez
Kant, et donc pour l'époque moderne, tienne tout entière dans la puissance de la pensée, de
la raison pure. Bien au contraire, la vérité, en tant que connaissance, comme Janus et le fondement de toute vérité reposant sur le principe de contradiction, a deux visages.
Tout tient à l'opposition et au principe de contradiction. Pour poser son sujet, si l'on peut dire,
Kant remplace le terme « Objekt » par « Gegendstand » car y paraît plus nettement que dans l'objet que l'Objekt, certes déjà, par l'usage du préfixe ob-, par ce « gegen », est ce qui s'oppose au sujet, mais surtout qu'il se pose, qu'il tient, que, par ce « stand », il paraît. « L'objet ne se dresse (Steht) que si l'intuitif est conceptuellement pensée, et l'objet ne se dresse comme opposé (entgegen) que si le concept détermine un donné intuitif en tant que tel ». Et tout en effet, dans la philosophie kantienne renvoie à ce cercle abordé en début de livre : la connaissance kantienne est humaine et, en tant que telle, est fondée sur l'expérience. Or l'expérience est appréhendée par la méthode mathématique, axiomatique – ce qui n'est pas une autre manière de dire que les résultats de l'expérience sont renvoyés, pour ainsi dire, dans le lieu du langage, préétabli à la connaissance. Autrement dit, connaître la chose, ce n'est plus comme dans l'Antiquité prendre la connaissance à la chose, c'est prendre connaissance à la surface des choses ce que la mathématique a prévu qu'on y trouve. Et toute la philosophie kantienne rappelle ce cercle de la pensée d'une connaissance qui s'établit à partir de l'expérience des choses que la méthode scientifique a préparée dans le but de démontrer la connaissance que l'on vise à établir : jugement synthétique et analytique, intuition et entendement, esthétique et
logique. Les preuves les plus marquantes tenant dans la fondation du jugement synthétique a priori, paradoxe énonciatif qui pose pourtant que la connaissance est déjà préétablie – sans quoi on ne saurait que faire de nos perceptions, là où le jugement synthétique a priori les range « intuitivement » dans les intuitions pures que sont le temps et l'espace. Et puis surtout, s'est-on jamais demandé ce qu'il y avait à critiquer dans cette raison pure et s'il n'était jamais venu à l'idée de quiconque de critiquer la pureté, qui, sans doute, comme toute perfection, est incritiquable ? C'est que d'abord, il faut entendre "critique" dans son sens premier de "révéler la singularité" - ce qui n'a pris le sens commun que dans un deuxième temps où la singularité révélée révèle aussi l'ordinaire qui l'entoure. Mais quand bien même,
la raison pure, dissociée de toute expérience, est bien critiquable à qui veut fonder une connaissance humaine, donc mathématique, puisque celle-ci doit puiser à l'expérience : et hop, le cercle, à nouveau, et dans le titre même, se referme encore. Les résultats de l'expérience dépendent nécessairement des conditions de l'expérience, qui sont énoncés par l'entendement. La connaissance issue de l'expérience n'est rien sans la connaissance des conditions de l'expérience.
Alors, qu'est-ce qu'une chose ? Eh bien, c'est un « Gegenstand », ce qui paraît en vis-à-vis quand on le voit ainsi – et qui ne paraît que quand les conditions de l'expérience le font paraître. S'intéresser à ce que l'homme dit des choses permet de lire la définition qu'il se donne de lui-même. Son environnement est toujours là, mais les données qu'il trouve à en extraire diffèrent. Ce que les choses donnent à connaître, c'est donc l'homme.