Paru en 1872, restitué enfin dans l’intégrité de son édition originale, porté par une langue réduite au nerf, L’Homme est un traité d’anthropologie mystique [...], dont l’ambition est de mesurer avec minutie l’ampleur du désastre intérieur de son époque.
Lire la critique sur le site : LeMonde
Celui qui trahit en secret commet un attentat dans la nuit. Il trahit celui qui a eu confiance, celui qui s'est exposé, celui qui s'est livré. un des attentats les plus déshonorants qui soient au monde, c'est d'abuser du sommeil ; le sommeil, en désarmant l'homme, le livre sans défense à l'honneur de ce qui l'entoure. Et la trahison contracte en pareil cas une laideur spéciale qui révolte le fond de l'âme. Or la confiance est une sorte de sommeil. Celui qui a livré son secret s'endort ans les bras de son ami. Comment exprimer les indignations de son réveil, s'il se réveille, en face d'une trahison ?
Beaucoup de gens trembleraient si les crimes de leurs foyers domestiques leur étaient montrés de loin à la lueur solennelle de l'histoire. Ils ne tremblent pas parce que ces crimes se commettent étroitement, sur un petit théâtre. La petitesse de leur personne et la petitesse de leur vie diminuent à leur yeux les proportions de leur injustice. Et cependant un nain peut commettre un grand crime. Car un grand crime, ce n'est pas un crime qui a de la grandeur ; c'est un crime qui attente à une grande chose. Le crime ne possède la grandeur qu'à l'état négatif. Le mal est une privation.
Le premier mot de l'homme médiocre qui juge un livre porte toujours sur un détail, et habituellement sur un détail de style. C'est bien écrit, dit-il, quand le style est coulant, tiède, incolore, timide. C'est mal écrit, dit-il, quand la vie circule dans votre œuvre, quand vous créez votre langue en parlant, quand vous dites vos pensées avec cette verdeur qui est la franchise de l'écrivain. Il aime la littérature impersonnelle ; il déteste les livres qui obligent à réfléchir. Il aime ceux qui ressemblent à tous les autres, ceux qui rentrent dans ses habitudes, qui ne font pas éclater son moule, qui tiennent dans son cadre, ceux qu'on sait par cœur avant de les avoir lus, parce qu'ils sont semblables à tous ceux qu'on lit depuis qu'on sait lire.
Quand il trouve que son exécution est parfaite, c'est-à-dire sans défaut, l'artiste médiocre s'arrête, et s'arrête satisfait.
Quand il trouve que son exécution est vivante, c'est-à-dire pleine de sa pensée, imprégnée, humide, ruisselante de feu, l'homme de génie s'arrête aussi, mais il s'arrête malgré lui, triste et vaincu dans son triomphe.
Par le retranchement de la matière, à la fois obstacle et moyen, il a rapproché son œuvre de son idéal; mais au moment où il va atteindre ce qu'il a pensé, il faut qu'il s'arrête, car, au prochain coup de ciseau, il entamerait son œuvre, il la détruirait.
La matière refuse de se laisser tailler plus avant, et s'il persiste, au lieu de la vie, c'est la mort qu'il va donner à sa création.
Si donc il veut qu'elle soit quelque chose, il faut qu'il la laisse inachevée, et qu'il se contente de laisser deviner, au moyen de ce qu'il a fait, la dimension de ce qu'il eût voulu faire, la portée de ce qu'il n'a pas fait.
Tout chef-d'œuvre est une ébauche. L'inachevé est la marque du génie qui peint à grands traits, ne comptant rien terminer; c'est sa marque, son privilège, sa condamnation et sa grandeur.
Et plus l'exécution approche de l'idéal, plus l'abime qui les sépare apparaît large et profond à l'artiste; plus le nombre des côtés du polygone inscrit augmente, plus l'impossibilité de toucher le cercle devient sensible.
Pour l'artiste ordinaire, qu'il le sache ou non, la loi est formule. Voilà pourquoi il peut se satisfaire: son programme peut être rempli.
Le style est une puissance qui, comme toutes les puissances, a besoin d'être vengée. La funeste parole qui représente une si grande chose, est une des paroles les plus déshonorées qu'il y ait au monde. Cette association d'idées dont j'ai parlé souvent, et dont je parle encore aujourd'hui, nous a donné l'habitude de considérer le style comme l'art de coudre les mots à la suite les uns des autres, l'art d'arranger les phrases avec une symétrie vide, élégante, insignifiante. Pour les rhéteurs, le style, comme presque toutes les beautés, le style est une chose négative; dans leur pensée, il s'agit, pour bien écrire, d'éviter une multitude d'inconvénients, les locutions qui ne sont pas nobles, les expressions trop familières, les mots durs à l'oreille; et quand on a rempli ces conditions mécaniques, qui ressemblent, par leur multiplicité et leur niaiserie, aux conditions d'un jeu, on sait écrire, et on mérite le premier prix.
Pour juger les écrivains à ce point de vue, et leur assigner des rangs, il y aurait un moyen: ce serait de compter les fautes, comme au collège. Celui qui en aurait le moins à son compte serait proclamé le premier. Ce procédé aurait le mérite d'être un aveu. Il avouerait notre pensée secrète ; il avouerait que nous regardons l'abstention absolue comme la perfection, et que, pour nous, celui qui n'a rien fait est celui qui a le mieux fait.