Vous savez tous que
Pierre Corneille avait fait un long voyage aux Antilles avant d'écrire
Horace et c'est sur place, en sirotant un ti-punch en joyeuse compagnie, qu'il recueillit un dicton populaire local, qu'il a, par la suite, quelque peu remanié pour coller au plus près du sujet de sa pièce. Il nous faut donc remercier les Antilles et le ti-punch pour cette remarquable contribution à l'histoire littéraire nationale. le dicton en question est toujours en vigueur ici ou là et je vous en donne la meilleure traduction possible :
« Rhum, l'unique objet de mes bons sentiments !
Rhum, lequel vient mon bras de verser franchement !
Rhum qui m'a vu ivre, et que mon corps adore !
Rhum enfin que je bois dès qu'il se colore ! »
Bon, trêve de plaisanterie,
Horace est une pièce qui a compté plus que tout autre dans mon devenir de lectrice.
En effet, contrairement à beaucoup d'entre-vous sur le site, je n'ai pas toujours été une amoureuse de lecture, et assurément pas depuis ma plus tendre enfance. J'avais certes soif de découvertes, mais ma curiosité allait surtout vers les sciences et l'histoire-géographie. La littérature me laissait complètement indifférente et, pour être tout-à-fait exacte, elle m'ennuyait cordialement. À telle enseigne que je redoutais les lectures imposées, que je ne terminais, pour ainsi dire, jamais.
C'est en classe de troisième que ma professeur de français m'imposa, de son doigt inquisiteur et démoniaque pointé sur le bout de mon nez réfractaire, la lecture d'
Horace. Ma réaction fut quelque peu disproportionnée puisqu'en grand secret, mais fermement, je décidai, je me jurai même, de ne jamais lire cette vieillerie qui devait sentir bien fort la naphtaline, coincée qu'elle était au fin fond d'un coffre humide, plus sombre que l'âme ténébreuse de Judas et que plus grand monde ne devait ouvrir. Ma résolution semblait prise et irrévocable.
Je ne sais par quel sortilège, probablement histoire de faire moindrement illusion, je me risquai à lire les quelques premières pages, avec la ferme intention de m'arrêter très vite et de ne pas perdre mon temps dans cette lecture inutile.
Or, à mon grand étonnement, je me suis surprise à aimer. Beaucoup, même ! Énormément, même !
Pierre Corneille venait de réussir le tour de force de sortir de l'obscurantisme et de l'ignorance une petite ado merdeuse de quinze ans tout juste, d'entrebâiller irrémédiablement la porte qui conduit à l'amour de la littérature, ou du moins d'en faire sauter le verrou.
Balzac y mit un coup d'épaule, Hugo la poussa en grand et Laclos alluma la lumière. Les trois mousquetaires avaient fait leur apparition, mais c'est bien lui mon petit
D Artagnan, cette fine lame de
Corneille, qui en fut le déclencheur avec cet
Horace de malheur. Merci
Pierre Corneille pour ce que vous fîtes et me procurâtes, à l'époque, et à jamais.
Il faut probablement qu'à ce stade je vous entretienne au moins un peu de la pièce elle-même. Alors songez, vous êtes à Rome, pas de cette Rome impériale et présomptueuse, qui de son glaive ardent domine la Méditerranée et même un peu plus loin. Non, Rome n'est encore qu'une cité-état, qui a tout à prouver et tout à plier sous son coude imposant, à commencer par la cité voisine d'Albe (aujourd'hui Castel Gandolfo), dont les fondateurs légendaires de Rome, les jumeaux de la louve, sont issus.
Les deux cités soeurs, imbriquées l'une dans l'autre par d'innombrables liens familiaux et conjugaux, n'en peuvent plus de ne point savoir laquelle domine l'autre et c'est donc à la guerre qu'il se faut résoudre. Non moins braves d'un côté que de l'autre c'est tout de même avec un lourd pincement au coeur que les combattants forment leurs rangs, découvrant dans la rangée d'en face un beau-frère, un cousin ou son meilleur ami.
