Olivier Hobé, le Journal d'un haricot, Editions Apogée – le journal que le poète
Olivier Hobé nous livre aujourd'hui commence le 3/8/2007 et se déploie sur un peu moins d'un an. le père raconte un moment de l'histoire de Q., 15 ans, que l'initiale va seule désigner tout au long de cette étrange chronique. On ne connaîtra son prénom, Quentin, qu'à l'ultime page, la plus noire, la plus bouleversante, la seule que le ton, un mixte d'ironie et de feinte froideur, de burlesque aussi, cette manière de parler des choses graves de façon légère, voire triviale, ne parvient plus à sauver : « Je respire du Quentin, sa maladie me bouffe, m'envahit, je le sens, je le renifle, il n'a jamais été aussi proche de moi… »
Avec l'apparition du prénom qui surgit ainsi in extremis dans le dernier paragraphe le narrateur se libère et on peut penser que si le journal s'interrompt ce 26/6/2008, de façon aussi brutale, arbitraire, du moins quant à l'évolution de la maladie, c'est parce que les digues sont sur le point de lâcher, que le pathos ou même seulement le lyrisme, ce « développement d'une exclamation » comme le définissait Valéry, un lyrisme douloureux qu'il s'est refusé jusqu'à présent à laisser sourdre, remonte soudain et s'apprête à le traverser, à le vaincre.
Un mois auparavant, en juillet donc, on a diagnostiqué à son fils aîné un neuroblastome. Cette forme rare de cancer de l'enfant qui se développe à partir du tissu nerveux sympathique se caractérise par la présence d'une tumeur solide extra-crânienne. En l'occurrence, c'est dans le ventre de l'enfant qu'une sorte de « boule en bois » grosse comme une « orange » s'est installée, c'est de là qu'on devra l'extraire.
La première page est un écran, le générique de départ s'y affiche d'emblée: « bloc », « biopsie », « opération », « chirurgienne », le décor est planté. Bientôt suivront les « chimio » puis la radiothérapie en même temps que le « haricot » du titre et qui revient à quatre reprises dans le texte sera explicité : « On danse ici une valse à mille temps avec dans les bras des haricots de métal ou de carton. » On l'aura compris, le haricot désigne métaphoriquement ce récipient qui ressemble un peu aux plats à barbe d'autrefois mais aussi et de façon plus rigoureuse à la graine du légume sec qu'on connaît. le haricot d'hôpital contient les instruments dûment stérilisés du chirurgien. Précisons toutefois que dans sa dernière occurrence, le mot retrouve sa signification propre, originelle pour désigner cette fois la tumeur enfin résorbée. « le haricot de Q. paraît mort…il est invisible cette fois, et il n'y a plus aucune raison de lui ouvrir le ventre à nouveau. »
Mais aujourd'hui, à l'hôpital Morvan de Brest l'opératrice s'apprête à prélever les « deux centimètres cubes de mort vivante » qu'on soumettra à l'analyse. Ajoutons que dès la page d'incipit aussi, ce ton très particulier, très singulier est en place et donne le la. Alors que l'auteur a passé le pont de Recouvrance et se trouve par hasard devant la devanture d'un magasin de jouets pour enfants, son commentaire est déjà tout un programme : « Jeux Jouets Modèles, plus décalé tumeur. » On n'est pas très loin du « Je suis à Dubois dont on fait les cercueils » de Corbière. L'humour noir,
André Breton dans une Anthologie célèbre l'avait bien vu, est souvent le plus efficace des antidotes.
Journal d'une maladie donc, journal de bord aussi et pas seulement celui d'un père affecté et dans ce Gethsémani de plastique et de verre, « triste jusqu'à la mort » mais d'un quotidien et d'une « vie ordinaire » qu'il faut bien assumer. Si du repassage des chaussettes qui donne lieu à un développement hilarant sur la mise en équation entre le nombre de neuroblastomes et celui des chaussettes à repasser, sur « l'énergie folle » aussi qu'engendre le « progrès médical » jusqu'au « Merde le linge » qui clôt la journée du 23 septembre cet ordinaire est naturellement lié à la maladie et au malade, certaines journées ne mentionnent ni Q. ni le protocole en cours. Dérives prophylactiques, trouées d'oxygène. Catharsis. « On écrit par hygiène, disait Michaux, pour sa santé. »
Olivier Hobé, comme Deleuze dans ceux du « désir » écrit dans les trous de sa vie.
Ce journal ainsi n'a rien d'un huis-clos. On s'y déplace beaucoup du Haut-Bois où vit l'auteur, sur les hauteurs de Pont-Aven, à Brest, à Rennes ou à Châteaulin, ou encore à Cleut-Rouz, près de Fouesnant chez la mère des enfants pour ne rien dire du Camping de la Fresnerie où le père et le benjamin, le biduric, comme il l'appelle, ont loué un mobil-home. le « blues vendéen », cette « sorte de para-vie, une absence de désir qui se répand à la vitesse du son, un vent poétique qui vous évite soigneusement » y règne en maître et nous vaut une demi douzaine de pages qu'on croirait venues d'une sorte d'avatar moderne de Huysmans mais le plus gris, le plus désabusé, le plus caustique, celui du « terre à terre de l'âme », celui d'En Rade.
Sont mentionnés les travaux en cours, ce poème sur les ruines de Rustéphan par exemple qui paraît effectivement sous l'hétéronyme de Benjamin Duval dans le numéro de novembre 2007 de Trémalo, la belle revue fantasque et qui « ne mange pas de ce pain là » aux destinées de laquelle il préside ou le texte sur François Boulic, Boulig coz son « héros » et dont quelques extraits de la « vie romancée » paraissent eux aussi dans la revue. On trouve dans le numéro daté de mai 2008 et sous le masque de Benjamin Duval de nouveau, quelques extraits du Journal.
Beaucoup de bistrots aussi, de
lectures du moment et d'amis comme les peintres Jean Tirilly ou René Barraud. Ils passent, souvent dissimulés derrière l'initiale ou le prénom. La journée du 16 décembre 2007 est toute entière consacrée à
Jacques Josse désigné seulement par son prénom, tout comme Gil, Alain, Marc et d'autres dont on devine aisément l'identité. Les événements contemporains comme l'exposition
Yves Tanguy au musée de Quimper ou tel match de football ou encore, à Quimper toujours une manifestation pour la pérennité de l'hôpital de Carhaix, une invitation pour « le concert d'un trio répondant au disjoncté nom d'EDF (Ewen, Delahaie, Favennec) » ou même les états d'âme de Blanchette, sa chèvre, scandent les jours, organisent le temps.
Et puis il y a la rage, cette colère froide qui découpe le réel au scalpel, des images à grand écart, des glissades « automatiques » où perce l'héritage des surréalistes dont il est proche mais des oiseaux aussi, des fleurs et des arbres. On trouvera même, au Passage du Gois, à Noirmoutier, une belle pêche de palourdes à
marée basse.
Même si de son propre aveu cet ouvrage aura assouvi un désir déjà ancien de « journaliser » et que la rencontre du « thème », aussi tragique soit-il tient du miracle, ce journal est d'abord un livre de poète et d'une grande écriture, originale, inclassable, maîtrisée. Pour certaines connivences secrètes et malgré les différences évidentes, on le rangera auprès de ceux de deux autres bretons, entre
le fils de
Michel Rostain et cet admirable journal sans date qu'est l'Ardoise magique, l'ultime opus de
Georges Perros.
Marc le Gros
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