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Critique de doyoubnf


Houellebecq.
Le genre d'auteur dont le nom-logo et la figure médiatique risquent d'étouffer à l'avance toute tentative de lecture proche du texte et sans préjugés. Je plaide d'ailleurs coupable, moi qui avais toujours remis à plus tard l'ouverture d'un de ses livres pour ces mêmes mauvaises raisons. Et je suis heureux de voir que la plupart des contributeurs précédents se sont justement attachés à éviter l'écueil du va-et-vient systématique entre l'homme de chair (à média) et l'homme de mots. Pour un nouveau venu comme moi sur Babelio, c'est une preuve de qualité et d'exigence de la part de mes camarades lecteurs, et donc une motivation à participer.

Alors je profiterai, lâchement, du fait que j'arrive un peu après la bataille pour vous épargner une énième répétition de l'intrigue et des thématiques principales, déjà bien résumées précédemment. Je m'étonne simplement, et c'est ce qui me pousse à écrire une nouvelle critique de "La carte et le territoire", que personne n'ait souligné ici ce qui me semble être l'objet principal de ce livre, comme d'une bonne partie de l'oeuvre de Houellebecq (celle que j'ai lue, en tout cas, c'est-à-dire "Extension du domaine de la lutte", "Les particules élémentaires" et donc ce dernier roman) : à savoir la mise en mots du vieillissement individuel et de la coupure radicale entre l'être humain et le monde, qui sont les deux facettes de la même finitude.

On peut penser que ce sont là des thèmes rebattus. Ils le sont. On peut contester à Houellebecq jusqu'à l'originalité de son intrigue principale (je pense à la critique incisive et peu développée de Peyotl du 02/10, ou à certains billets lus sur des blogs extérieurs et comparant le dernier livre de Houellebecq à celui de Coetzee, "Summertime", par exemple ; ne les ayant pas lus moi-même, je vous laisse juges). D'accord. Mais il reste, me semble-t-il, que "La carte et le territoire", en plus d'être un livre bien écrit (ce qui n'est déjà pas si mal par les temps qui courent) présente une description très précise et sensible du sentiment qui envahit, tôt ou tard, chacun d'entre nous lorsqu'il réalise, vraiment, que le temps passe. Inexorablement.

Par peur d'être trop long, je me limiterai à commenter trois éléments essentiels du livre, qui ne sont évidemment pas exhaustifs et que je choisis en toute subjectivité (puisqu'on ne peut pas faire autrement).

Tout d'abord, le rapport qui donne son titre à l'oeuvre entre la « carte » et le « territoire ». Houellebecq parvient à renouveler en partie un topos de la littérature et de la pensée, récurrent et déjà analysé ici : la relation qui existe entre la réalité et la fiction, entre l'objet et sa représentation. Entre l'être et la pensée. Depuis Borges et sa réflexion par l'absurde sur une carte d'échelle 1 :1, si parfaite qu'elle recouvre entièrement et point par point le territoire qu'elle devrait représenter (voir « de la rigueur de la science », dans son "Histoire universelle de l'infamie", très court texte qui possède bien des points de rapprochement possible avec le livre de Houellebecq), je n'avais pas lu, pour ma part, de récit plus captivant sur la question (mais j'ai sans doute trop peu lu). En créant un personnage de littérature qui est un peintre décidant un jour de photographier la France à travers des cartes routières, Houellebecq fait même de Jed Martin une sorte de condensé littéraire de l'artifice et de mise en abyme de la représentation.

Le rapport de Jed avec son père, par ailleurs. Une des trois relations « impossibles » du livre (avec l'amour impossible entre Olga et Jed et l'amitié impossible entre Houellebecq et Jed), et pourtant celle qui se rapproche le plus du contact effectivement établi entre deux êtres, peut-être justement parce que c'est la seule qui, contre vents et marées, « vieillit » avec eux et dure vraiment. A mon sens, un des passages du livre les mieux réussis est celui où le père de Jed consent à venir passer le réveillon chez lui. Outre la discussion, pour la première fois longue et tendue, qu'ont le père et le fils, j'ai été particulièrement ému (oui, ému, parce que Houellebecq quoi qu'on en dise, c'est d'abord une écriture de la tendresse, inaccessible certes, mais toujours là), par le passage où son père lui demande une cigarette :

« J'ai envie de fumer une cigarette…dit-il. Tu en as ?
– Je ne fume pas. » Jed se leva d'un bond. « Mais je peux y aller. Je connais un tabac place d'Italie ouvert tard le soir. Et puis…il consulta sa montre avec incrédulité, il n'est que huit heures.
– Même le soir de Noël, tu crois qu'ils sont ouverts ?
– Je peux essayer. »
Il enfila son manteau. En sortant, il fut giflé par une violente bourrasque ; des flocons de neige tourbillonnaient dans l'atmosphère glaciale, il devait faire dix degrés en dessous de zéro. Place d'Italie, le bar-tabac était en train de fermer. le patron revint en maugréant derrière son comptoir.
« Qu'est-ce que ce sera ?
– Des cigarettes.
– Quelle marque ?
– Je ne sais pas. Des bonnes cigarettes. »
L'autre lui jeta un regard excédé. « Des Dunhill ! Des Dunhill et des Gitanes ! Et un briquet !... » (p. 216-217).

La fin du livre, enfin. Végétale. On retrouve les mêmes thèmes que dans "Extension du domaine de la lutte", où le narrateur termine sa course en forêt (sans que la "fusion sublime" n'ait eu lieu), et "Les particules élémentaires", où un autre narrateur, d'une espèce plus évoluée que la nôtre, nous rend un hommage posthume pour avoir su, finalement, nous autodétruire. Les « représentations des êtres humains », c'est-à-dire les êtres humaines en tant que tels, qui ne sommes pour nous-mêmes que représentations éphémères, « se délitent sous l'effet des intempéries, puis se décomposent et partent en lambeaux [...] le triomphe de la végétation est total » (p. 428).

Voilà ce qui nous attend et voilà ce qu'écrit Houellebecq, en bon auteur d'anticipation (au sens littéraire du mot ; de science fiction, quoi). Et voilà pourquoi ce livre est « sympathique », au sens étymologique du mot, cette fois-ci : il nous permet de souffrir ensemble.


Lien : http://doyoubnf.over-blog.com/
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