André Breton avait affirmé que
Marcel Duchamp était "l'homme le plus intelligent du XXe siècle".
Judith Housez nous montre qu'il fut aussi, certainement, l'homme le plus libre de ce siècle. Et elle le fait avec une sympathie et une admiration communicatives pour son sujet. On ne sait pas grand chose, au fond, de cette figure tellement incontournable de l'art du siècle dernier, et son oeuvre si étrange demeure ignorée. Il faut dire que l'attitude même de Duchamp, son peu de goût pour le débat théorique, son "dédain de la thèse", son détachement ironique et bienveillant, n'ont fait qu'accroître le malentendu que son oeuvre iconoclaste avait naturellement fait naître.
Judith Housez traite en détail de sa formation, des influences impressionnistes, fauves, symbolistes, nabis, puis cubistes, jusqu'à la rupture avec les cubistes de la Section d'Or, et le succès de scandale de l'Armory Show, à New York, en 1913. Vient ensuite le temps des ready-made, qui n'ont en fait été considérés que très tard, dans les années 1960, grâce aux néo-dadaïstes new-yorkais, et à la propre stratégie de Duchamp. C'est aussi le temps du "Grand Verre", son oeuvre somme, volontairement inachevée, hermétique, dont
Judith Housez livre une très intéressante analyse. Puis, en 1923, par peur de se répéter, Duchamp arrête de créer, pour se consacrer à la vente d'oeuvres d'art et, surtout, aux échecs. Vivant des femmes et de ses généreux mécènes, il finit par acquérir la nationalité américaine, et consacre ses dernières années à son oeuvre ultime, posthume et secrète, "Etant donnés", qui pose encore de sérieux problèmes aux historiens de l'art...
Sans renoncer à l'anecdote,
Judith Housez brosse un portrait vivant et passionnant de Duchamp, de sa personnalité et de sa démarche d'interrogation permanente de la validité de l'oeuvre d'art. Tenant l'oeil et la main en piètre estime, il a élaboré une oeuvre mentale, au-delà des catégories esthétiques et des jugements de goût, dont la portée sera capitale.
Bourgeois et anarchiste, paresseux mais méticuleux, individualiste mais doué pour l'amitié, solitaire mais toujours entouré de femmes, Duchamp n'a cessé de cultiver les paradoxes, tout en restant étonnamment sûr de lui et fidèle à lui-même. Cela ne laisse qu'un regret : ne pas avoir connu cet homme si fascinant qui, en bon dadaïste, a fait de sa vie, "sa vie merveilleuse et hermétique" comme l'a dit
Dali, sa plus belle oeuvre.