Sur le point d'engager une lutte fratricide, il est finalement décidé qu'il n'était point besoin de verser tout ce sang, mais qu'on pouvait jouer le destin des deux fougueux voisins, non pas vraiment aux dés, mais à l'épée de certains. Trois chez les Romains, trois chez les Albains. Les rois respectifs et leurs états-majors doivent donc désigner lesquels parmi tant de vaillants soldats sont dignes de se battre pour la domination ou pour l'asservissement. L'issue du combat règlera le destin des deux états voisins.
Pour Rome, ce seront les trois frères
Horace qui combattront, pour Albe, les trois frères Curiace.
Horace et Curiace sont les meilleurs amis du monde, et plus encore, ils ont chacun une soeur qui est l'épouse de l'autre. Camille, soeur d'
Horace, est l'épouse de Curiace et Sabine, soeur de Curiace est la femme d'
Horace.
Corneille dresse un tableau parfaitement symétrique et croisé, mais applique à ses protagonistes des profils psychologiques variés qu'il est très intéressant de comparer. de force et de vaillance égale,
Horace et Curiace diffèrent néanmoins sensiblement : Curiace est animé de sentiments humains et se retrouve en proie à des hésitations cruelles et à un cas de conscience par cette situation qu'il n'a pas voulu.
Horace, lui, bien qu'embêté de devoir s'en prendre à Curiace place avant tout son devoir et sa mission vis-à-vis de sa cité.
Même chose pour les soeurs, qui dans le même cas devraient éprouver des sentiments comparables. Or, Sabine est toujours animée par un espoir d'arrangement tandis que Camille ne se fait aucune illusion et est déjà convaincue et résignée à son malheur.
Le message de l'auteur semble clair, celui qui vainc est l'inhumain, celle qui a raison est la désespérée. Outre ce constat, les ressorts de la tragédie sont étirés à bloc, comme aux plus belles heures des tragédiens grecs, et s'achèvent non sur le point d'orgue du quatrième acte mais sur la réflexion du cinquième.
Le mot de la fin du roi Tulle me laisse toujours assez songeuse. Quel est le sens profond de cette tragédie ? Est-ce que la mort et le sacrifice de soi pour son pays revêtent toujours un petit quelque chose d'inutile et de vain ? Est-ce que l'opinion publique est bien ingrate et qu'elle oublie trop vite les brillantes actions d'un homme pour se focaliser sur ses errances ? Est-ce que seuls les êtres supérieurs sont capables de juger des actes et des éventuels châtiments car la frénésie des foules ne lui dit rien qui vaille ? je me pose encore ces questions sans y trouver de réponse, si ce n'est un certain désabusement de l'auteur.
D'ailleurs est-ce vraiment d'
Horace qu'il parle ou de lui-même, lorsqu'il met son héros aux prises avec les réactions de la foule et sous l'arbitrage royal ? il y a fort à parier que sous un habit romain se cache une petite corneille au noir plumage...
Il me reste encore à glisser deux ou trois mots sur ce qui fait le plus grand intérêt de cette tragédie, à savoir, la forme.
Quelle rythmique sensationnelle ! À quels plus hauts sommets a déjà été hissée la langue française qu'à ceux de la tragédie du XVIIè siècle sous la plume de Racine et
Corneille ?
C'est un bonheur que de lire une telle écriture, une telle cadence magique, un grand moment, qui justifie presque de le lire à voix haute tellement c'est beau, tellement ça sonne bien et tellement cet homme-là maniait grand l'alexandrin.
Pour finir, comme Sabine, comme Camille, faites un choix cornélien, d'
Horace, lire ou ne pas lire, et lui trouver sa place, au risque d'à jamais en porter les stigmates et les traces. En outre, d'un verbe sans pareil, vous n'en pouvez pâtir, mais c'est là mon avis, bien peu, à vrai dire.