Dans les secondes de silence qui suivirent, Edith sentit pour la première fois un abîme sous elle, autour d'elle, un abîme noir et dangereux. Elle eut l'impression d'un temps vide, d'un temps énorme, des années, des mois, des jours, des soirs. Elle se rappelait plus que jamais -elle le sentait plus fort que lorsqu'elle avait écrit la phrase peut-être vingt ans plus tôt- que la vie n'avait vraiment aucun sens, pour personne et pas seulement pour elle-même. Mais si elle-même était seule, et devait continuer seule, alors cette absence de sens deviendrait d'autant plus terrifiante. Et voilà tout. Durant quelques secondes elle éprouva une panique totale, comme si elle venait de distinguer clairement le destin, la fatalité, l'essence de la vie et même de la mort.
Et la manière dont le visage de sa mère avait changé depuis la mort de Mildiou deux jours avant, sa bouche aux commissures constamment tombantes, son air si préoccupé, au point qu'il fallait lui répéter deux fois la même phrase pour qu'elle l'entende... Tout ça pour un chat ! Etait-ce normal ? Cliffie avait suffisamment entendu dire qu'il n'était pas normal. Il pouvait aussi leur renvoyer la balle.
N'est-il pas plus sûr, et même plus sage, de croire que la vie n'a absolument aucun sens?
Elle s'était sentie mieux après avoir couché cela sur le papier. Une telle attitude n'était pas une façon de se cuirasser, pensa-t-elle, il était de fait que la vie n'avait pas de sens. On continuait simplement d'aller de l'avant, de travailler, et on faisait de son mieux. La joie de la vie résidait dans le mouvement, dans l'action elle-même.
N'est-il pas plus sûr, et même plus sage, de croire que la vie n'a absolument aucun sens ?
La différence entre le rêve et la réalité constitue l'enfer véritable.
"A l'aube, après ma mort quelques heures avant,
La lumière s'étendra comme toujours à sept heures
Sur ces arbres que je connais.
Les ombres céderont, face au vert éclatant,
Face à la cruauté bénigne, indifférente du soleil
Indifférents se dresseront les arbres dans mon jardin,
Et sans larmes pour moi au matin de ma mort.
Semblables à eux-mêmes, les racines assoiffées,
Les arbres se reposeront dans le calme plat de l'aube,
Aveugles et insouciants,
Les arbres que je connaissais,
Dont je prenais soin."
(poésie rédigée par Edith dans son journal)